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Entre Loi El Khomri et Nuit debout, de quel "travail" parlons-nous ?

Abolir le travail aliéné, ou abolir le travail tout court ?

Dans les manifestations lycéennes et étudiantes contre la loi travail, il n'est pas rare de rencontrer des pancartes qui prônent un refus du travail. Signe d'une jeunesse qui aurait perdu goût au travail, ou pire, nous disent la droite et les patrons, qui voudrait être assistée 24h/24 et seulement se tourner les pouces ? Ou bien parole d'une génération précarisée et humiliée, qui condamne les conditions aliénantes du travail qui existent déjà, et qu'on veut lui rendre pire encore, mais qui, loin de refuser tout court tout « travail », aspire surtout à une autre organisation et une autre destination du travail ? Parole résonnant avec toutes celles et ceux qui, de Nuit Debout en Nuit Debout, se rassemblent et expriment leurs aspirations voire leurs « rêves » d’une autre société ? Boris Lefebvre

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#OnVautMieuxQueÇa a directement mis en évidence la révolte de la jeunesse contre les jobs infâmes qu’elle est déjà obligée d’avoir en plus de ses stages non rémunérés, les emplois jetables qui lui sont promis, non seulement sur le terrain des revendications défensives, mais aussi sur le terrain d’une critique plus large des conditions de travail : on vaut mieux que la loi travail mais surtout, on vaut mieux que ce qu’on subit déjà au quotidien dans les entreprises. En ce sens, l’esprit de la mobilisation contre la loi El Khomri témoigne de la volonté des jeunes de travailler dans des conditions et pour des enjeux qui correspondent à autre chose que la recherche du profit.

Le travail comme appropriation et transformation de la nature, marque de l’espèce humaine


Ce qui a toujours caractérisé, et caractérise encore, toute société proprement humaine, c’est qu’elle ne peut se reproduire, subvenir à l’ensemble de ses besoins, sans transformer, à un moment ou à un autre, son environnement, en s’appropriant les matières naturelles pour les transformer, au minimum, en objets de consommation. Mais l’activité de l’être humain ne se limite pas à extraire de la nature les ressources dont il a besoin pour vivre comme le font les abeilles ou les fourmis, ou même des espèces plus complexes. En tant qu’il peut définir lui-même les finalités pour lesquelles il s’approprie et modifie la nature, l’être humain fournit une multitude d’activités techniques, manuelles, intellectuelles, qui le distingue de tous les autres animaux qui ne disposent pas de cette liberté et se contentent, conformément à des lois sur lesquelles ils n’ont aucune prise, de trouver dans leur environnement ce dont leurs organismes ont besoin. Plus encore, l’espèce humaine non seulement produit ses moyens de consommation, mais en plus, produit les moyens de cette production. Le terme générique de « travail », mais en réalité, au sens large du terme, celui de « culture », désigne cette multitude d’activités spécifiquement humaines par lesquelles les sociétés sont capables de produire, de se reproduire, et ce faisant se transforment sans cesse.

La complexité des sociétés humaines, mêmes les plus anciennes, s’est en ce sens toujours traduite par une certaine division sociale du travail, aucun individu n’étant capable de s’auto-suffire, afin de satisfaire les besoins de tous leurs membres.

Au XXIe siècle, travailler pour seulement survivre est une aberration


Le degré de développement de la science, de la technologie, des instruments de la production matérielle en général, de la communication, etc. atteint par la société capitaliste aujourd’hui, excède totalement les imaginations les plus débridées des siècles antérieurs, au point même de mettre l’humanité en capacité de s’auto-détruire. La certitude qui s’attache à cette réalité, c’est que nous avons aujourd’hui largement les moyens matériels non seulement de nourrir, de loger, de soigner, etc., toute l’humanité, mais bien encore, d’organiser la société de façon à donner à chacun-e- l’espace et le temps nécessaires au déploiement de l’infinie créativité, des aspirations de toutes sortes, que nous portons en nous, mais que nous portons comme des frustrations permanentes. Non pas que l’histoire ne soit finie, que l’on puisse empêcher que toute innovation, toute invention, toute évolution, porte avec elles des questions ou des problèmes spécifiques, l’histoire étant par définition ouverte à ce questionnement permanent. Mais nous sommes néanmoins sortis de l’horizon de la simple survie. La famine, la pénurie, la misère, sont de ce point de vue-là des aberrations d’un autre temps, et ne devraient plus faire partie du quotidien. Pourtant la majorité de l’humanité vit dans des conditions, comparativement, préhistoriques, et même dans les pays « riches », crises, tensions et luttes en permanence ne font que nous rappeler la réalité, grandissante en temps de crise, de cette aberration.

