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Témoignage

« Je rentre chez moi la rage au ventre ». Le cri de colère d’un travailleur social face à la misère de la rue

Nous relayons ci-dessous le témoignage poignant que nous a transmis un travailleur social de Bruxelles, face à la détresse de personnes y compris mineures vivant à la rue, subissant précarité, agressions, et harcèlement accru des forces de répression, en ces temps de confinement.

19 novembre 2020

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Crédit photo : Serge D’Ignazio

Je suis bénévole dans un service d’accueil en soirée, comme tous les mardis. Mais ce soir, premier mardi du deuxième confinement, l’ambiance est particulière : je m’attendais à ne voir que peu de monde, à cause d’une omniprésence et d’une agressivité accrue de la police dans les rues de Bruxelles et de la précarité de notre public. Mais c’est l’inverse qui se produit, nous sommes rapidement dépassés par les demandes : de kits d’hygiène, de soins, de vêtements, de nourriture et de logements. Le centre Poincarré ayant fermé récemment, le samu social est complètement saturé.

L’armoire où sont stockées les affaires pour les kits, pleine au début de la permanence, se vide en quelques minutes : d’abord les déodorants viennent à manquer, puis les dentifrices, et enfin les savons. Nous orientons du mieux que nous pouvons les personnes qui cherchent de la nourriture, tout en sachant qu’une partie ne pourra pas se déplacer jusqu’au lieu de la distribution, pourtant situé à quelques stations de métro de là.

Heureusement, un homme nous prévient qu’une association sans but lucratif (ASBL) va commencer une distribution de nourriture, à 5 minutes de l’endroit où nous sommes et que nous pouvons envoyer nos bénéficiaires là-bas. Cette nouvelle m’apparaît comme un soulagement, et nous commençons à orienter vers cette distribution.

« Dans ma tête je me prépare à expliquer la situation aux jeunes. Lequel va dormir sous un toit ce soir ? »

L’infirmière m’appelle, elle a en consultation un jeune MENA : un mineur étranger non accompagné ; celui-ci cherche un endroit où dormir ce soir, et l’infirmière ne peut s’en occuper, d’autres personnes attendent pour des soins. Je prends donc le relais : ce jeune, qui venait au départ pour un soin de plaie, a 15 ans, il dort en rue avec un ami de 14 ans, et sa plaie date de la nuit d’avant, où ils se sont fait agresser alors qu’ils dormaient. Je téléphone à un service d’accueil des mineurs, qui n’a qu’une seule place restante pour la nuit, et qui m’oriente vers un deuxième service, en me disant qu’eux auront peut-être un lit d’urgence ; mais celui-ci est déjà pris. Je retourne informer mes collègues de la situation, et dans ma tête je me prépare à expliquer la situation aux jeunes. Lequel va dormir sous un toit ce soir ? Lequel va rester dormir dans la rue ? Le plus jeune des deux ? Celui ayant le plus de plaies ?

Je vais les informer de la situation, ils me disent qu’ils sont prêts à partager le lit, à dormir par terre dans la chambre si il faut, qu’ils ne veulent pas se séparer, mais je sais que ce n’est pas possible. L’un des deux se met à tousser, ce qui en temps normal devrait m’inquiéter, mais fait ici germer une idée : les faire passer pour des cas covid au moins pour cette nuit. Cela reviendrait à mentir, mais je préfère cela plutôt que de savoir qu’ils passeront la nuit dehors. Mais la réalité me remet en place, ces places d’isolement sont nécessaires, et orienter ces jeunes là-bas les feraient prendre des risques d’attraper le covid.

Je pense à l’hôpital st Pierre, mais je sais qu’ils seront mis dehors rapidement. Je rappelle la travailleuse du service d’aide aux mineurs afin de l’informer de la situation, qu’ils se sont fait agresser la nuit précédente, j’insiste ; elle prend mes coordonnées et me dit qu’elle rappellera, qu’elle va chercher une solution.

Mes collègues ont envoyé les jeunes à la distribution de nourriture, la situation se calme, certains d’entre nous partent en maraude. Nous constatons que nous n’avons presque plus de masques à distribuer. Nous entamons une discussion entre bénévoles sur les cartes de non-hébergement que nous distribuons : celles-ci indiquent que la personne porteuse de cette carte est à la rue, et ne peut donc pas respecter le couvre-feu, qu’il est donc demandé aux autorités d’être indulgentes. Je fais remarquer que cette carte n’a rien d’officiel, qu’elle est distribuée par des ONG, mais que les autorités, fédérales, communautaires ou communales n’y sont pour rien. Une bénévole fait part de son malaise face à cette carte, que cela revient à accepter la situation, que des gens dorment en rue. Je sais qu’elle a raison, mais que nous distribuons quand même cette carte afin d’éviter aux bénéficiaires une amende pour non-respect du couvre feu.

« Nous en avons laissé tellement sur le carreau, c’est une victoire au goût amer »

Je reçois un appel, un homme d’une ASBL m’informe qu’il a été contacté par le premier service d’aide aux mineurs , et qu’il reste deux places dans l’hôtel réquisitionné. Nous informons aussitôt les jeunes et commençons à organiser leur transfert. D’autres personnes arrivent, dont un jeune de 17 ans ; me demandant d’appeler pour eux aussi, je sais que cela ne sert à rien, que le samu social est saturé, que la Croix-Rouge aussi. Je ne peux rien faire d’autre que donner des couvertures de survie.

La permanence se termine calmement, et je revois dans ma tête toutes ces personnes qui cherchent un endroit où dormir ; en repartant nous passons devant des matelas installés par terre sous le pont, avec des gens se préparant à y passer la nuit ; et je me demande si ils seront toujours là la semaine prochaine ? Combien d’entre eux seront morts de froid ? Combien d’entre eux auront été agressés ? Combien de temps avant que la police ne décide que ce n’est pas une image flatteuse de la gare et décide de détruire les matelas et chasser les gens ?

Nous avons réussi à trouver une place pour cette nuit à deux enfants de 14 et 15 ans, mais en avons laissé tellement sur le carreau, c’est une victoire au goût amer.

« L’argent et les ressources mis dans le maintien de l’ordre pourraient être mis dans le social »

Je rentre chez moi la rage au ventre, en pensant à ces décisionnaires qui dorment au chaud, mangent à leur faim, coupent dans les budgets de la santé, de l’éducation, du social, et qui viennent se pavaner sur les plateaux télés en disant qu’ils font le maximum, tout en se gavant d’argent public. Ces gens qui n’ont probablement jamais eu à dire à quelqu’un « désolé, tout est saturé, tu vas dormir dehors ce soir ». Tout est question de choix : l’argent et les ressources mis dans des F-35 [avion militaire, NDLR] pourraient être mis dans la santé, l’argent et les ressources mis dans le maintien de l’ordre pourraient être mis dans le social, l’argent et les ressources mis dans les voitures et appartements de fonction pourraient être mis dans des structures d’accueil d’urgence.

Pour ma part j’ai honte, honte de participer au fonctionnement d’un système qui me répugne, honte de m’habituer à cette misère, honte de n’être qu’un pansement sur une jambe de bois, honte de ne pas pouvoir faire plus. C’est à l’Etat de remplir ces missions, et les associations n’ont ni vocation ni les moyens de se substituer à l’Etat.


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