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De l'injonction à se vêtir à celle de se dévêtir

70 ans du bikini. Libération des corps ?

Dom Thomas Dans quelques jours, le 5 juillet exactement, on fêtera le soixante-dixième anniversaire de l'invention du bikini. Jugé indécent à l'époque, il avait alors défrayé la chronique ; il aura fallu une dizaine d'années pour qu'il soit peu à peu adopté par les plagistes. Soixante-dix ans plus tard, le bikini s'est imposé sur les plages. Libération des mœurs ou hypersexualisation des corps des femmes ?

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Une tenue de plage jugée moralement scandaleuse


En matière de mode, le nationalisme français se targue souvent de savoir imposer son style ; la réussite du bikini est en un bon exemple. C’est effectivement à Paris qu’a été présenté pour la première fois, le 5 juillet 1946, ce nouveau type de maillot de bain, résultat de l’inventivité d’un ingénieur français, Louis Réard. Mais il n’a pas reçu à l’époque le succès qu’il connaît aujourd’hui : jugé indécent, immoral, impudique, aucune modèle de mode habituelle n’avait alors accepté de le porter. Pour le présenter au public, son inventeur avait alors fait appel à une danseuse de cabaret et strip-teaseuse.

Il faudra quelques années pour que le bikini s’impose peu à peu. Entre-temps il aura été, en France, banni de certaines plages par les préfectures de la côte Atlantique en 1949, et critiqué en 1951 par Vogue, magazine de mode de luxe. Le très réactionnaire Vatican ne pourra bien sûr pas rester muet face à l’exposition de quelques centimètres carrés de peau féminine supplémentaires, et le condamnera dès 1949. Aux États-Unis où le puritanisme règne, le bikini peinera également à remplacer les deux-pièces de l’époque qui masquaient le nombril, dont la vue était jugée scandaleuse. Autant de raison de réaffirmer aujourd’hui qu’aucune doctrine religieuse ni morale ne doit nous empêcher de nous habiller et de jouir de nos corps comme nous le voulons !

Libérer les corps féminins ou se rincer l’oeil ?


Dès ses débuts, le bikini est liée à la volonté de montrer les corps féminins. Sa toute première apparition a en effet eu lieu lors d’un concours de beauté destiné à élire la plus jolie baigneuse à la piscine Molitor. Pendant les années qu’il lui faudra pour arriver sur le devant de la scène, outre les marques de désapprobation morale, c’est à de nombreuses remarques esthétiques que les commentateurs se livreront : le magazine en ligne Slate, dans un article historique, en fournit un bon nombre. Ainsi, selon Fred Cole, dessinateur de maillots de bain américain en 1950, le bikini serait nécessaire aux femmes françaises pour se mettre en valeur parce que leurs jambes sont plus courtes que celles des femmes américaines ! Pour Vogue en 1951, si le bikini doit être refusé, c’est parce qu’il « n’embellit pas » ; quelques années plus tard, on entendait alors également que le bikini était réservé aux femmes jeunes et au corps parfait. En 1962, c’est dans des termes crus et particulièrement sexualisants qu’un critique cinématographique en rut crut bon de commenter l’apparition d’une actrice en bikini dans James Bond contre Dr No : « l’actrice Ursula Andress remplit un bikini mouillé comme elle ferait gonfler deux spinnakers sous le vent ». Encore aujourd’hui, Norma Kamali, styliste américaine, affirme que le bikini est réservé aux femmes qui n’ont pas de ventre.

