Un rendez-vous manqué ?

La gauche et les migrants

Jean-Patrick Clech

La gauche et les migrants

Jean-Patrick Clech

Si, comme le souligne Heidi Hartmann, il y a eu un « mariage malheureux entre marxisme et féminisme », entre la gauche et les migrants, c’est plutôt d’un rendez-vous manqué dont il faudrait parler.

Un rendez-vous vis-à-vis duquel la gauche a tout fait pour manquer à l’appel, et ce contre les intérêts sociaux et politiques du monde du travail et des classes populaires qu’elle est censée représenter. La problématique ne remonte pas à hier, mais plonge ses racines dans une histoire plus longue.

Le contraste est saisissant entre le positionnement, originaire, des premières structures du mouvement ouvrier, à partir de la première moitié du XIXe, ou de l’Association Internationale des Travailleurs, d’un côté, et le vide laissé, en février dernier, par la gauche syndicale et politique lors des dernières manifestations de solidarité avec les migrants et d’opposition à la loi « Asile et Immigration » du gouvernement Macron-Collomb. Quelques centaines de personnes, tout au plus, mais, hormis l’extrême gauche, aucun des partis majoritaire à gauche de l’échiquier politique n’était présent et appelait en tant que tel.

Dans le premier cas, celui du mouvement ouvrier à ses débuts et pour ne citer que quelques exemples fondateurs, on songera à la façon dont, en 1832, les artisans, les ouvriers et les étudiants de la capitale font leur la cause des Polonais ou des Crétois en lutte contre le despotisme grand-russe ou ottoman. Dans la foulée, ils organisent l’accueil des exilés des insurrections manquées. On pensera encore à la fameuse clôture, tout en ouverture et en programme, du Manifeste communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Il ne s’agit pas, uniquement, d’une sorte d’impératif ou d’une injonction à la solidarité, par-delà des frontières décidées par le Traité de Vienne pour rétablir l’absolutisme - des frontières dont s’accommodera d’ailleurs la bourgeoisie triomphante à partir de la seconde moitié du XIX°, car fonctionnelles à l’unification et à la consolidation de marchés nationaux. La solidarité, le combat et l’accueil font partie d’une orientation nécessaire consistant à faire front, ensemble. Dans le texte inaugural de l’Association Internationale des Travailleurs, Karl Marx écrivait ainsi en 1864 que « l’expérience du passé a montré qu’une attitude dédaigneuse envers l’alliance fraternelle qui doit exister entre les ouvriers des divers pays et les inciter à se soutenir fermement les uns les autres dans leur lutte de libération est punie par une défaite générale de leurs efforts isolés ».

Dans les faits, néanmoins, rien n’est moins naturel. Ce programme aura beaucoup plus de mal à s’imposer et sera bien moins spontanément repris que ne le voudrait la légende dorée d’un mouvement ouvrier des origines, caractérisé, aussi et surtout, par une certaine défiance, voire hostilité, à l’égard de l’Autre. Le premier migrant, en ce sens, n’est pas tant « étranger » qu’un « horsin », un migrant de l’intérieur, expulsé des campagnes par les lois du capital, contraint de s’embaucher, de façon plus ou moins saisonnière, dans le secteur manufacturier ou industriel, en ville : Auvergnat ou Breton, en France, Irlandais, issu d’une colonie intérieure, dans l’Angleterre que parcourt Engels dans La situation de la classe laborieuse. Comme il le souligne, « Le rapide développement de l’industrie anglaise n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait disposé d’une réserve : la population nombreuse et misérable de l’Irlande. Chez eux, les Irlandais n’avaient rien à perdre, en Angleterre ils avaient beaucoup à gagner ».

