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Christiane Taubira : alliée contre les violences policières ou visage aimable du système établi ?

Christiane Taubira, femme politique guyanaise et ancienne ministre de la Justice du gouvernement Hollande, s’est faite remarquer par son intervention en soutien à Assa Traoré et sa famille. Honnie par l’extrême-droite et les réactionnaires de tous bords, son vibrant hommage a suscité tant la colère de nombreux éditorialistes des médias dominants que la vive émotion d’Assa Traoré. A l’heure où le mouvement contre les violences policières s’étend et se consolide, Christiane Taubira est-elle une alliée dans ce combat ?

Elsa Marcel

16 juin 2020

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Crédits photo : captures écran via HuffingPost

En France, on ne meurt pas « d’avoir rencontré la police »

Fidèle à elle-même, le talent oratoire et le phrasé poétique de Christiane Taubira lui ont permis de célébrer un vibrant hommage à la maman d’Assa Traoré la semaine dernière, dont elle espèrait pouvoir recoudre le cœur brisé à l’aide un « bataillon de ver à soie ». Figure très appréciée à gauche, elle est notamment connue pour avoir porté le projet de loi pour le mariage pour tous en 2013. Elle aura ainsi fait les frais d’une multitude d’attaques racistes de la part de la droite et de l’extrême-droite, des invitations à « repartir en Guyane » à la comparaison odieuse à un singe par le journal Minute.

En ce sens, le soutien exprimé peut apparaître comme un apport bienvenu à la bataille acharnée de la famille Traoré contre les violences policières, les crimes racistes et l’institution judiciaire.

Cependant, à y regarder de plus près, les positions de l’ancienne Garde des Sceaux sont beaucoup plus nuancées sur le mouvement actuel. Quelques jours avant son intervention à Quotidien, elle donnait une interview pour le JDD dans lequel elle affirme qu’à la différence des Etats-Unis « chez nous, des personnes meurent d’avoir rencontré des policiers, pas d’avoir rencontré la police ». Elle poursuit en expliquant qu’aux Etats-Unis : « C’est une police d’Etat, avec un chef local qui la plupart du temps est élu. Le fait qu’il existe des villes, dans les ex-Etats confédérés, par exemple, où les policiers sont ouvertement racistes ; l’organisation fédérale du pays ; la marge de manœuvre de l’Etat ; le statut d’élu des procureurs et des shérifs : tout ceci concourt à un racisme institutionnel. » Plus loin, à la question « Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, refuse d’employer le terme de "violences policières. Et vous ? », elle répond qu’ « il y a des policiers violents, racistes, antisémites, xénophobes ».

Elle déploie ainsi un argumentaire qui consister à défendre l’idée qu’en France, contrairement aux Etats-Unis, l’Etat et l’institution judiciaire nous protègent des quelques brebis galeuses déviantes. « Les différences résident dans l’organisation de nos systèmes : république fédérale contre Etat central jacobin. La consanguinité qui existe dans certains corps de police aux Etats-Unis n’a pas lieu chez nous. En France, il y a une institution judiciaire compétente sur l’ensemble du territoire et des enquêtes systématiques sur ces cas. » Plus encore, il n’y aurait pas de « violences policières » ni de racisme systémique mais quelques écarts de conduites liées à des directives mal formulées. Pourtant, aujourd’hui on ne compte plus les groupes Facebook qui regroupent parfois jusqu’à 10 000 policiers où pleuvent les insultes racistes et sexistes en toute impunité.

Difficile également de trouver cette « institution judiciaire compétente » face au cas Traoré. Les expertises mensongères se sont succédées afin de disculper les policiers. Truffées d’incohérences et entachées de sérieux doutes quant à la compétence des experts, elles sont été contredites à de nombreuses reprises par les expertises commandées par la famille. Plus encore, la famille Traoré a subi un véritable acharnement judiciaire et a vu quatre de ses frères inculpés injustement. Bagui paye surement le fait d’avoir été présent lors du contrôle d’identité et le dernier à voir Adama en vie.

