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Vie et mort de la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires

Black workers’ power

Seb Scorza Il aura fallu 40 ans pour que Détroit : pas d’accord pour crever (Editions Agone, 2015), de Dan Georgakas et Marvin Surkin, soit traduit en français. L’ouvrage revient sur l’histoire exceptionnelle de l’ascension fulgurante et de la chute précipitée de la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires, fondée en juin 1969. Une histoire riche en enseignements stratégiques sur la manière d’organiser la frange la plus exploitée et la plus opprimée du prolétariat au cœur de l’impérialisme américain.

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Inner City Voice (ICV), la voix des exploité-e-s

Quelques mois après les émeutes de 1967 à Détroit, révoltes parmi les plus violentes et les plus meurtrières qu’aient connues les États-Unis, le mensuel Inner City Voice était lancé, avec pour sous-titres « Journal de la communauté noire de Détroit » et « La voix de la révolution ». A l’origine du journal, une poignée de militants qui voulaient donner une expression à l’état d’esprit de la population noire locale après les « riots ». Ils ne voulaient cependant pas se contenter de faire de la contre-culture, en vogue à l’époque, car celle-ci était en passe de devenir un marché de biens de consommation au lieu d’une alternative politique au capitalisme américain. Ceux qui ont lancé ICV n’étaient pas des nouveaux venus en politique, ni des journalistes under-ground. La plupart d’entre eux avaient participé aux principaux mouvements sociaux de l’époque et – c’est là la différence avec la contre-culture de l’époque – presque tous étaient ouvriers dans l’industrie automobile.

Le journal, qui atteint un tirage de 10.000 exemplaires en 1969, fonctionnait comme une tribune ouverte à tout individu ou groupe politique engagé activement dans la lutte pour la libération des Noirs : « l’élément fédérateur consistant en la volonté farouche de définir une stratégie pour aboutir à la prochaine lutte de libération des noirs, qui à son tour devait préfigurer et déclencher une deuxième révolution américaine » (p. 37).

L’une de leurs références politiques étaient les élaborations de Lénine sur les journaux révolutionnaires et notamment un article intitulé « Par où commencer ? », paru en 1901 et préfigurant le Que faire ? de 1902. Après une vague de grèves importantes en Russie, en 1901, Lénine tire la conclusion pour le mouvement révolutionnaire russe qu’il fallait, pour construire une organisation révolutionnaire à l’échelle de toute la Russie, commencer par créer un « organisateur collectif », c’est-à-dire un journal. « A notre avis, écrivait Lénine, le point de départ de notre activité, le premier pas concret vers la création de l’organisation souhaitée, le fil conducteur enfin qui nous permettrait de faire progresser sans cesse cette organisation en profondeur et en largeur, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie. » C’est dans ce sens que réfléchissaient les révolutionnaires noirs qui sont regroupés autour de ICV après les émeutes de 1967. Pour Lénine, et pour les révolutionnaires de ICV, il ne s’agissait pourtant pas de fonder n’importe quel journal. Celui-ci devait être l’expression politique des exploités, une tribune à partir de laquelle ils puissent parler, c’est-à-dire le cœur d’une organisation permanente qui allait permettre d’aller dans le sens de la fondation d’une organisation révolutionnaire des travailleurs Noirs, la principale minorité raciale de Détroit.

Les Noirs, au plus bas de l’échelle capitaliste américaine

Détroit, dans les années 1960 et 1970, c’était le centre manufacturier de la plus grande puissance industrielle du monde organisée autour de l’industrie automobile. Pour l’extrême-gauche de l’époque, il s’agissait d’une sorte de Pétrograd américain. On y retrouvait 250.000 Noirs travaillant sur les chaînes de production de l’industrie automobile, principalement aux postes les plus bas et les plus difficiles. Par exemple, à l’usine Dodge Main de Chrysler, 99% des chefs d’atelier étaient blancs, de même que 95% des chefs d’équipe, 100% des surveillants, 90% des ouvriers qualifiés et 90% des apprentis en qualification. Les effectifs de Dodge Main reflétaient ceux de la ville dans son ensemble.

C’est l’époque de « négromatisation » (niggermation) et non de l’automatisation des chaînes de production, c’est-à-dire de l’embauche et de la surexploitation de la main-d’œuvre noire. C’est cette « négromatisation » qui a permis à Chrysler et à la puissante industrie automobile américaine de créer cette « immense accumulation de marchandises » dont parle Marx pour parler des sociétés capitalistes. En effet, l’usine de Chrysler Eldon Avenue employait plus de 4.000 personnes au début des années 1970, dont 40% de Noirs. Les conditions étaient particulièrement dures. Selon un rapport de 1973 rédigé par deux médecins, chaque jour 65 ouvriers du secteur automobile mourraient sur leur lieu de travail, soit 16.000 par an. Il y avait donc plus d’ouvriers tués ou blessés chaque année sur leur lieu de travail que de soldats tués ou blessés chaque année pendant la guerre au Vietnam. Mais l’usine de Eldon occupait aussi une place particulière dans le système Chrysler. Produisant des essieux et des boîtes de vitesse, elle pouvait bloquer la totalité de la production de Chrysler.