Alors que nous pourrions travailler pour bien vivre, en faisant faire aux machines ce qui est automatisable, en partageant le reste à mesure des capacités de chacun-e, et en libérant un temps maximal propice à ce que toutes les activités où nous dépensons nos forces physiques et intellectuelles nous permettent de développer toutes nos aptitudes, nos compétences et nos talents, l’organisation capitaliste du travail inverse totalement l’ordre des priorités. Le travail en sa définition anthropologique devrait être ce que vise tout être humain pour se réaliser : il n’est rien de plus, depuis longtemps et encore aujourd’hui, qu’un moyen, souvent pénible, de gagner sa croûte.

Travail aliéné et salariat


Ce renversement total des finalités du travail constitue l’un des axes essentiels de la critique que proposait Marx du mode de production et de la société capitalistes, dans lesquels le travailleur est non seulement exploité, mais aussi profondément aliéné, c’est-à-rendu dire étranger à lui-même. Les formes de cette aliénation sont diverses mais elles peuvent être réduites à trois principales.

Tout d’abord, le travailleur subit cette aliénation au travail dès lors qu’il ne maîtrise pas les conditions dans lesquelles sa production doit s’effectuer. Horaires, cadences, rythmes, projets, rien n’est le fruit de sa propre décision. Il ne possède aucune marge de manœuvre pour s’approprier concrètement ses moyens de travail. Il est aliéné par son rôle de simple exécutant d’un processus qui le dépasse.

La seconde source d’aliénation du travail vient de la perte du produit de son travail. Dépossédé de ses conditions de production, il l’est aussi de ce qu’il produit. Le salarié produit pour son patron et pas pour lui-même ou pour la société dans son ensemble.

Enfin, cette dépossession n’est que l’expression du fait que le patron possède privativement les moyens du travail, et s’arroge donc « légalement » son produit. C’est le rapport hiérarchique de tutelle entre le possesseur des moyens de production et celui qui ne possède que ses bras ou son diplôme en poche, qui constitue le clivage aliénant ultime du travail. Volé de ce qu’il produit dans des conditions qu’il n’a pas choisies, le travailleur est en dernière instance soumis à un rapport de force à peine voilé : il doit vendre sa force de travail et se soumettre à qui peut lui donner les moyens de survivre. Le salariat, c’est la forme illusoirement « libre » et « contractuelle » d’un rapport de domination au sein duquel le patron, au final, a la vie des travailleurs entre ses mains.

Nos vies valent plus que leurs profits !


Nous n’avons jamais été aussi conscient de l’impact que la production a sur nos conditions de vie et la planète et de l’interconnexion de tous les secteurs de travail. Mais l’organisation et la répartition du travail restent accaparées par des acteurs privés : les capitalistes, alors que ce sont les millions et milliards de salariés qui se lèvent tôt le matin pour faire tourner la machine, et n’en retirent que les miettes. Tant que la production des valeurs d’usage, c’est-à-dire des biens de consommation nécessaires (qu’ils soient « vitaux » ou pas) à nos vies, sera soumise à la tyrannie de la valeur d’échange, c’est-à-dire à la recherche du profit, le monde du travail ne pourra pas sortir de l’aliénation.

Quoi d’étonnant à ce que les jeunes non seulement n’aient plus envie d’être exploités, mais n’ont de plus en plus aucune envie de travailler à ce prix-là et dans ces conditions-là ? Quoi d’étonnant à ce que même lorsque les gens ont un emploi ou pensent éventuellement en trouver un, le besoin fondamental de pratiquer une activité douée de sens reste plus que largement insatisfait, et qu’au final, surgisse l’idée selon laquelle le plus important ce n’est pas de « revendiquer » un « meilleur code du travail », qui nous maintiendrait dans le système existant, mais d’abolir le travail tout court ?

Passer du rêve à la réalité


Quand résonne dans la foule des lycéens et des étudiants « Nos vies valent plus que leurs profits ! », quand des franges croissantes de travailleurs se demandent de plus en plus vers quoi on les pousse à courir, ou encore quand à l’occasion des Nuits Debout, s’exprime l’aspiration diffuse, parfois confuse, mais sincère, plus ou moins « utopiste » et même parfois un peu romantique, mais profonde, à une autre société, c’est bien la compréhension qui fait son chemin qu’une autre société est possible, que d’autres organisations et divisions du travail, non destructrices des humains et de la nature, sont souhaitables.

Ce désir et cette volonté de se projeter dans une autre société où la production serait organisée par les travailleurs eux-mêmes et pour le bien de la société dans son ensemble, sont une condition nécessaire à une lutte d’ampleur capable d’abolir la société existante. Mais ce ne sont pas une condition suffisante : face à nous, un pouvoir capitaliste se dresse qui va se défendre et défendre ses intérêts jusqu’au bout. Si nous, nous voulons transformer ce « rêve général » en réalité, il va falloir nous organiser et nous doter d’une stratégie d’ensemble, celle de la construction de la grève générale pour commencer, à la hauteur de la tâche pour imposer une autre organisation du travail, conforme à nos potentialités, et sur cette base une autre société. C’est seulement ainsi que la révolte deviendra révolution, et l’utopie réalité. Et c’est possible.


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