Il est ainsi évident que le combat pour obtenir « justice et vérité » pour les victimes de violences policières bouscule et dérange l’institution toute entière. C’est en ce sens qu’Assa expliquait dans une interview pour le Point : « Nous sommes dans un système qui protège la police. Les expertises vont systématiquement innocenter les policiers ou gendarmes. Dans l’affaire Adama, nous en sommes à la cinquième expertise, et nous avons déjà réussi à écarter trois maladies. Si on ne s’était pas battus, mon frère serait officiellement mort de causes cardiaques et d’une infection grave. » Loin de prendre ses distances avec la situation américaine, elle est la première à opérer le rapprochement entre les derniers mots de son frère et ceux de Georges Floyd victime de la police de l’autre côté de l’Atlantique.

Par ailleurs, si l’une des revendications claires de la famille Traoré et du mouvement en cours est d’obtenir la condamnation des policiers, Christiane Taubira ne se prononce jamais en ce sens, consciente de la mise en cause du système judicaire qu’elle implique.

Les violences policières, le propre du gouvernement Macron ?

Dans la même interview, Taubira insiste sur le fait qu’il y a eu « plus de violences sur ce demi-quinquennat que sur d’autres quinquennats », phénomène qu’elle impute au « mur d’incompréhension » entre l’exécutif et la population et à la politique anti-sociale du gouvernement.

C’est oublier les tournants ultra-sécuritaires du gouvernement Hollande qui, face à une popularité en chute libre et à un mouvement social contre la Loi travail s’est illustré par une politique répressive intense. Si elle a fait le choix, à l’image d’autres frondeurs, de quitter le gouvernement à l’occasion du débat sur la déchéance de nationalité et au moment où s’ouvraient les questions de primaires à gauche en vue de 2017, elle est restée muette à l’occasion de l’instauration de l’Etat d’urgence et plus tard, de son entrée dans le droit commun. Extension du pouvoir de police, assignations à résidence et surveillance des données relevaient bien de ce dispositif dont les premières victimes ont été les habitants des quartiers populaires aujourd’hui dans la rue.

Mais c’est aussi oublier tous les cas de violences policières et les acquittements qui s’en sont suivis. Adama Traoré n’est pas mort sous le quinquennat de Macron mais sous celui de Hollande. Si elle venait de quitter le gouvernement au moment des faits, elle était bien Garde des Sceaux lorsque Rémi Fraisse a été tué sur le barrage de Sivens. Elle s’était fendue d’un tweet de soutien à la famille mais elle a forcément été au courant des causes de la mort de Rémi Fraisse qui ont mis des jours à lui être signifiées. C’est d’ailleurs à l’issue d’une offensive extrêmement violente contre la ZAD de Sivens qu’il a perdu la vie à seulement 21 ans. Elle était Garde des Scaux lorsqu’ont été relaxés les deux policiers accusés de « non assistance à personne en danger » à l’origine de la mort de Zyed et Bouna. Relaxe également du policier responsable de la mort d’Amine Bentounsi en 2012 d’une balle dans le dos.

Christiane Taubira ne s’est non seulement jamais prononcée pour la condamnation de ces violences et de l’impunité qui les accompagne mais elle a largement contribué au renforcement des dispositifs pénaux et répressifs au cours du quinquennat. Le budget attribué à la justice et à l’administration pénitentiaire n’a cessé d’augmenter pour dépasser les 8 milliards d’euros pour 2017, un nouveau record pour ce ministère. Avec 815 millions d’euros supplémentaires débloqués en 2016 pour la sécurité, et la création de 5 000 postes supplémentaires dans la police et la gendarmerie, l’institution policière n’avait pas à se plaindre du gouvernement Hollande.

Christiane Taubira, femme rodée à la pratique politicienne du régime

L’écart entre la politique réelle et son intervention de soutien à la famille Traoré semble ainsi sauter aux yeux. Mais elle s’explique aussi par son intégration profonde au régime politique de l’Etat français.

Effectivement, si Christiane Taubira a commencé sa vie politique dans les années 1970 au sein des rangs de l’indépendantisme guyanais, elle est devenue une politicienne professionnelle du système depuis au moins 30 ans. C’est l’arrivée de François Mitterand au pouvoir en 1981 qui marque un tournant pour elle et son engagement indépendantiste. « Incontestablement, l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981 constitue une césure (…) Il existe encore par-ci par-là des manœuvres sournoises ou des passe-droits, mais il est incontestable que depuis 1981, de vrais espaces de liberté ont été ouverts », déclare-t-elle lors d’une interview sur les relations entre la France et la Guyane.