Poser la question du parti

A la fin des années 1960, l’United Auto Workers, principal syndicat de l’automobile, avait perdu la combativité par laquelle il s’était fait connaître dans les années 1930. Le syndicat ne faisait plus d’efforts pour organiser les ouvriers de la sous-traitance, ni pour syndiquer les Noirs et les femmes dans l’automobile : « Noir ou Blanc, jeune ou vieux, homme ou femme, l’UAW n’offrait pas de solution » (p. 58). Cet état de faits a pour conséquence que le débrayage massif de 4.000 ouvriers, le 2 mai 1968, à l’usine Dodge Main de Chrysler soit le premier en quatorze ans. S’il s’agit d’un mouvement plus ou moins spontané, les révolutionnaires organisés autour de ICV au sein de l’usine étaient à la tête de la grève. Forts de leur succès, ils se dotent d’une organisation au sein de l’usine, le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM).

Lorsque le DRUM a commencé à sortir ses premiers tracts, très vite l’UAW accuse l’organisation de diviser la classe ouvrière selon des critères raciaux. Le DRUM contournait l’UAW, qui refusait de se pencher sur la condition des ouvriers noirs, pour leur permettre de s’élever au rang de sujets politiques. Mais, surtout, le DRUM ne partageait pas la stratégie de la direction de l’UAW : « le DRUM n’avait aucune intention de partager le gâteau avec Chrysler, et faire du profit grâce aux voitures ne l’intéressait pas. Ce qu’il voulait, c’était que les ouvriers prennent tout le gâteau et qu’ils produisent juste de quoi satisfaire leurs besoins sociaux. Et si le DRUM concentrait ses efforts d’organisation sur les ouvriers noirs, il était conscient de la nécessité, à long terme, de coordonner tous les travailleurs » (p. 65).

Après le succès de la grève de mai, le DRUM attira des centaines d’ouvriers noirs dans des manifestations et des meetings. Le DRUM en arriva même à organiser des piquets devant Solidarity House, le siège de l’UAW, pour faire entendre les revendications des travailleurs, pour réformer le syndicat, en dénonçant la politique irresponsable de la direction de l’UAW et les salaires des responsables du syndicat, tout en dénonçant l’embauche discriminatoire à l’usine, la dangerosité du travail, l’accélération des cadences, l’absence de progression dans les catégories, et défendant le contrôle ouvrier sur la production, etc.

Très vite le DRUM a vu que son action ne pouvait pas se limiter à une seule usine et à la seule industrie. C’est ainsi que des RUM (Revolutionary Union Movement) se sont créés partout dans la ville : ELRUM, à l’usine d’Eldon Avenue, FRUM, à l’usine Ford de River Rouge, JARUM, à l’usine d’assemblage de Chrysler à Jefferson Avenue, entre autres. Mais également dans les services, comme UPRUM, dans le secteur poste et télécommunications, HRUM dans le secteur de la santé, ou encore NEWRUM, chez les journalistes. La Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires devait les regrouper à partir de juin 1969.

La fin de la Ligue et des leçons pour l’avenir

Après plusieurs succès rencontrés, deux sensibilités commencent à s’exprimer au sein de la Ligue. La première est « pro-usine », et souhaite privilégier l’action sur les lieux de travail. La seconde, sur la base des succès, cherche à étendre l’audience et l’influence de la Ligue, voire à participer plus activement aux actions. La rupture est consommée entre ces deux orientations en juin 1971, seulement deux ans après la fondation de l’organisation.

On pourrait pointer également d’autres limites, notamment le rapport aux ouvriers blancs et aux femmes. Si l’un des buts de la Ligue devait être d’organiser tous les travailleurs, l’insistance excessive et permanente sur les oppositions entre ouvriers blancs et noirs les plaçait en porte-à-faux. Un ouvrier membre de la Ligue raconte ainsi qu’il distribuait secrètement les tracts rédigés par DRUM à ses collègues blancs, par peur de se faire mal voir de ses camarades. A l’usine Eldon, ELRUM refusait toute participation blanche et même celle des ouvriers non révolutionnaires, une grave erreur lorsqu’il s’agissait de construire un large front contre la répression suite aux débrayages. Alors que la Ligue avait formellement cessé d’exister en juin 1971, des grèves sauvages éclatent à l’été 1973 à l’usine de Jefferson Avenue contre sa fermeture, sauf que cette fois-ci ouvriers noirs et blancs ont été parfaitement capables de coopérer dans un but commun, mettant en avant leur appartenance de classe.

De la même manière, les tracts de la Ligue parlaient souvent des « sœurs » noires à l’usine, mais ils n’ont jamais eu une politique spécifique vis-à-vis des ouvrières. Une infirmière, membre de la Ligue, témoigne qu’au sein de l’organisation, les femmes étaient cantonnées au seul rôle de soutien à l’autorité masculine : « Les places ne manquaient pas pour les femmes dans la Ligue, aussi longtemps qu’elles acceptaient d’obéir et de rester invisibles. L’homophobie, bien sûr, était omniprésente » (p. 332).

La particularité de la Ligue a été d’organiser et de mettre en mouvement massivement les ouvriers noirs de Détroit, à une époque où ils étaient marginalisés par toutes les organisations politiques et les syndicats. L’une des expériences les plus intéressantes d’organisation des Noirs sur une base de classe aux États-Unis, à méditer en ces temps de nouvelles révoltes.

16/06/15

On pourra également se référer à la présentation de l’ouvrage faite par Xavier Guessou, le 30 mai, à la Brèche :


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