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Classe, nation, race : à partir d’un ouvrage de Kevin B. Anderson

« L’ouvrier blanc ne saurait s’émanciper là où l’ouvrier noir est stigmatisé » Karl Marx, Le Capital, 1867 {} L’entrelacement des questions de classe, de nation et de race, mais aussi de genre, est au cœur des débats théoriques et militants dans la gauche radicale aujourd’hui. Faire retour sur la façon dont Marx lui-même l’avait abordé sera utile, pour rappeler à la fois que ce débat ne date pas d’aujourd’hui, même s’il s’est profondément renouvelé, et que contrairement à nombre d’idées reçues il peut nous apporter un certain nombre d’éléments sur ce plan aussi.

Emmanuel Barot

9 juillet 2015

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L’une des objections classiques faite à Marx et au marxisme consiste à stigmatiser de concert un « euro-centrisme »congénital, un économicisme et un ouvriérisme rigides, et une vision déterministe et unilinéaire, essentiellement évolutionniste, d’un processus historique qui serait censé passer partout sur la planète par les mêmes stades de développement, induisant par là un unique schéma en matière de transition révolutionnaire. Certes, le jeune Marx, certains développements du Manifeste de 1848 ou divers articles du début des années 1850, dans un contexte où c’est essentiellement le développement du mode de production capitaliste et du prolétariat en Europe qui retient son attention (surtout en France, en Allemagne et dans cette Angleterre qui sert de toile de fond et d’exemple emblématique à tout le Capital), contiennent des thèses exaltant le rôle révolutionnaire du capitalisme dans la civilisation des nations « barbares ». Marx aurait singulièrement minimisé et méprisé l’importance de formes non-occidentales ou non-capitalistes d’organisation sociale, et in fine, de batailles non « ouvrières », liées à des revendications nationales, raciales ou encore religieuses. Il devrait pour ces raisons être considéré comme parfaitement obsolète, et pour tout dire, rétrograde, quoiqu’il ait écrit par la suite.

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« Marx aux antipodes » : le marxisme n’est pas un « eurocentrisme »

Le grand mérite de l’ouvrage de Kevin Anderson de 2010, récemment traduit en français, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales (Paris, Syllepse, 2015), qui revisite l’ensemble des textes publiés par Marx sur les sociétés non-occidentales, mais aussi ses écrits tardifs encore en partie inédits aujourd’hui (sur la Rome antique, la Russie et l’Inde), est qu’il permet de détruire la partialité de ces lectures à charge et des préjugés associés. Il montre que Marx, au fur et à mesure, dépasse ces premières limites, se confronte en profondeur et nullement de façon anecdotique, s’appuyant notamment sur l’anthropologie naissante, aux formes prises par l’entrelacement des questions de classe, de nation et de race, et aux questions stratégiques et tactiques soulevées dans des situations nationales distinctes chaque fois différentes. Anderson revient notamment sur les textes de Marx concernant la guerre civile américaine de 1861 à 1865 l’Irlande colonisée par les britanniques, et plus largement, sur les sociétés non, pré,ou semi-capitalistes, en particulier celles caractérisées par ce qu’il a appelé, dans ses Grundrisse de 1857-1858, le « despotisme oriental », au premier rang desquelles, la Chine, mais aussi la Russie, ou, donc, encore l’Inde.

La lutte contre l’esclavage américain est pour Marx d’une importance cruciale : comme combat démocratique et égalitariste se justifiant lui-même, mais tout autant en relation étroite aux luttes de classes du pays et à l’échelle internationale. Le capitalisme n’a nullement été un facteur abolitionniste, mais a au contraire enrôlé l’esclavage, qui existait avant lui (avant tout ordonné à la production de biens matériels destinés aux classes supérieures et aux populations blanches), dans la production de plus-value qui le caractérise en propre. Le combat démocratique et antiraciste est ainsi organiquement noué au combat conjoint contre l’esclavage et le salariat ? : c’est seulement en s’alliant que les travailleurs, noirs ou blancs, pourront s’émanciper. Mais, outre les effets dévastateurs, qu’il met en évidence, du racisme dans les rangs de la classe ouvrière américaine, l’abolition de l’esclavage constitue pour lui un préalable, raison pour laquelle Marx soutient Lincoln et les abolitionnistes contre la confédération des Etats esclavagistes du sud. Soutien, naturellement, critique : il épingle sans la moindre ambiguïté le fait que Lincoln ne prolonge pas la lutte contre l’esclavage par la lutte révolutionnaire.

