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Contribution de chercheur-e-s du Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail (LEST, CNRS)

Des sociologues contre la loi El Khomri : Inefficace pour l’emploi et précarisation généralisée du travail et des travailleurs

Alors même que la mobilisation contre la loi El Khomri entame désormais sa quatrième semaine de mobilisation, notamment de la jeunesse, mais aussi d'une frange large des salariés, des sociologues chercheur-e-s du Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail (LEST, CNRS) contribuent au débat sur le projet de loi « Travail », pour dénoncer cette gigantesque « délocalisation sur place » des conditions de travail et d’emploi. Nous publions ci dessous cette contribution.

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L’adoption du projet de loi « Travail » prolongerait deux évolutions négatives du droit du travail et du marché du travail, engagées depuis trente ans : la précarisation, qui ne contribue ni à créer des emplois ni à réduire les inégalités dans l’accès à l’emploi stable et qualifié ; la pression à la baisse sur la rémunération des travailleurs plus stables, qui ne dynamise ni l’activité ni l’emploi. Cette loi acterait par ailleurs un pas supplémentaire dans l’inversion de la hiérarchie des normes fragilisant l’ensemble des salariés. Loin d’offrir une plus grande protection aux salariés déjà les plus précaires dans leur emploi et dans leur travail, pour une partie desquels le droit du travail ne s’applique même pas, ce projet de loi risque en revanche d’affaiblir les protections légitimes des salariés qui en disposent encore.

Une vision fictive du marché du travail

Ce projet de loi affiche pour objectif d’assouplir les contraintes juridiques qui s’imposent aux entreprises en vue d’améliorer leur compétitivité, de faciliter la création d’emplois et de réduire la dualisation du salariat, entre salariés en emploi stable et salariés en emploi précaire. L’apologie incessante de la nécessaire « flexibilisation » du marché du travail repose pourtant sur une vision de ses modalités de fonctionnement totalement déconnectée des réalités. De fait, aucune étude ne permet d’attester un lien entre code du travail et niveau de chômage. En revanche, toutes nos enquêtes conduisent à démonter le mythe de la « rigidité » du marché du travail français et de la surprotection de ses salariés. Et elles nous permettent de pointer les effets potentiellement délétères qu’un assouplissement supplémentaire des règles de fonctionnement du marché du travail produirait sur les situations d’emploi et la santé des salariés.

Un marché du travail déjà très (trop) flexible

Au terme de trente années de soutien à la compétitivité des entreprises au nom de la lutte contre le chômage, le CDI reste certes la forme d’emploi dominante, puisqu’il concerne 86% des salariés hors fonction publique. Le CDI n’est pas pour autant synonyme de stabilité dans l’emploi. Pour preuve, un tiers (36%) des CDI sont rompus au cours de la première année et un quart des salariés en CDI craignent de perdre leur emploi dans l’année à venir. Il faut dire que le code du travail ouvre beaucoup de possibilités aux employeurs pour mettre fin aux contrats de leurs salariés, du moment que cette rupture est justifiée par des motifs personnels ou d’ordre économique. En outre, seuls un tiers des licenciements « économiques » s’accompagnent d’un Plan Social pour l’Emploi (PSE), incluant le versement d’indemnités compensatoires et des procédures de reclassement des salariés (à l’efficacité elle-même très limitée). De fait, la procédure du PSE ne concerne que les entreprises de plus de 50 salariés. Et, dans ces dernières, les directions privilégient souvent des ajustements d’effectifs incluant moins de dix salariés, afin d’éviter à avoir à mettre en œuvre un PSE. Même en cas de PSE, la protection dont bénéficient les salariés en CDI est toute relative : les élus du comité d’entreprise n’ont qu’un pouvoir consultatif et le contrôle de l’administration du travail, rétabli en 2013, ne porte jamais sur sa justification économique. Dans les faits, l’administration se contente de vérifier que l’employeur a respecté ses obligations de consultation/négociation, et veille surtout à ce que le « volet social » d’accompagnement des licenciements soit en adéquation avec les ressources financières de l’entreprise. Bref, nul n’empêche en France un employeur de licencier, a fortiori lorsque l’entreprise rencontre des difficultés économiques objectives. Quant aux prud’hommes, (instance composée à parité de représentants syndicaux et patronaux), le nombre de saisines reste stable (autour de 200.000). Et s’ils sont plus souvent sollicités par les salariés, essentiellement pour contester leur motif de licenciement, rien n’indique – contrairement à une légende qu’entretiennent les représentants patronaux – que les conseillers prud’homaux soient plus indulgents avec les salariés qu’avec les chefs d’entreprise : ¾ des plaintes patronales comme des plaintes syndicales obtiennent une décision favorable de la part de cette instance. En définitive, l’acharnement du gouvernement à vouloir réviser les modalités de licenciement ne se justifie que par la volonté de « sécuriser » les entreprises quant aux risques juridique et financier qu’elles encourent en cas de contestation de leur licenciement par les salariés. Avec le risque alors évident que les directions soient ainsi d’autant moins hésitantes à procéder à des licenciements qu’elles auront pu les « budgéter ».

