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Les assassins d’hier et d’aujourd’hui

100 ans après Zimmerwald. Détruire ces frontières qui nous divisent et qui tuent

Jean-Patrick Clech Le lien entre un petit village suisse du nom de Zimmerwald et une plage de la région de Bodrum, où des migrants s’échouent ? C’est l’ennemi commun, qui est le même. C’est lui qui dresse des frontières, tend des barbelés, en appelle à l’identité et à la patrie, pour défendre le « pays », pour mieux nous faire oublier que l’on a davantage de choses en commun avec « l’autre » -avec celui qui est dans ce bateau, ou dans ce camion, de l’autre côté de la ligne de front- qu’avec ceux, bien de chez nous, qui, d’en haut, nous envoient au casse-pipe pendant quarante et quelque annuités quand ils ne nous condamnent au chômage alors que « les autres » sont condamnés à une mort possible sur les routes de la migration vers l’Europe.

Jean-Patrick Clech

4 septembre 2015

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Il y a un peu plus d’un siècle, à l’été 1914, dans tous les pays européens où ils siègent au parlement, les députés sociaux-démocrates votent dans leur écrasante majorité les crédits militaires et l’entrée en guerre. La stupeur est générale. Les délégués de l’Internationale socialiste n’avaient-ils pas voté, lors du Congrès de Bâle, en 1912, qu’ils auraient « fait la guerre à la guerre » et qu’ils auraient déclenché la « grève générale pour empêcher tout conflit ? » Sur les différents fronts, la situation bascule rapidement. Même ceux qui étaient partis la fleur au fusil se rendent compte, au fil du conflit, dans les tranchées, que cette guerre n’est pas la leur, mais celle des marchands de canon et des politiciens qui les y ont envoyés.

Une voix nécessaire

Il y a tout juste un siècle, entre le 5 et le 8 septembre 1915, dans la banlieue de Berne, en Suisse, Zimmerwald est le cadre d’une première conférence des socialistes de plusieurs pays d’Europe qui ne peuvent se résoudre à considérer cette guerre comme juste, quel que soit leur pays d’origine. Les plus radicaux des délégués et des zimmerwaldiens, parmi lesquels Lénine, Rosa Luxemburg ou encore Pierre Monatte, minoritaires, certes, mais confiants dans la révolution à venir, diront avec force « que « l’ennemi est chez nous » et qu’il faut le renverser, lui et son système et ses frontières. Cette voix est ténue, dans un premier temps, mais elle va retentir avec force en 1917, dans les mutineries de soldats, les grandes grèves à l’arrière et, bien entendu, à travers les deux révolutions russes. Tous ces événements sont héritiers de Zimmerwald, lorsqu’une poignée de socialistes, et parmi eux une minorité de révolutionnaires, avaient fait le choix le plus intransigeant de l’opposition à « leur bourgeoisie » et pris le parti de la fraternité du genre humain.

L’Europe forteresse, l’Europe boucherie

Le temps a passé, depuis. Un siècle. Mais les choses ne se sont pas arrangées. On nous avait vendu l’idée d’une Europe de la paix et de la prospérité. Pour ce qui est de la prospérité, les chiffres du chômage et le taux de pauvreté sont là pour témoigner de ce qu’il en est. Pour ce qui est de la paix, les principaux décideurs européens nous ont habitués, ces dernières années, à une intervention militaire extérieure par an, si ce n’est tous les six mois. Et de surcroît, dernièrement, en guise de paix, c’est la paix des cimetières, que ce soit dans la Méditerranée ou sur les autoroutes d’Autriche. Ce sont des dizaines de milliers de migrants, femmes, hommes et enfants, qui laissent leur vie, au cours du calvaire qui les mènent de leur pays, qu’ils fuient en raison des guerres, des violences ou de la misère, et l’Europe.

Ces femmes, ces hommes et ces enfants ont un visage

On voit leur image, tous les jours, à la télévision. Dans la « jungle », à Calais. Dans un train, à Budapest. De l’autre côté des barbelés, en Serbie. Attendant leur tour de passer, sur une dune, en Libye. Mais c’est comme si on ne les voyait pas. Il aura fallu ce cliché insoutenable d’un enfant de trois ans, sur une plage, noyé, après que la barque qui le menait de la Turquie à l’île grecque de Kos, dans l’espace Schengen, distante de seulement dix kilomètres, a chaviré et que la mer l’a vomi sur le rivage. Mort.

Ils sont trop pour qu’on puisse les accueillir ?

Mais c’est une infime minorité qui arrive jusqu’en Europe. La plupart des migrants, venus « du Sud », restent dans les pays du « Sud ». Ceux qui fuient les guerres sont, dans leur immense majorité, des déplacés, chez eux, dans une autres région, que ce soit du Nigéria, de l’Afghanistan, de la Somalie, de l’Irak ou de la Syrie. Quand ce sont des réfugiés, c’est, le plus souvent, parce qu’ils ont fui dans des pays limitrophes. Au Liban, les réfugiés sont un million et demi, soit un tiers de la population de ce petit pays. Et la France n’aurait pas davantage de moyens que d’accueillir quelques milliers de Syriens ? C’est en rechignant et en se disputant que les décideurs européens évoquent le chiffre de 200.000 réfugiés à accueillir dans les prochains mois. Et tous de faire le distinguo, lorsqu’ils promettent de les recevoir, entre les « demandeurs d’asile » qui auraient vocation à rester en Europe et les « réfugiés économiques » qui devraient être reconduits ? Comme s’il existait une frontière absolument étanche entre les guerres générées par l’Occident et la misère qu’il contribue à générer depuis la colonisation.