Dans le « meilleur des cas », le migrant, le « nouvel arrivé », qu’il soit « interne » ou « d’ailleurs », est vu comme un travailleur arriéré (trop disposé à obéir aux injonctions patronales, à se soumettre aux nécessités du capital, à travailler pour n’importe quel salaire, à ne pas faire grève, etc.), qui met en péril les acquis du prolétariat organisé. On songera à la façon dont les mineurs en grève de Germinal reçoivent les borins Belges au cri de « A mort les étrangers ! ». Quand la conjoncture économique est à la contraction, en revanche, alors le migrant est directement vu comme celui à qui l’on impute les difficultés vécues, le chômage ou la perte de revenu.

Paradoxalement, les structures socialistes françaises qui voient le jour au cours du XIXe sont loin d’être un instrument pour contrer les préjugés chauvins ou xénophobes, quelle que soit leur « justification ». L’Hexagone est pourtant très rapidement une terre d’émigration, par vagues successives (Belges, Espagnols, Suisses, Italiens, Est-européens et, bien entendu, « coloniaux », en l’occurrence Nord-africains, ou d’Afrique Subsaharienne), avec un million d’étrangers pour une population d’un peu moins de 40 millions d’habitants, dans les années 1880, et plus de trois millions, dans les années 1930, pour un peu plus de 41 millions d’habitants. Il revient au premier « socialiste » entré au gouvernement, Alexandre Millerrand, les premiers décrets, ratifiés en 1899, permettant d’imposer des taux d’étrangers à ne pas dépasser dans les chantiers ou marchés dépendant de l’Etat. A l’exception des courants les plus radicaux, la plupart des tendances du mouvement ouvrier applaudissent, rejoignant ainsi ce qui avait déjà dominé lors de la proclamation de la « Loi relative au séjour des étrangers en France » au nom de la « protection du travail national » quelques années plus tôt.

Il s’agit d’un problème double, à la fois d’orientation politique et d’adaptation à un système que les socialistes français disent combattre mais qui les façonne davantage que eux ne le mette en péril et qui finit par les transformer en agents de la bourgeoisie et du patronat au sein du mouvement ouvrier. La plupart de ces socialistes, enfin, se font le relais des couches supérieures du prolétariat « national », refusant et de combattre les préjugés et d’étendre leur influence à l’ensemble du monde du travail, à commencer par ses secteurs les plus précaires et opprimés.

Mais les années 1920 sont une exception dans ce panorama émaillé, avant tout, de faux-pas, de manquements voire de complicité avec la bourgeoisie, de la part des directions réformistes majoritaires du mouvement ouvrier. Il s’agit de la période la plus dynamique de la Section Française de l’Internationale Communiste-PCF, qui renoue avec les traditions les plus internationalistes et révolutionnaires du monde du travail organisé, qu’il s’agisse de la question coloniale que de la question des travailleurs immigrés. C’est ainsi que lors de son IIIe Congrès qu’elle tient à Lille, en 1925, la CGTU, liée au Parti Communiste (qui ne se dit pas encore « Français »), pose très clairement, en sus de son opposition radicale au colonialisme, qui vient de complexifier le rapport à la question des « migrants », que les travailleurs immigrés constituent « un facteur essentiel des possibilités de lutte et de réalisation ouvrières ». Il s’agit d’une façon de souligner tout à la fois le caractère explosif des luttes qui peuvent être menées par les secteurs les plus opprimés du monde du travail, mais également la puissance que représente l’alliance potentielle, constamment désamorcée de façon préventive par les réformistes, entre ouvriers « Français » et « immigrés » dans le combat contre le capital.

Par la suite, néanmoins, à mesure où la stalinisation du PCF avance, le positionnement du parti sur la question des étrangers, des travailleurs immigrés et de la lutte contre le colonialisme va se retrouver subordonné aux impératifs de Moscou et aux intérêts de l’appareil bureaucratique pro-soviétique. Cette période, qui se consolide au cours de la période du Front Populaire, au cours de laquelle le PCF veut réconcilier « L’Internationale » et « La Marseillaise », le drapeau rouge et le drapeau tricolore, va se codifier davantage après-guerre : avec des variations et des oscillations, on va défendre la ligne du « produire français » pour « défendre les emplois français » comme, au début du siècle, la CGT avait pour objectif de « de protéger d’abord les intérêts de la main-d’œuvre nationale ».