Ainsi, Christiane Taubira est-elle une femme politique totalement intégrée au régime politique. En 1992 elle fonde un parti politique, Walwari, qui n’est rien d’autre qu’une coquille dirigée par elle, son mari (Roland Delannon) et d’autres membres de sa famille. Elle réussit à se faire élire députée de la Guyane en 1993 et rentre à l’Assemblée Nationale où elle intègre un groupe parlementaire dénommé « République et liberté » qui rassemble des députés de droite comme de gauche dont Bernard Tapie, qui restera un allié pendant longtemps pour elle. Ensuite, l’un de ses premiers actes politiques en tant que députée a été de voter la confiance au gouvernement de droite d’Edouard Balladur et le budget présenté par Jacques Chirac.

Si elle est ainsi habituée des oscillations et retournements de veste, elle incarne aujourd’hui une aile plus à gauche du régime, mais dont l’objectif n’est pas la remise en question à un système fondé sur le maintien de l’ordre social par la police. C’est en ce sens que le refus de la part du comité Adama de rencontrer la Ministre Belloubet qui n’a rien à offrir que des paroles est un caillou dans la chaussure du gouvernement qui craint l’extension de la révolte de la « génération Adama ». C’est également la raison pour laquelle le Comité Adama a dénoncé l’initiative de SOS Racisme qui organisait un rassemblement « en hommage à George Floyd », sans que mention soit faite des violences policières en France et donc sans les familles de victimes. Rien de très surprenant de la part d’une organisation fondée par Julien Dray, ancien Ministre du gouvernement Hollande aux côtés de Christiane Taubira, et dont le rôle historique a été de canaliser la colère des luttes anti-racistes pour les dévier sur un terrain électoral et institutionnel.

La crainte face la naissance d’une "génération Adama"

Alors que des dizaines de milliers de jeunes se mobilisent en France contre les violences policières et le racisme d’Etat, le gouvernement craint la naissance d’une « génération Adama », d’une jeunesse marquée par les violences policières et la perspective d’un avenir incertain. Déterminée à se battre contre les violences policières, celle-ci pourrait en venir vite à questionner l’ensemble de la société comme le montrent les mots de Abdel, un ami de Sabri Chouhbi, décédé à moto à Argenteuil après avoir croisé la BAC pendant le confinement, au rassemblement de samedi dernier : « Ce qu’il faut c’est une révolution pour qu’il n’y ait plus d’inégalités sociales et raciales. La vie d’un banlieusard noir ou arabe n’est pas faite pour se terminer au cimetière ou en prison. Ce n’est pas au bras armé de l’Etat de choisir qui doit vivre ou mourir ». C’est dans ce contexte que des figures « aimables » du régime politique telles que Taubira tentent de calmer la colère, en agitant éventuellement de lointaines promesses de justice ou de réforme de la police.

Seulement, la colère qui se répand prend place dans un contexte plus large, après deux mois de confinement qui ont bouleversé les quotidiens et dont les conséquences économiques se font déjà sentir dans des franges entières de la jeunesse confrontées à l’aggravation des inégalités face aux examens, ou à la perte des emplois précaires. Face à cette situation, des travailleurs se soulèvent déjà, pour exiger des revalorisations salariales, comme dans la santé ou la grande distribution, ou pour défendre ses droits et ses emplois, comme dans l’industrie automobile ou aéronautique.

De la même façon, face à l’appareil judiciaire et policier, celui qu’Assa Traoré appelle très justement « machine oppressive », seul le terrain d’une mobilisation massive peut permettre de remettre en cause l’oppression quotidienne vécue par les habitants de quartiers populaires. Et parce que cette oppression est profondément liée aux inégalités sociales, à la précarité et au chômage endémique dans les quartiers populaires, cette lutte à tout à gagner à se mener aux côtés de tous ceux qui luttent sur les lieux de travail, pour refuser de payer la crise. A l’image du Comité Adama qui rejoignait les manifestations des Gilets Jaunes, et qui était présent hier à la manifestation des soignants à Paris, c’est en tissant des liens avec le reste des exploités qu’il est possible de remettre en cause les racines d’un régime intrinsèquement lié à l’oppression raciale. Au-delà des mots, plus ou moins bien choisis, les figures plus ou moins aimables du régime en place n’ont de leur côté pas autre chose à offrir que le maintien de ce système.


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