De même Marx explique (après avoir changé d’avis, mais en dénonçant simultanément tout nationalisme étroit) que la condition préalable pour dépasser à la fois la rancœur des ouvriers irlandais à l’encontre du mouvement ouvrier anglais (perçu comme contribuant à l’oppression coloniale) et la stigmatisation par les travailleurs anglais des ouvriers irlandais sous-payés comme facteurs de dévalorisation de leurs propres salaires (notre « plombier polonais » à nous n’est qu’une énième version de cet argument), est que l’Irlande conquière son indépendance : une révolution nationale irlandaise pourrait servir de levier pour abattre le capitalisme anglais. De même Marx avait défendu de longue date, contre le silence des démocrates français, l’indépendance de la Pologne. Concernant l’Inde il dénoncera chaque fois un peu plus à partir de 1853 le colonialisme britannique, crachant sur la torture institutionnalisée par l’administration et l’armée de sa majesté qui y sévit, estimant là aussi qu’une lutte nationale adossée aux structures communautaires des villages indiens, peut éventuellement revêtir une dimension révolutionnaire. Vision également présente dans sa thèse selon laquelle les communes rurales russes pourraient servir de point de départ à une dynamique vers le communisme dans toute l’Europe.

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Le capitalisme sait reconfigurer pour son propre compte ce qui existait avant lui

La xénophobie, peur-haine de l’étranger-ennemi, a pu exister depuis que des communautés dites « primitives » ont dû construire des rapports d’échange et rencontrer d’autres formes de vie et de coutumes que les leurs. Le racisme comme tel en est une spécification tardive, qui s’est constituée, dans la foulée des premiers empires coloniaux de la fin du moyen-âge, comme structure doctrinale, idéologique et politique, et comme véritable système social aux XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Il se trouve alors légitimé scientifiquement par un nouveau concept de « race » qui deviendra, notamment, le blason de l’universalisme (impérial, puis républicain) dont le colonialisme français n’arrêtera plus dès lors de se servir, et dont l’impérialisme actuel est naturellement l’héritier.

Or comme Marx l’a conceptualisé y compris au plan proprement économique, ce sur quoi Anderson revient longuement (réactualisant de façon passionnante les débats des années 60 et 70 sur l’anthropologie marxiste), il ne faut pas confondre les points de départ ou présupposés historiques qui, antérieurs au capitalisme, ont pu contribuer à son émergence ou tout simplement, d’abord, coexister avec lui, avec la façon dont celui-ci a, au fur et à mesure de son expansion pandémique, reconfiguré ces points de départs ou facteurs indépendants. Abolissant leur autonomie antérieure, le propre du capitalisme développé est de les relocaliser par rapport à ses propres présupposés logiques,c’est-à-dire ses lois fondamentales propres, en l’espèce la loi de la valeur et de l’accumulation du capital. Quoique ce ne soit pas le propos présentement (Anderson n’abordant pas, du reste, la question féministe), on peut ajouter ici que la domination patriarcale, même dans les sociétés qui connaissaient la propriété commune des moyens de production et en ce sens un « communisme primitif », remonte de façon statistiquement dominante à l’âge de pierre. Mais là encore le capital a parfaitement su l’enrôler dans sa logique propre.

Au plan conceptuel, l’important, cependant, est que Marx a lui-même précisé à la fin de sa vie que le schéma de développement historique conceptualisé dans le Capital valait pour les sociétés capitalistes occidentales et ne pouvait être extrapolé au reste du monde. S’appuyant sur cela, Anderson insiste sur le caractère pluriel de la dialectique marxiste des transitions au capitalisme (ou des possibilités de transition révolutionnaire au sein du capitalisme), dialectique par rapport à laquelle il met en avant sa dette à l’égard de la formulation hégéliano-marxiste que R. Dunayevskaya en avait proposé. Cette dernière, secrétaire de Trotsky en 1937, co-animatrice après-guerre de la tendance Johnson-Forest au sein du Workers Party, a défendu la thèse de l’URSS comme capitalisme d’Etat (sur des lignes proches de Socialisme ou Barbarie) puis développé un « humanisme marxiste » en rupture avec le déterminisme économiciste et les visions linéaires du progrès historique qui, selon elle, affectaient à l’époque la quasi-totalité du mouvement ouvrier et du marxisme organisé, trotskyste y compris. Héritage que l’on retrouve effectivement chez Anderson lorsqu’il met en avant un Marx promoteur d’une « dialectique sociale multiculturelle et multilinéaire », et affirme que la théorie de la révolution de ce dernier « se concentre de plus en plus, au fil du temps sur l’articulation entre classe et ethnicité, race et nationalisme ».