En termes de lutte contre le colonialisme, indépendamment du positionnement souvent courageux des militantes et des militants communistes, la direction du PCF et de ses relais syndicaux et associatifs défendent une ligne très modérée, opposée en tout cas à la rupture brutale entre les colonies en lutte, à commencer par l’Indochine et l’Algérie, et la France. Ce sont les arguments traditionnels qui vont alors vertébrer le discours communiste officiel, auxquels il faut rajouter une invisibilisation du caractère structurel et spécifique des oppressions qui frappent plus particulièrement les migrants racisés et leurs enfants.

La poussée des années 1968 va relancer, à l’extrême gauche, le débat autour de la centralité politique des luttes des travailleurs immigrés (dans l’industrie chimique, le bâtiment, l’industrie automobile, les foyers, etc.), leur explosivité et la nécessité de construire l’unité et la « solidarité entre ouvriers Français et immigrés ».

Si l’on compare, le niveau de réaction et de mobilisation, à gauche, à la suite de l’expulsion sur ordre de Charles Pasqua des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, en août 1996 et, aujourd’hui, le niveau de réactivité extrêmement bas par rapport à la réactualisation de la question, à l’aune de la grande vague migratoire de ces dernières années, la différence est abyssale. La gauche de gouvernement, depuis Jospin, sans même parler des gouvernements Ayrault et Valls, sous Hollande, a contribué à mener la même politique que la droite et à creuser un peu plus le lit des idées réactionnaires.

A gauche de cette gauche de gouvernement, face à la poussée de l’extrême droite qu’il faudrait y compris combattre sur son propre terrain, en laissant de côté ce qui est taxé « d’idéalisme » ou de « naïveté », pour reprendre l’expression utilisée par Aufstehen ! (Debout !), en Allemagne, c’est l’option soi-disant « réaliste » qui prime. Il suffit de regarder du côté de ce qui est, aujourd’hui, le principal courant à gauche de la gauche, en France : la France Insoumise. Dans les trois grandes campagnes nationales retenues par LFI pour l’année 2018, aucune ne concerne les droits des étrangers. Peu importe, donc, si nombre de militants ou de sympathisants de la France Insoumise sont impliqués dans les réseaux d’aide et de soutien aux migrants ou aux sans-papiers. « « Oui, pouvait ainsi dire Mélenchon, fin août, il y a des vagues migratoires, oui, elles peuvent poser de nombreux problèmes aux sociétés d’accueil quand certains en profitent pour baisser les salaires en Allemagne. Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salariés ». Un véritable gouffre entre ce « programme de Marseille », très explicite, et l’adresse de Marx aux travailleurs en 1864. Et, pourtant, rarement cette discussion aura été aussi centrale, avec des répercussions décisives, comme on peut le voir dans la façon dont s’articule le « Programme en 42 points » des Gilets jaunes, prônant, d’un côté, l’accueil digne et, de l’autre, soutenant sans le savoir des « hot spots » de l’autre côté de la Méditerranée.

La question n’est pas nouvelle, donc, et elle est plus prégnante que jamais. Compte-tenu de la composition des barricades de 1848, du Commandement de la Garde Nationale des Communards en 1871, des piquets de grève en 1936, des manifestations de 1968 où se côtoyaient, en frères et sœurs, « Français » et « immigrés » il faut, impérativement, que les secteurs les plus combatifs du monde du travail soient en capacité de renouer avec le meilleur de l’héritage révolutionnaire hexagonal pour construire les alliances nécessaires pour battre en brèche la domination du capital si l’on ne veut pas laisser, véritablement, le terrain à l’extrême droite et à ceux qui l’alimentent.

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