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Interview de Wendy Goldman

« La liberté ne s’offre pas sur un plateau d’argent ». Les droits des femmes dans la révolution russe

Interview de Wendy Goldman, auteure de Women, the State and the Revolution (Les femmes, l’État et la Révolution), Cambridge University Press, 26 nov. 1993.

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Interview de Natália Angyalossy pour la Esquerda Diario et LeftVoice.

Natália Angyalossy : Cette année, nous fêtons le centième anniversaire de la révolution Russe. Selon vous, pourquoi cette date a son importance ?

Wendy Goldman : En octobre 1917, les Soviets arrivent au pouvoir, remplaçant le Gouvernement Provisoire qui avait pris la place du Tsar. Les Soviets ont été les premiers corps de représentation de la classe ouvrière démocratiquement élus de Russie. Ils étaient l’expression d’une « démocratie directe » par laquelle les délégués des Soviets étaient directement désignés par les travailleurs, les paysans et les soldats du front, qui les choisissaient comme représentants. La Révolution Russe a ceci de remarquable que, pour la toute première fois, la classe ouvrière est arrivée au pouvoir et est parvenue à le maintenir sur l’ensemble d’un pays.

Les premières mesures immédiates visaient à transformer les formes de la propriété et les relations de pouvoir, et de créer un nouveau modèle de société qui bénéficie aux travailleurs. Les paysans ont ainsi pris le contrôle des propriétés foncières de l’aristocratie et ont redistribué les terres, en fonction de la taille des familles. Les ouvriers ont pris les usines. Dans chaque domaine de la vie quotidienne, la population a commencé à repenser l’ordre des choses pour améliorer ses conditions de vie. Il y a eu plusieurs grandes expériences concernant la planification économique, les lois, l’éducation, l’art, mais aussi des changements du point de vue des conditions de vie. À la fin des années 1920, les soviétiques avaient lancé le premier plan quinquennal qui avait pour objectif d’industrialiser le pays et de contribuer à son développement. Pour la première fois, le développement visait la population et non les intérêts du capital étranger et de l’élite en place.

Nous avons beaucoup de leçons à tirer de la Révolution russe. Et il y a aussi beaucoup de questions à se poserà son sujet : à quel moment les révolutionnaires se sont trompés ? Pourquoi le stalinisme est parvenu à se développer à partir d’une révolution qui avait des buts démocratiques ? Et comment le développement aurait pu être mieux mené, notamment dans le cadre de la relation entre les villes et les campagnes ?

La Révolution russe devrait être étudiée par quiconque se pose des questions sur la manière de construire un autre modèle de société que le nôtre, une société qui ne soit pas conduite par une pure logique de profit. La planification est une option particulièrement intéressante pour des millions de personnes qui subissent les cycles infernaux des crises endémiques du capitalisme et la destruction de l’écosystème de notre planète.

N.A : Dans votre livre “Les femmes, l’État et la Révolution”, vous soulignez l’avancée historique qu’a constituée pour les femmes la période postrévolutionnaire. Quelles ont été les principales conquêtes pour les droits des femmes durant cette période ?

W.G : Les bolchéviks sont arrivés au pouvoir avec un programme concernant la libération des femmes qui reposait sur quatre grands principes : la liberté d’union, l’émancipation des femmes par l’indépendance économique, la socialisation des tâches domestiques et la disparition graduelle et inévitable du modèle familial patriarcal. Ils ont immédiatement traduit ce programme dans la loi. Ce fut le premier pays à accorder l’entière égalité des droits homme-femme, la légalisation du divorce par consentement et l’avortement gratuit dans des structures médicalisées. Les années 1920 ont été une période difficile, avec un fort taux de chômage, de nombreux enfants des rues, et une économie ruinée par de longues années de guerre et de guerre civile.

Mais à partir de 1930, avec l’adoption du premier plan quinquennal, l’économie s’est progressivement résorbée et ce rebond a fait disparaître le chômage de masse dans le pays. Les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail. La population commençait à étudier et à apprendre. Des paysans sont devenus des ouvriers, des ouvriers non qualifiés sont devenus des techniciens, et les techniciens des ingénieurs et des cadres. C’était une période de grandes opportunités et de mobilité sociale. Aucun pays dans le monde n’a fait entré autant de femmes dans les usines en si peu de temps. Des comités de femmes se sont constitués dans les usines et les mines pour ouvrir les emplois jusque-là réservés aux hommes, comme les emplois techniques et qualifiés. De plus, des cantines publiques, des crèches et des laveries ont été créées pour alléger les femmes des charges du travail domestique en contribuant à sa socialisation. Les relations entre hommes et femmes commençaient à changer.

N.A : Comment, alors que l’Union Soviétique sortait tout juste de la guerre et comptait une majorité de paysans et une grande pauvreté, de telles avancées ont-elles été possibles ? Quel a été le rôle du Parti Bolchevique dans ce processus ?

W.G : Nous devons comprendre que les projets de l’Union Soviétique n’ont pas toujours rencontré le succès espéré. Ils rencontraient beaucoup d’obstacles comme la pauvreté, le très bas niveau de l’éducation, un taux de chômage élevé, une économie ruinée durant toute la période des années 1920, un monde paysan encore profondément marqué par la propriété privée et le modèle patriarcal, et le manque de revenus du gouvernement. Tout cela a rendu très difficile la réalisation de ses principaux projets. Le Parti Bolchevique a joué très certainement un rôle dans ce processus, mais le Parti lui-même n’était pas une entité monolithique. Parmi ses membres, certains partageaient bon nombre de préjugés et avaient des visions différentes.