Le livre d’Anderson est incontournable au plan scientifique, mais, comme il le rappelle dans une autre contribution récente (« Capital et class, mais pas seulement », dans l’ouvrage collectif publié début 2015 Marx politique ce sont également ses implications politiques contemporaines qui importent. La politisation qu’il en propose dans le texte, cependant, reste extrêmement « algébrique », c’est-à-dire ne précise aucunement comment les décliner en termes de programmes, de priorités éventuelles, de modalités organisationnelles aujourd’hui.

« Clairement, écrit Anderson, Marx n’est pas un philosophe de la différence au sens postmoderne du terme, car la critique d’une seule entité primordiale, le capital, se trouve au centre de toute sa démarche intellectuelle. Mais centrale ne veut pas dire univoque ou exclusive » (Conclusion, p. 368). Accord total. Mais lorsque Anderson évoque, sans plus, les mouvements indigènes du Chiapas et de Bolivie, avec leurs formes communautaires spécifiques, comme « des mouvements anticapitalistes remarquables », on voit bien, d’un point de vue militant, que des médiations et des clarifications stratégiques et une « arithmétique » poussée au plan tactique, sont encore tout à fait indispensables.

Et pour cela le retour aux écrits de la génération de marxistes qui s’est le plus directement confrontée aux questions de stratégie dans des conditions complexes et multiformes semble incontournable. En particulier, et contrairement aux leçons les plus répandues tirées aujourd’hui de ce type de travaux, la défense de la dialectique et de la centralité ouvrière telle que Trotsky, justement, les a élaborées, sont parfaitement cohérentes avec eux.

Développement inégal et combiné, révolution permanente, hégémonie ouvrière

(i) La loi du « développement inégal et combiné » formulée par Trotsky abonde dans le sens de cette lecture de Marx. Toutes les formations nationales sont structurées différemment, produits d’une histoire chaque fois singulière dont l’avenir ne saurait être enfermé dans le moindre schéma a priori. Trotsky exclut ainsi, pour une « contrée arriérée » donnée, « la possibilité d’une répétition des formes de développement de diverses nations », soulignant au contraire la « possibilité » pour celle-ci de « s’assimiler du tout-fait avant les délais fixés, en sautant une série d’étapes intermédiaires » même si, bien sûr « La possibilité de sauter par-dessus les degrés intermédiaires n’est pas, on l’entend bien, tout à fait absolue », puisqu’elle est « limitée par les capacités économiques et culturelles du pays ». D’où cette définition : « De cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes. A défaut de cette loi, prise, bien entendu, dans tout son contenu matériel, il est impossible de comprendre l’histoire de la Russie, comme, en général, de tous les pays appelés à la civilisation en deuxième, troisième ou dixième ligne. » (Histoire de la révolution russe).{{}}

(ii) Cette loi est fondamentale pour poser le problème proprement stratégique. Par définition, les contradictions fondamentales de chaque contrée sont façonnées différemment, et peuvent être ralenties ou accélérées, en tous cas plus ou moins durablement surdéterminées, par exemple, par la question nationale (colonies), religieuse (par exemple en Irlande, ou encore en Palestine), ou raciale, comme les Etats-Unis continuent d’en témoigner à l’envi. De ce fait, le point de départ de luttes populaires, quoique sur un fond général de misère et d’exploitation de classe, peut être une revendication nationale, raciale, ou plus largement démocratique comme le printemps arabe l’a mis en lumière. La théorie-programme de la révolution permanente de Trotsky ne dit au fond rien d’autre que la chose suivante : pour qu’une révolution démocratique puisse pleinement aboutir, pour que la lutte pour l’auto-détermination d’un peuple ne se limite pas à l’obtention d’une indépendance purement formelle (semi-coloniale),il faut que le centre névralgique autour duquel s’organise la domination sociale, avec son cortège d’inégalités et d’oppressions, soit lui-même combattu et abattu définitivement, soit que le combat national et/ou démocratique « transcroisse » en combat de classe et socialiste. Le centre névralgique du capitalisme c’est le capital lui-même, c’est-à-dire la propriété privée. Et la seule classe qui est constitutivement capable d’affronter cette dernière, et donc de mener pleinement à leur terme les combats élémentaires pour les droits individuels et collectifs à une existence digne (qui peuvent être partagés par toutes sortes de fractions de classes), c’est la classe ouvrière.