Pourquoi fuient-ils ?

« Personne, dit la poétesse somalienne Warsan Shire, ne choisit de mettre ses enfants sur un bateau, à moins que ce bateau ne soit plus sûr que la terre-ferme ». Et si la terre, leur pays d’origine, est à feu et à sang, cela est sans doute la faute des seigneurs de la guerre locaux, des dictateurs en tout genre et des milices assoiffées de sang. Mais ceux qui ont armé ces individus, qui ont instillé la haine, voire qui labourent le terrain avec les bombes lâchées par des drones ou par les véhicules blindés des troupes d’occupation occidentales, ont eux aussi un nom : il s’agit de tous ces pays impérialistes qui, de l’Afghanistan à la Centrafrique en passant par la Libye s’immiscent, interviennent, détruisent et provoquent cette « géopolitique du chaos » qui est à l’origine de la crise des migrants.

Notre solidarité

C’est la raison également pourquoi nous devons accueillir ces femmes, ces hommes et ces enfants. Ceux qui s’opposent à la guerre de classe qui nous est livrée en interne -cette guerre qui est le pendant, moins sanglant mais qui relève de la même logique, de tous ces conflits qui sont menés à l’étranger- ne peuvent qu’être solidaires de celles et ceux qui les fuient à l’extérieur. Nos organisations, les organisations du monde du travail et de la jeunesse, ne peuvent rester passive ou s’aplatir sur les positions d’une Merkel ou d’un Valls maintenant qu’ils ont décidé « d’agir ».

Il ne s’agit pas d’un devoir, mais d’une nécessité. Tous ces morts échoués sur les plages européennes, tous ces hommes et ces femmes réduits à l’état de sans-papier, s’ils ont réussi à passer la frontière mais ont été débouté de leur demande d’asile, tous ceux-là pèseront sur la lutte des classes en faveur de « nos patrons ». Mais, en revanche, tous ceux qui réussissent à passer, tous ceux qui imposent qu’on leur accorde des papiers, et bien ils renforcent notre classe.

Il n’y a que la montée de la xénophobie, du chauvinisme et du souverainisme, de droite comme « de gauche », qui a gangrené progressivement tout le champ politique européen, y compris notre propre camp social, qui nous a persuadés que ces arrivées de migrants nous affaibliraient et, qu’au contraire, c’est en renfermant les frontières que l’on serait plus fort.

« Le prolétaire, écrit, en 1905, Victor Griffuelhes, dirigeant de la CGT, est attaché au milieu où il est né, où il a grandi, mais il ne peut l’être que par le souvenir. Dès qu’il a l’âge d’homme, il est le plus souvent contraint de s’éloigner, allant à la recherche d’un travail qui le fera vivre. Il s’éloigne parce que la besogne vient à manquer ou parce que, désireux d’améliorer son sort, il a osé réclamer un meilleur salaire. En retour, il est congédié par son patron qui le signale à ses confrères. Il doit fuir le milieu qui l’a vu naître, courir les villes, quémandant de l’ouvrage. Il s’arrête là où un atelier ou un chantier lui est ouvert. Il s’installe, il travaille, il vit, il se fait un foyer, il élève sa famille. Le lieu où l’ouvrier travaille, là est sa patrie !... A-t-il, dans sa course vagabonde et incertaine, traversé une frontière ? Qu’importe ! Il a quitté un lieu inhospitalier pour aller dans l’inconnu, jusqu’au moment où il a trouvé à vendre son travail ».

« Il faut, écrit-il encore, [soi-disant] défendre le sol de la patrie ! Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais à condition que les défenseurs soient les propriétaires de ce sol. Or c’est le prolétaire qui, comme toujours, est appelé à défendre le sol, malgré qu’il n’en possède aucune parcelle ».

Ni repli ni quota. La seule solidarité, l’ouverture des frontières

L’ouverture des frontières, cela veut dire se mettre en mouvement, avec nos organisations, à tous les échelons, pour organiser la solidarité la plus élémentaire jusqu’à combattre pour que soit accordés des permis de résidences pour tous les migrants, ceux qui arrivent comme ceux qui résident déjà en Europe. Car si l’ennemi est bien « chez nous », ce qui nous différencie de lui n’est pas sa couleur de peau ou la couverture de son passeport, mais le fait qu’il soit propriétaire, patron, chef ou politicien au service de ces derniers.

Que ce soit dans la restauration ou le nettoyage, le gardiennage ou la construction, un bureau ou un atelier, c’est bien le fait de travailler, qui fait notre classe, par-delà nos origines, et qui devrait nous unifier et nous faire crier d’une seule voix que nous ne voulons plus de ces frontières, perméables aux marchandises, aux capitaux et aux flux financiers, mais qui font mourir d’asphyxie ou par noyade des femmes, des hommes et des jeunes qui sont nos sœurs, nos frères et nos enfants.

A Zimmerwald, les délégués de l’aile gauche de la conférence avaient lancé une déclaration de guerre contre les marchands de canons, les bouchers de 14-18. A n’en pas douter, s’ils avaient vécu un siècle après, aujourd’hui, ils auraient décrété la guerre contre ces assassins en costume-cravate, adeptes des Conseils et des Commissions, qui sont les bouchers de ce début de XXI° siècle ? Un siècle après, les révolutionnaires et l’extrême gauche se doivent de renouer avec ce combat.


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