La stratégie du gouvernement est d’autant plus incompréhensible que les directions ont déjà à leur disposition des procédures alternatives au licenciement pour ajuster la taille de leurs effectifs. Le dispositif des « ruptures conventionnelles » connaît un succès considérable (350.000 en 2015) qui a entrainé une baisse des licenciements pour motifs économique. Et, bien sûr, pour renforcer la flexibilité de leurs effectifs, les entreprises usent du recours aux CDD et à l’intérim, souvent utilisés abusivement comme outils d’allongement des périodes d’essai. Après trente années de politiques de flexibilisation du marché du travail que le gouvernement souhaite poursuivre, force est de constater qu’elles ont pourtant manifestement échoué à résorber le chômage. Elles n’ont eu que pour effet de plonger des fractions entières du salariat dans des situations d’insécurité objective et subjective face au risque de perdre leur emploi.

On ne renforce pas l’égalité entre salariés en renforçant la précarité de l’emploi

L’argument selon lequel donner encore plus de facilités aux employeurs pour mettre un terme aux CDI favoriserait la stabilisation des travailleurs plus précaires ne repose également sur aucun élément d’analyse empirique. Au contraire, tout laisse à penser que de telles mesures auraient d’abord pour effet de déstabiliser davantage ceux qui bénéficient de protections. De fait, le développement des situations de précarité dans l’emploi a déjà pour effet mesurable de limiter l’exercice des droits des salariés. Il est aussi établi que les salariés qui craignent de perdre leur emploi, surtout lorsqu’ils sont en CDI, hésitent davantage à faire valoir leurs droits (Dares Analyses, n° 092, 2015). Ils ont par exemple plus tendance à venir travailler même quand ils sont malades, à accepter les dépassements horaires sans compensation, ou encore à ne pas respecter les consignes de sécurité. Le développement du sentiment d’insécurité dans l’emploi contribue ainsi directement à la dégradation des conditions de travail des salariés et à les exposer davantage à des risques pour leur santé. Et ce, alors que la loi porterait un nouveau coup à la médecine du travail.

Par ailleurs, la segmentation de l’emploi, entre CDD et CDI résulte de causes bien plus profondes que l’inégalité des garanties juridiques qu’offrent ces divers contrats de travail. Elle tient d’abord au type de compétences individuelles et collectives dont les entreprises ont besoin et à leur disponibilité sur le marché du travail. Ce n’est pas parce qu’on « flexibilisera » le CDI que les secteurs d’activité à main d’œuvre qualifiée qui privilégient ce statut d’emploi, comme les banques ou les firmes de haute technologie, ouvriront leurs portes aux salarié-e-s peu ou pas qualifiés, jeunes ou moins jeunes, aujourd’hui ballotés entre chômage et emploi instable – CDD, intérim, mais aussi CDI à temps partiel, comme dans le commerce ou la restauration rapide.

Flexibiliser le temps du travail : un frein à l’emploi, un risque pour la santé des salariés

Rien ne vient non plus étayer l’idée selon laquelle faciliter davantage l’ajustement de la durée du travail au niveau d’activité des entreprises permettrait de développer l’emploi. Il y a au contraire fort à parier qu’une telle disposition permette d’abord d’améliorer la productivité des salariés et aux employeurs de se passer de recourir… à des contrats temporaires quand ils doivent faire face à des pics d’activité. On sait par contre qu’encourager la modulation des horaires de travail dégraderait un peu plus les conditions de vie et de travail des salariés, accroîtrait les risques d’accident ou de burn out, et désynchroniserait davantage les temps de la vie familiale et sociale.

