Du pain et des roses

Désamorcer le féminisme ?

Christa Wolfe

Désamorcer le féminisme ?

Christa Wolfe

Le capitalisme serait-il parvenu, cinquante ans après 68, à neutraliser les mouvements féministes et à les intégrer à sa logique marchande ?

Alors que dans la foulée de mai 68, les mouvements féministes avaient porté des revendications qui convergeaient avec la critique sociale globale, on constate cinquante ans après que le régime capitaliste a été non seulement un puissant frein à la réalisation de ces revendications mais plus encore qu’il est parvenu à les faire servir, en neutralisant leur radicalité, à la société marchande.

En 2009 la philosophe féministe Nancy Fraser posait dans un article provocateur la question de savoir « Comment le féminisme est devenu la domestique du capitalisme – et comment le lui reprendre ». N’est-on pas passé de la radicalité féministe, qui comportait une remise en question des structures sociales arc-boutées à l’exploitation, à l’institutionnalisation d’un féminisme bon-teint devenu quasiment un argument de vente ? Le tout se mêlant à une hypocrisie sociale forte, quand on sait les difficultés et les retards qui existent encore dans la défense des droits des femmes contre les violences sexuelles.

Il semble ainsi qu’on soit passé d’une critique radicale du droit bourgeois et des oppressions qu’il fige, concernant d’abord la majorité juridique des femmes qui ne jouissaient pas des mêmes droits que les hommes, et aussi la famille, le mariage, à une refonte partielle du droit qui se présente désormais comme l’un des moyens de la lutte, mais par souci de sa propre sauvegarde. Cette intégration partielle des revendications féministes témoigne de leur force et de leur radicalité critique : les féminismes des années 70 ont fait apparaître, par leurs luttes spécifiques, les puissants effets de domination à l’intérieur de la société capitaliste.

Du mouvement social à la politique institutionnelle

A l’image de l’ensemble des mobilisations de mai 68, les mouvements féministes ont d’abord été de réels mouvements sociaux, inscrits dans les pratiques et les relations concrètes des femmes vis à vis de leurs employeurs, de leurs syndicats, de leurs partis politiques ou même de leur entourage social. Cette inscription dans les faits sociaux concrets, immédiats, de la domination et de l’oppression comportait ainsi une véritable charge critique à l’adresse de l’ensemble de la société, où les femmes subissaient des dominations multiples et largement invisibles.

A différents niveaux, les organisations syndicales et les partis politiques ont donc été mis en demeure de faire une place à ces revendications. En France, on crée un secrétariat d’Etat à la Condition féminine en 1974. Et c’est sous l’angle de « l’égalité des sexes » que les gouvernements ont prétendu reprendre les revendications des féministes. Cette institutionnalisation a eu deux effets sur les féministes : d’abord, elles ont été dépossédées des moyens de porter leurs propres luttes, puisque l’Etat en a récupéré la mission ; ensuite, ce sont ces luttes elles-mêmes qui ont changé de forme, car il a fallu les mettre au service de la société capitaliste qui comporte nécessairement une domination sociale indéracinable.

La virulence des féminismes qui s’exprimaient au début des années 70 en est sortie édulcorée et les luttes féministes sont devenues une espèce de « cause collective » de l’Etat, perdant ainsi leur base sociale réelle et entraînant, en fait, un désaveu de l’importance des luttes féministes. Enfin, aux mains de la bourgeoisie, le féminisme a subi une déstructuration de classes puisqu’ont opéré sur les trajectoires sociales les mêmes effets de sélection pour les femmes que pour les hommes : ce sont des femmes majoritairement blanches et d’un niveau social déjà élevé qui se sont retrouvées en position de partager la domination avec les hommes.

Les contradictions du féminisme institutionnel

Puisque l’Etat a récupéré les luttes féministes par les moyens qui sont les siens, juridiques et répressifs, il a donné à l’émancipation des femmes une forme bien spécifique, normative et institutionnelle. En témoignent par exemple aujourd’hui les lois concernant le voile des femmes musulmanes, dont la nature même est discriminante et dont la logique normative entre en contradiction directe avec toute perspective émancipatrice. L’égalité formelle ou juridique entre les hommes et les femmes a également eu pour effet la fabrication d’un sujet universel pour le droit des femmes, abstraction destinée à occulter la pluralité des destins sociaux réels des femmes dans la société, leurs différences de classes notamment, mais aussi les dominations spécifiques qui peuvent être celles des lesbiennes ou des bis, des racisées, des précaires etc.

Or la réalité sociale des femmes fait que ces dominations se cumulent et se rejoignent. La reprise des revendications féministes par l’Etat dans un certain nombre de pays (puisqu’en Argentine on continue à refuser aux femmes le droit à l’IVG, pour ne pas parler de la Pologne, plus proche) a donc créé des points aveugles dans les luttes concrètes, et permis les injonctions normatives et répressives concernant certaines femmes – le dévoilement des musulmanes – puisque les conditions matérielles et les dominations réelles qu’elles subissent sont considérées au mieux comme non existantes, au pire comme des volontés adverses et malveillantes.

Autour de cette question du voile des femmes musulmanes, s’est structuré un fémo-nationalisme, récupération supplémentaire des revendications de l’égalité hommes / femmes dans une perspective clairement raciste et discriminante. Cet avatar contemporain est le produit de la fabrication du sujet de droit féminin, sujet universel et abstrait qui sert à gommer une partie des destins sociaux particuliers des femmes. Les revendications féministes, passées à la moulinette des politiques de l’Etat bourgeois, sont donc devenues les instruments et les gardiennes de l’ordre bourgeois et de la société capitalistes, avec les mêmes effets discriminants et racistes des politiques sociales globales.

Radicalité de retour

La prise de conscience des effets de déformation liées à la récupération institutionnelles des revendications féministes conduit à se demander comment les féministes peuvent se ressaisir de leurs propres luttes, non seulement à partir du droit bourgeois tel qu’il existe mais surtout en dehors des effets d’institutionnalisation. A l’intérieur du droit bourgeois, on peut en effet, localement, utiliser les marges de manœuvre qu’il laisse à la défense des intérêts réels des femmes. Il s’agit d’utiliser les institutions de manière dialectique, y compris en les poussant au point de leur contradiction. Dans le cas des violences faites aux femmes, notamment, on peut mettre en avant les atermoiements juridiques et les effets d’allègement des responsabilités des hommes. Il s’agit de faire apparaître ainsi la frilosité et l’hypocrisie juridiques face aux violences réelles qui pèsent sur les femmes, en contradiction avec l’égalité formelle affichée par le droit.

Mais il est très probable que c’est dans les mobilisations concrètes, sur des sujets spécifiques en lien avec une critique sociale globale, que les revendications féministes pourront retrouver leur radicalité. La trajectoire du féminisme institutionnel depuis les années 70 indique clairement que ce n’est qu’en les mettant au service des intérêts qui sont les siens que l’Etat a prétendu défendre les droits des femmes.

Dans la perspective de la publication de l’ouvrage Du pain et des Roses et de la venue d’Andrea d’Atri en France début février-, nous publierons au fur et à mesure dans les semaines à venir des articles, des vidéos, des textes de fond sur le livre et la question de l’articulation entre questions de genre et de classe du point de vue du marxisme révolutionnaire.

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