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« Thune », « flouze », « blé »

Faux-monnayage et Argent-roi. Petite réflexion autour du "blé"

Qu'on l'appelle « fraîche », « gen-ar », « flouze » ou « blé », la monnaie est présente quotidiennement dans nos existences – il vaut mieux en avoir un peu sur soi pour éviter le délit de « vagabondage » (comme si la monnaie était signe d'enracinement ou d'appartenance) et elle est l'unique instrument de notre survie dans les sociétés marchandes. Elle apparaît ainsi comme une évidence sociale et son rôle est rarement interrogé. Or, cet été, une banque dans mon quartier a fait une pub en utilisant la photo d'un vieux billet de banque du XIXème siècle. On y lit l'article du code pénal qui punit de « travaux forcés à perpétuité » toute personne qui se sera livrée à la contrefaçon de la monnaie.

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Depuis Marx et les travaux de Michel Foucault sur le droit pénal, nous savons qu’une peine inscrite dans un code doit sa sévérité à des jeux secrets de valeurs et de protection de certains biens. Le code pénal est ainsi l’expression d’une hiérarchie de valeurs, voire de personnes, qui en protège parfois à outrance certaines, alors qu’il en oublie d’autres.

L’histoire du droit bourgeois témoigne de ce qui, à nos yeux, peut parfois paraître aberrant : la protection des biens a de longtemps été l’affaire de nombreuses lois, quand la protection des personnes – et notamment du corps des femmes, face aux agressions sexuelles notamment – a été longue à mettre en place, et n’est pas encore également appliquée en dépit de la loi. L’interdiction de l’atteinte à la propriété privée est ainsi l’un des premiers principes du droit.

Quelle place, dans un tel système, occupe le faux-monnayage ? L’origine de la monnaie papier nous renseigne sur la nature même de ce qui s’inscrit sur un billet : l’assignat, la lettre de change ou le billet d’escompte, devenus billet de banque, étaient gagés sur la confiance entre l’émetteur et le porteur. C’est ce qu’on appelle une monnaie « fiduciaire » par opposition aux pièces de monnaie qui, longtemps, comportaient réellement un certain poids d’or ou d’argent qui en faisait la valeur. La monarchie a ainsi pu jouer sur l’aloi de la monnaie qu’elle émettait, en cas de crise ou de banqueroute par exemple, faisant circuler des pièces de « mauvais aloi », c’était à dire surévaluées par rapport au métal précieux qu’elles comportaient. Il était donc possible de faire décrocher la valeur nominale (une « pièce d’une once », par exemple) du poids réel de métal. Avec le billet de banque tel que nous le connaissons depuis le XIXème siècle, ce décrochage est assumé radicalement : la valeur du billet est purement nominale et n’a rien à voir avec les propriétés mêmes de l’objet « billet » (papier et encre).

Lorsque Marx envisage que la valeur d’une chose ne doive rien à ses propriétés matérielles, c’est pour donner son analyse de la marchandise, chose concrète dont la valeur est cependant déterminée par le jeu des échanges sur le marché - « chose sociale », donc. Le fétichisme de la marchandise, qui fait croire à une valeur intrinsèque du produit marchand, peut servir à élucider le fétichisme de la monnaie, qui nous fait confondre les propriétés du billet et sa valeur nominale. Dans l’un et l’autre cas, la chose, marchandise ou billet, implique un point aveugle et fonctionne avec une dimension fictive : la valeur, c’est la « fiction » greffée sur l’objet, à laquelle pourtant nous « croyons » comme à l’un de ses caractères intrinsèques.

Le cas du faux-monnayage pose alors un problème : si la monnaie fonctionne comme fiction, que vient falsifier la fausse-monnaie ? autrement dit, quel serait le « vrai » qu’on suppose trahi par le faux-monnayage ?

La monnaie est la mesure commune à toutes les valeurs, elle est le moyen de circulation de la valeur. C’est donc d’abord par sa fonction qu’elle « vaut » : par elle, se réalise le prix (la valeur exprimée en monnaie) de la marchandise, tout comme par elle s’achète et se vend la marchandise. Elle est donc une production symbolique : le prix est le nom que prend la valeur sur le marché, dans l’acte d’être mis en vente – mais la valeur elle-même est le fait du travail socialement nécessaire. Pour maintenir dans le secret la nature de la valeur – d’être du travail social – il faut donc l’agent extérieur de la monnaie qui donne l’apparence de fonctionner en binôme entre produit et monnaie.