En vérité, ce sont les femmes ouvrières et paysannes elles-mêmes, des femmes membres du parti, qui ont eu un rôle crucial pour faire avancer l’agenda concernant les mesures destinées aux droits des femmes. Des femmes comme Aleksandra Artiukhina et Klavdia Nikolaeva, qui, à l’époque du Tsar, avaient commencé à travailler étant enfant dans les usines textiles et les blanchisseries, et venaient des couches les plus déshéritées de la société. Ces femmes bolcheviques ont mené une bataille à l’intérieur du Parti pour fonder une organisation des femmes dans le Parti et pour appuyer dans le sens d’une avancée des droits et des conditions de vie des femmes.

Les hommes du parti, que ce soit au sein de la direction, dans les villages ou dans les ateliers, étaient souvent hostiles à leurs revendications. Mais ces femmes ont compris que la liberté ne s’offre pas sur un plateau d’argent. Les femmes, à l’image de la population, doivent se battre pour l’obtenir. Bien que le Parti ait officiellement accepté les revendications concernant la libération des femmes, les femmes membres du Parti devaient malgré tout se battre pour que la question des femmes soit prise en compte. La Parti était alors une très vaste organisation, composée de plusieurs centres de décision, des comités locaux à l’échelle du district, de la province ou nationaux. Il était composé de plusieurs centaines de milliers de membres (jusqu’à 990000 en 1927) qui, eux-mêmes, faisaient preuve de différents niveaux de conscience.

Officiellement, le Parti avait un programme extrêmement progressiste. Mais cela ne signifiait pas que les hommes, et en particulier les travailleurs et les paysans, tout comme à l’échelle des comités locaux, les femmes et la question de la condition féminine soient toujours traités avec respect. Lénine avait participé à l’élaboration d’un programme progressiste à l’égard des femmes, mais, comme vous le savez, il n’était pas le seul membre du Parti. Il y avait de nombreux niveaux de prise de décision et de nombreux membres. Comme dans n’importe quelle organisation, même dans celles qui défendent un programme très progressiste, le Parti Bolchevique avait ses propres luttes internes et comptait également des camarades peu favorables à la problématique du droit des femmes.

N.A : A partir de la moitié des années 1920, il y a eu un certain nombre de reculs sur la question des droits des femmes. Quels étaient ces reculs et comment les expliquer ?

W.G : Les principaux reculs ont été la conséquence d’un très fort taux de chômage parmi les femmes durant la première décennie suivant la révolution et la famine de 1921. La famine, accompagnée d’une économie en ruine et de l’état de destruction lié à plusieurs années de guerre, a mis à la rue des millions d’enfants. Bien que l’État souhaitait socialiser le travail reproductif, créer des maisons et des orphelinats pour ces enfants, il n’en avait pas les moyens. Le premier abandon de ce programme survient au début des années 1920 quand il décide d’encourager l’adoption au sein des familles de paysans. Au départ, il était contre ce type de mesure, car l’État craignait que les paysans n’usent de ces enfants comme d’une main d’œuvre gratuite. L’autre problème était du couplage entre un fort taux de chômage féminin et la rupture des unions permise par la légalisation du divorce. Beaucoup d’hommes divorçaient, quittaient leurs femmes, leurs laissant la charge des enfants sans leur apporter de support financier. Les femmes, pour qui il était difficile de trouver un emploi, étaient souvent forcées à recourir à la prostitution. Cette situation, c’était la face sombre et honteuse de la révolution.

N.A : Quelles sont les leçons que les femmes qui se battent pour plus d’égalité peuvent tirer de la Révolution Russe ?

W.G : Beaucoup ! D’abord, que le programme des révolutionnaires russes contenait beaucoup de propositions qui sont source d’inspiration, en particulier celle du droit à l’emploi, de l’indépendance financière, et de la socialisation du travail domestique. Aujourd’hui, dans la plupart des pays du monde, les femmes n’ont toujours pas accès aux cantines publiques, à des centres de garde de qualité pour leurs enfants, aux laveries, et à d’autres services qui pourraient les libérer des charges de la maison.

La dernière fois que je suis venue au Brésil pour une conférence, deux femmes de ménage sont venues me parler après mon exposé. Elles étaient très enthousiastes à l’idée d’une socialisation des tâches ménagères pour TOUTES les femmes. « Pourquoi, m’ont-elles demandé, ce sont aux femmes pauvres de nettoyer les maisons des hommes et des femmes riches ? ». Le droit à l’avortement et l’accès gratuit à la contraception sont également des droits fondamentaux. Les femmes doivent être en mesure de contrôler leurs propres corps si elles veulent se réaliser en tant qu’être humain à part entière et égal de l’homme. Le libre choix de son conjoint ou époux est aussi absolument nécessaire. Les femmes et les hommes doivent être libres de choisir leur partenaire sur la base du respect mutuel et de l’amour, et tout aussi libres de rompre ces relations si cette base n’est plus présente.

Aussi, les femmes militantes au sein du Parti Bolchevique nous ont montré que le pouvoir n’est jamais donné volontairement par ceux qui le détiennent. Elles ont dû se battre pour les droits des femmes à l’intérieur comme à l’extérieur du Parti. Et ce n’a jamais été facile. Voilà une leçon pour toutes celles et tous ceux qui se battent pour un monde meilleur.

Trad. N.K


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