C’est alors à un autre type de répression qu’on a affaire : nos corps ne sont jugés dignes d’être montrés que lorsqu’ils sont parfaits. Et pour être parfaits, ils doivent correspondre à l’image que la société nous impose : épilés, ni trop gros ni trop maigres et avec des formes plus ou moins développées selon les cultures, ne se montrant ni trop ni trop peu, ni trop musclés ni trop mous. Au final, c’est l’injonction à nous conformer qui domine ; injonction cruellement rappelée par les commentaires que tout un chacun se croit autorisé, sous forme de verte critique ou d’ « humour » sexiste, à formuler à propos de notre physique. « Ça va, reviens, je rigole... »

Bikini, fringues et oppressions sexistes


Encore de nos jours, l’assignation à se mettre en valeur en permanence fait partie de notre quotidien. Pour cela, les vêtements sont une arme redoutable : ils sont le vecteur permanent d’un injonction à être sexy, à montrer nos corps et à les rendre plaisant pour le regard de l’autre – désirant, le plus souvent masculin. Surtout ne pas « se laisser aller », au risque d’être rappelée à l’ordre : « Tu devrais pas porter ce pantalon large, c’est dommage : pourquoi tu caches ton corps ? Tu l’assumes pas ? Il est beau pourtant ! Ça te plaît pas de me plaire ? »

Dans les images publicitaires, lingerie et bikinis occupent une place de choix pour faire le relais de cette oppression. La marque Calzedonia en est emblématique : pour vendre ses maillots, c’est à une hypersexualisation flagrante qu’elle s’est livrée cette année encore, placardant ses affiches en 4 mètres par 3 partout dans le monde. L’actrice choisie comme égérie pose sur une plage dans des attitudes lascives, bouche entrouverte et corps luisant, la marque invitant les femmes à vouloir lui ressembler, et les hommes à conserver l’habitude déjà bien ancrée de voir des femmes offertes et n’attendant qu’eux pour trouver un sens à leur nuit.

Si les photos ont fait l’objet d’une plainte auprès du Jury de Déontologie Publicitaire fin mai, ce dernier a validé la campagne, jugeant que la position de la modèle était « décente » et « correspondait aux codes habituels de l’univers de la mode ». Qu’ils fassent le test : n’importe quelle femme adoptant la même pose dans la rue se ferait immédiatement agresser verbalement, voire physiquement ! Une bonne preuve de la portée extrêmement restreinte de ce genre d’institution dite de régulation, qui n’a ni la volonté ni les moyens d’intervenir face à la recherche de la maximisation des profits par les entreprises. Dans le cas présent, les ventes des maillots de bains sont en hausse, les Françaises étant en moyenne prêtes à débourser 59€ pour le « maillot de bain parfait ».

Contre toutes les injonctions, affirmer le droit à choisir


Ce qui doit nous révolter, ce n’est bien sûr pas la position lascive en elle-même. Contre la morale qui voudrait contrôler nos corps et nos sexualités, il est évident que nous devons affirmer que nos corps nous appartiennent. Mais de la même manière, si nos corps nous appartiennent, il faut refuser que sous prétexte de vendre, on nous matraque avec cette meuf parfaite, avec cette injonction à être belle et à s’offrir. Ce n’est donc pas une question de morale puritaine, mais de combat anticapitaliste et pour la libération du corps des femmes de toutes les injonctions qui pèsent sur son apparence mais aussi sur sa sexualité.
Si les corps sont beaux, c’est dans leur diversité de formes et d’attitudes. Porter un bikini ? Oui, si j’ai le choix, et non si on m’affirme que « le bikini reste la condition sine qua non d’un été pleinement vécu ». Si ce n’est pas le seul maillot qu’on m’obligera à acheter sous peine d’être jugée rétrograde, puritaine, coincée, refusant « l’emblème d’une société décomplexée et d’un corps en liberté ». Si je me sens à l’aise et non immédiatement sexualisée, exposée aux regards concupiscents, enjointe à « paraître nue en ne montrant rien du tout ». Ces citations, tirés du magazine Elle en 2016, montrent l’urgence de sortir des carcans qu’on vient de passer en revue. La libération des femmes et de leur corps, c’est dans la possibilité de choisir qu’elle se réalise, du burkini au bikini - au-delà des normes corporelles, vestimentaires et sociales et dans la liberté de se vêtir ou se dévêtir comme bon nous semble.


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