Fiction, cristallisant un certain fétichisme, servant des intérêts de dissimulation, la monnaie est un produit idéologique qui endosse le rôle de fluidifier les échanges de valeur et de les séparer du sol de la création de valeur. Il y a peu de gens qui ignorent qu’un billet de 100€ brûle lorsqu’on l’approche d’une flamme – peu de gens ignorent donc qu’il s’agit d’un bout de papier. Cependant, il y a encore moins de gens qui feraient brûler un billet de 100€ - non seulement pour des raisons de gestion domestique pures, mais parce que dans le billet « il y a un pouvoir de 100€ », lequel pouvoir permet d’échanger des produits. Je décortique cet épisode à dessein, même si le propos semble évident : nous savons qu’il n’y a rien dans le billet qui en fait la valeur, mais nous savons avec certitude cependant que sa valeur est réelle. C’est de cette fiction qu’est capable la monnaie.

Que vient troubler, alors, le faux-monnayage ? Pour fonctionner, un faux billet doit ressembler autant que possible à un vrai, mais parce qu’il est faux, on suppose cependant toujours qu’à certains égards, il échoue dans cette imitation. La copie est donc asymptotique, dans la mesure où il lui manquera toujours quelque chose pour être parfaite. Il lui manque en premier lieu, évidemment, l’autorisation conférée par les institutions chargées d’émettre les billets. La raison pour laquelle le faux-monnayage est puni si sévèrement c’est d’abord parce qu’il est un crime de lèse-majesté, l’appropriation d’un pouvoir régalien. On pourrait en rester là et se dire que notre première interrogation a trouvé sa réponse.

Mais il nous faut peut-être également questionner le rôle de l’imagination – de la puissance générée par la fiction sociale – pour comprendre véritablement le sens d’une telle peine. Si le faux billet fonctionne, c’est qu’il est possible de les confondre – entendre, il est possible que le faux billet exerce un pouvoir véritable dans les échanges. Donc que des actes de vente et d’achat se fassent grâce à lui – or, le fonctionnement du marché rend les échanges nécessaires, mais en quoi rend-il nécessaire que ces échanges se fassent au moyen d’une monnaie non faussée ? A quel moment, dans la circulation de la valeur, le faux billet ne peut-il pas payer et se payer ? Autrement dit, dans la chaîne de la circulation économique, qui finira par être lésé ?

Le faux-billet s’arrête et échoue devant la banque. Ici, sa valeur est falsification, en dépit du circuit qu’il a pu suivre dans les différents échanges concrets : il lui manque l’autorisation, l’authentification de sa valeur. La banque ne paie donc pas la fausse-monnaie, le commerçant comme n’importe quel individu porteur d’un faux-billet « en est pour son argent1 ». C’est donc une instance émettrice, un point nodal dans la circulation de la valeur, qui invalide le faux-billet ; c’est à dire une institution de pouvoir. Le pouvoir, alors, consiste à discriminer entre le vrai et le faux – cas où se révèle la logique des « discours de vérité » si chers à Foucault.

Ainsi, en dernière instance, quelqu’un a été floué par le faux-billet, qui ne lui rend pas de valeur une fois franchie la porte de la banque. Mais d’abord, c’est depuis la logique de la croyance qu’a été possible la duperie : le faux-billet s’est fait passer pour vrai, mais le vrai lui-même n’est vrai que parce que la croyance qu’on lui accorde est confirmée de l’extérieur, par les institutions concrètes dont c’est l’office. On s’est trompé sur la nature du fétiche, mais le fétichisme est sauf. Ensuite, le pouvoir qui autorise la valeur est bien sûr un pouvoir politique. Il est soit à l’entrée soit à la sortie des circuits d’échange : ce qui vient révéler le faux billet, c’est que la valeur est spoliée par ce pouvoir politique, ou mieux : qu’elle est détenue par lui, alors même que toute l’analyse de la valeur par Marx démontre qu’elle est un produit social. Le faux-monnayage révèle donc le mécanisme de spoliation de la valeur par les institutions bourgeoises de domination : produit social lié aux échanges sociaux eux-mêmes, la valeur ne sera pourtant authentique qu’à condition de passer dans les circuits de validation de la bourgeoisie – l’émission de billets, entendre : leur point d’origine matérielle, est en réalité la déprédation institutionnelle du produit de la société, entendre : l’exploitation.


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