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Témoignage

En Inde, le yoga n’est pas que « non-violence ».

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Georges Bizon

J’ai vécu ces quatre derniers mois à Mumbai dans le cadre d’un échange scolaire. Je décidai au début de ce séjour, la tête remplie de représentations fantasmées d’une Inde spirituelle, de m’initier à la discipline historique du pays, le yoga. Je me suis alors inscrite avec mes colocataires au programme d’initiation de 21 jours (« The 21 days better living course  ») du Yoga Institute, le plus ancien centre de yoga organisé au monde, où plus de 1000 indiens viennent pratiquer quotidiennement le yoga. Grâce à ces leçons, le centre nous proposait de découvrir le yoga à travers la pratique d’asanas, enchaînement de positions corporelles, facette du yoga la plus populaire en Europe, mais aussi à travers des cours plus théoriques sur la « philosophie du yoga ». En effet, point d’exercice physique lors de notre premier jour de cours. On nous demanda en première partie d’écouter le satsang (commentaire et interprétation d’un texte) donnée par la directrice du centre sur le sujet « The idea of duty » (L’idée du devoir). Pendant deux heures, la directrice argumentait sur l’importance d’être discipliné pour pouvoir remplir tous nos devoirs en commentant des citations du Yoga-Sutra, œuvre centrale sur le système philosophique du yoga datant du 2eme siècle avant JC. Elle hiérarchisait les différents types de devoirs selon leur importance :

« 1) le devoir envers soi-même : un esprit équilibré est notre propriété la plus chère
2) le devoir envers sa famille : il faut être attentionné et aimant. Il ne faut pas essayer de changer les autres.
3) le devoir envers le travail : il faut faire de son mieux et laisser le reste
4) le devoir envers la nation : il faut suivre les règles et les lois du pays. Il faut être un bon citoyen
5) le devoir envers l’humanité : il faut comprendre les autres comme ils sont. Nous sommes des citoyens du monde »

(Extrait de l’ouvrage Inspiration, rédigé par la directrice du centre et son mari)

Cette intervention me donna un premier éclairage sur ce que pouvait être l’instrumentalisation du yoga en Inde et comment ces centres pouvaient jouer un rôle de contrôle de la population. En réalité, la partie du Yoga-sutra asanas ne représentent que 10% de la pratique du yoga et ne visent qu’à permettre de maintenir une bonne santé pour pouvoir remplir les devoirs d’un yogi (pratiquant du yoga). En deuxième partie, des anciens élèves du centre vinrent témoigner sur leurs expériences des cours. C’est alors que je découvris l’existence du cours pour jeunes couples mariés à travers l’intervention d’un couple issu d’un mariage arrangé qui expliqua comment les cours de yoga les avaient aidés à mieux se comprendre et à vivre ensemble. J’ai alors réalisé que cet institut était une organisation complice du système des mariages arrangés et forces, en délivrant des cours qui « aident » les couples à accepter leur situation.

Cette démystification de la représentation occidentale que je me faisais du yoga, dénuée de toute finalité politique, se poursuivit tout au long des 21 jours du programme. Avant chaque cours, la directrice du centre délivrait pendant 15 minutes un satsang sur de nouveaux sujets : le non attachement, la capacité à se réjouir mais aussi le contrôle total de la personnalité, la suppression des comportements impulsifs... Le matin le plus horrifiant fut lorsque nos professeurs nous passèrent un DVD dans lequel la directrice expliquait qu’une femme abusée sexuellement ne souffrait pas si elle acceptait sa situation car l’acceptation permet de gommer toutes les formes de souffrances. Selon la directrice, vouloir changer les situations de souffrance individuelles et collectives ne faisait qu’accentuer la douleur. Une fois la vidéo terminée, les professeurs demandèrent aux élèves de faire part de leur avis. Tous saluèrent l’idée d’accepter les situations telles quelles car la souffrance ne s’atténue pas en les refusant.

Cette expérience au sein du Yoga Institute m’ouvrit les yeux sur la manière dont le yoga peut être utilisé en tant qu’arme et somnifère politique, et sur l’instrumentalisation de cette discipline par le nouveau gouvernement très réactionnaire du BJP. En effet, l’année dernière, ce parti nationaliste hindou a créé un Ministère du Yoga. Depuis, le nouveau premier ministre Narendra Modi, connu pour ses discours nationalistes anti-musulmans, convoque quotidiennement plus de 3 millions de fonctionnaires et leurs familles à des séances de yoga. Les parlementaires sont également invités à des sessions au sein d’un institut national à Delhi.

Modi se sert également du yoga pour se construire une image positive à l’international en dépit de sa politique nationaliste et réactionnaire, avec le soutien complice des organisations internationales. Le 11 décembre 2014, Narendra Modi fit effectivement voter à l’ONU la création d’une journée internationale du yoga. La résolution fut adoptée par 175 pays. Ainsi, le 21 juin 2015 se tint à Paris, comme dans de nombreuses capitales occidentales, la première journée internationale du yoga. Plus de 1500 personnes toutes de blanc vêtues se rassemblèrent à 6h30 au pied de la tour Eiffel pour une séance collective de yoga organisée par la marque de vêtement de sport Lolë. L’extension de la pratique du yoga à l’international n’est en effet pas dénuée intérêts commerciaux, et de nombreuses marques de sport surfent sur cette mode pour vendre leurs produits. Le premier ministre cherche à accentuer le tourisme national basé sur l’enseignement du yoga. De nombreux centres, comme celui que je fréquentai à Mumbai, proposent des cours pour occidentaux souhaitant devenir professeurs de yoga.

La représentation du yoga en tant que « sport » et enseignement émancipateurs est donc largement discutable. Certes, Gandhi avait déjà employé le yoga comme symbole de résistance au colonialisme et de la « non-violence ». Mais la branche du yoga promue par Modi est celle du nationalisme hindou. La manipulation de cette pratique culturelle en Inde fait du yoga un outil de choix pour maintenir une société inégalitaire. Mariages forcés, viols courants (parfois encore à valeur « punitifs »), maltraitances conjugales, l’Inde reste aujourd’hui un pays où la condition des femmes est une des plus abominables au monde, et le gouvernement actuel en est largement responsable. En diffusant leur philosophie patriarcale, certaines institutions de yoga indiennes banalisent les violences commises envers les femmes et condamnent ses propres citoyennes à les subir. En demandant aux Indiens d’accepter l’inégalité de leur condition, ces centres participent à la conservation du respect du système de castes. À l’international, avec la connivence de l’ONU, l’exportation d’une représentation du yoga aseptisée et mythifiée permet d’enrichir l’industrie de ce « sport ». Les mêmes institutions indiennes qui oppriment tous les jours leur population accueillent de plus en plus d’élèves occidentaux qui les payent pour recevoir une formation de quelques mois afin de devenir professeurs dans leur pays d’origine. Sans forcément le savoir, en payant leur stage de formation, ces élèves permettent le développement de ces centres opprimants.

Le yoga est une discipline millénaire dont la pratique peut être enseignée de différentes manières et les interprétations du Yoga-sutra sont multiples. Si le yoga a pu et peut toujours représenter une forme de soft power indien, il sert aussi aujourd’hui au gouvernement de Modi à contrôler les populations victimes d’une société inégalitaire, patriarcale et liberticide. A l’opposé de l’instrumentalisation réactionnaire qui en est faite par Modi, les grandes marques de sport et l’ONU cherche à développer en Europe une image mythifiée de cette discipline, une occasion de réaliser un juteux business mais aussi de légitimer la coopération qui est faite avec le gouvernement indien.


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