Privilégier la négociation d’entreprise altère le pouvoir de négociation des salariés

Les possibilités nouvelles données aux directions pour négocier les modalités d’organisation du temps de travail de leurs salariés sont enfin légitimées par le fait que ces dérogations à la loi seront subordonnées à la signature d’accords majoritaires avec les organisations syndicales. Une fois de plus, la volonté affichée est de privilégier l’accord collectif d’entreprise aux dépens des autres sources du droit (loi, convention collective de branche), au motif qu’elle permettrait de produire des règles plus légitimes et plus efficaces. Mais c’est là encore une vision totalement décalée d’avec ce qu’on connaît des pratiques réelles du « dialogue social » en France. Dans les grandes entreprises, la négociation est totalement déconnectée des lieux où se prennent concrètement les décisions économiques, et les représentants syndicaux se retrouvent souvent soumis à un chantage à l’emploi. Leurs marges de manœuvre sont donc très étroites, et la négociation ne devient de ce fait qu’un moyen de revoir à la baisse les droits des salariés. Dans les établissements de petite taille, dépourvus de présence syndicale, les négociations collectives restent quant à elles très limitées et encore plus déséquilibrées. Miser sur le principe d’accords majoritaires ne changera donc rien pour la masse des salariés dont les droits élémentaires ne sont déjà pas respectés – travailleurs sans papiers, travailleurs détachés, travailleurs des TPE –. Et cela ne pourra que tirer davantage vers le bas la situation de l’ensemble des travailleurs.

L’avenir du travail et la santé économique du pays méritent un bon code

Enfin, en désignant le code du travail comme responsable de la crise de l’emploi, on dissimule ses vraies causes – effacement des frontières du commerce, révolution informatique, dictature des marchés financiers, entreprises sous-traitantes asphyxiées par leurs donneurs d’ordre, difficultés d’accès au crédit, contraction de la demande des ménages et des investissements publics – celles qui minent les bases économiques et territoriales de l’Etat social, et qui instaurent une concurrence entre les travailleurs du monde entier.

Il est donc plus que temps de faire le bilan de trente ans d’échec de « réformes » néolibérales, dont celles du marché du travail, et de prendre une tout autre direction que celle prévue dans ce projet de loi. La situation du travail et de l’emploi en France ne pâtit pas d’un trop-plein de protections garanties aux salariés. Elle nécessite au contraire leur renforcement. C’est la condition nécessaire pour une amélioration de la qualité des emplois mais aussi du travail des salariés, tant du point de vue de ses conditions que de son efficacité. Plus que les entreprises, ce sont les salariés qui ont aujourd’hui besoin d’être sécurisés. Et sur ce point, le projet de loi El Kohmri ne dit pas grand chose, en dehors de quelques mesures symboliques (CPA) dont le contenu n’est clairement pas à la hauteur des enjeux.

Au-delà du débat technique sur les effets de la réforme envisagée par le gouvernement sur le chômage et la compétitivité des entreprises, ce projet de loi pose donc la question du modèle de société souhaité. Car n’ayons pas peur des mots : ce texte est une provocation. Il organise une mise sous pression généralisée des travailleurs de ce pays, pour tenter d’imposer une gigantesque « délocalisation sur place » des conditions de travail et d’emploi imposées, depuis trop longtemps déjà, à la main-d’œuvre des pays à très faible protection sociale.

Contribution de chercheur-e-s du Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail (LEST, CNRS) au débat sur le projet de loi « Travail », 24 mars 2016

Le texte peut être signé par des chercheurs ici

Liste des premiers signataires

Paul Bouffartigue, Directeur de recherche CNRS en sociologie, Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique, Frédéric Décosse, chargé de recherche CNRS en sociologie, Anne-Marie Arborio, maître de conférences en sociologie, Corine Eyraud, maître de conférences HDR en sociologie, Delphine Mercier, chargée de recherche CNRS en sociologie, Jacques Bouteiller, socio-économiste chercheur associé, Mustapha El-Miri, maître de conférences en sociologie, Claude Paraponaris, professeur des universités en sciences de gestion, Ingrid Tucci, chargée de recherche CNRS en sociologie, Cathel Kornig, sociologue, chercheur associée, Gwendoline Promsopha, maître de conférences en économie, Stéphanie Moullet, maître de conférences en économie, Vanessa Di Paola, maître de conférences en économie, Annie Lamanthe, professeur des universités en sociologie, Caroline Lanciano, ingénieure de recherche CNRS en sociologie, Antoine Vion, maitre de conférences en science politique, Martine Gadille, chargée de recherche CNRS en économie-gestion


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