(iii) Pour que les luttes contre les oppressions divisant le prolétariat renforcent sa cohésion, il faut qu’elles soient organiquement reliées au combat contre l’exploitation declasse qui reste le dénominateur le plus commun à la plupart de ceux qui subissent ces diverses oppressions « spécifiques ». Développer une conscience antiraciste ne contribuera à la reconstruction de la conscience de classe qu’à la condition que ce point de vue de classe n’irrigue d’emblée et systématiquement les cadres et axes de politisation de ces luttes. Réciproquement, il est évident que chercher à reconstruire la conscience de classe en faisant abstraction de ces oppressions mène droit dans le mur. A l’opposé d’une vision agrégative de l’articulation de ces deux réquisits, c’est au contraire une politique d’hégémonie de la classe ouvrière, s’opposant à toute vision mécanique du processus, à tout schématisme dans les voies tactiques que cela peut prendre selon les contextes et la physionomie des conflits en question, qui peut en traduire politiquement la dialectique. Ce qui requiert une double thèse.

D’abord celle selon laquelle toute lutte ouvrière peut et doit être une lutte populaire prenant à sa charge l’ensemble des revendications « spécifiques » qu’elle ne manque pas de rencontrer, du reste,systématiquement : la moindre lutte sur les salaires, par exemple, met en lumière les inégalités de traitement entre un homme et une femme exerçant le même emploi, ou encore la surexploitation des précaires dont la proportion de travailleurs immigrés ou issus de l’immigration croît directement à proportion du degré de précarité. Ensuite, l’idée converse selon laquelle la condition pour qu’une revendication démocratique spécifique trouve à se satisfaire pleinement, suppose la mobilisation des travailleurs exploités et des organisations ouvrières, du moins d’une fraction suffisamment nombreuse d’entre eux. Des luttes vitales sont menées ici et là par les surexploité-e-s et suropprimé-e-s dont les peuples sont colonisés, les genres assujettis, les couleurs diabolisées, et les cultures méprisées et détruites, et ces luttes doivent au centre des préoccupations militantes. Mais le véritable défi stratégique reste de ne pas confondre le lieu, les formes et les questions précises d’où peuvent surgir des luttes, avec le moyen qui, à terme, permettra seul de les rendre victorieuses sans ombre au tableau. C’est l’arme des revendications transitoires qui, dans les deux cas, peut construire les médiations nécessaires.

Il n’y aura assurément aucun automatisme dans tout cela, et il serait évidemment absurde de dire qu’on ne peut rien gagner sur le terrain du droit bourgeois en matière de droits démocratiques : Marx l’avait déjà clairement exposé dans La question juive en 1843. Mais celui-ci s’était alors empressé de préciser que ces victoires partielles ne prenaient tout leur sens qu’en vue de l’émancipation sociale véritable pour laquelle elles devaient servir de leviers, émancipation radicale incompatible avec la conciliation de classe et la persistance de l’exploitation, que celle-ci se pare des atours de l’égalité des droits, ou tout simplement puisse coexister avec elle.

Tout militant marxiste devrait lire Anderson ; mais en lisant le Marx que celui-ci présente en sens inverse du lieu commun qui s’est par ailleurs généralisé de longue date – et qui avait déjà percé dans la « New Left » américaine des années 60, confrontée aux mêmes problèmes – selon laquelle les « mouvements sociaux », pourtant bien hétéroclites dans leurs origines, leurs questions et leurs objectifs, seraient au fond aujourd’hui les seuls véritables leviers d’une politique révolutionnaire, face à un « mouvement ouvrier » et une « classe ouvrière » par trop en crise pour pouvoir susciter le moindre espoir dans l’immédiat, voire à jamais. L’abdication historique qu’incarne ce lieu commun, avec le cortège d’illusions et de raccourcis qu’il engendre, reste pourtant l’un des obstacles les plus sérieux à une telle politique.


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Emmanuel Barot

@BarotEmmanuel
Enseignant-chercheur en philosophie

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