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La signification des barricades

Daniel Bensaïd

La signification des barricades

Daniel Bensaïd

La nuit du 10 au 11 mai 68 est connue sous le nom de nuit des barricades. C’est le premier soir où des barricades sont érigées dans les rue du Quartier latin. Daniel Bensaïd raconte cette nuit de combat dans Mai 68 : Une répétition générale

Barricade rue Paul-Bert, Bordeaux, mai 1968
Barricade rue Paul-Bert, Bordeaux, mai 1968

Dans leur ouvrage écrit dans la foulée des événements de Mai 68 et pour les « militant de Mai », comme le précise l’Avertissement, Daniel Bensaïd et Henri Weber reviennent sur la nuit des barricades, probablement la nuit la plus célèbre de ce moi de Mai 68. Après les émeutes spontanées du 3 mai en réponse à l’arrestation des militants réunis en Sorbonne et la journée du 6 mai avec des violents affrontements dans le Quartier Latin, le 10 voit le degré de confrontation entre les jeunes et les forces de répression monter d’un cran. Cette nuit d’émeute et de combat restera comme la nuit de barricades, nuit où le pouvoir gaulliste, par la répression féroce qu’il lance, va précipiter les organisations politiques et syndicales dans la grève générale et entrainer quelques 10 millions de jeunes et de travailleurs dans le mouvement.
Mais qu’est-ce qu’une barricade ?

Daniel Bensaïd, philosophe, militant, membre fondateur de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Parmi ses ouvrages : Jeanne, de guerre lasse, Gallimard, paris 1991 ; Marx l’Intempestif, Fayard, Paris, 1995 ; La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Éditions de la passion, Paris, 1995.

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Signification des barricades

C’est à ce moment, vers 21h30, que surgit d’on ne sait où le véritable trait de génie.
Dans l’attente d’un affrontement éventuel, les militants entassent les pavés sur la chaussée. Prenant très au sérieux l’idée du « siège », certains transforment ces réserves de munitions en véritables barricades. Rétrospectivement, on a parlé de barricades dès le 3 mai. En fait, c’est dans la nuit du 10 au 11 mai qu’apparaissent les premières véritables barricades. Jusqu’alors on encombrait la chaussée d’obstacles divers afin de bloquer la circulation, on disposait les voitures en chicane pour briser les charges de flics. On n’avait jamais construit de véritables barricades, hautes de 2 mètres et défendues par quelques centaines de militants décidés.
L’idée des barricades fut l’un de ces coût de génie dont les masses sont prodigues en période révolutionnaire. Encore une fois, elles étaient militairement dérisoires. Piètres « techniciens de la guérilla urbaine » que ces étudiants qui édifièrent le camp retranché de la rue Gay-Lussac ! Les barricades étaient disposées en dépit du bon sens. Barrant plusieurs fois complètement une même rue, elles gênaient la mobilité des manifestants. L’une d’entre elles obstruait même une impasse !

Barricades rue Gay-Lussac, Paris, 11 mai 1968
Barricades rue Gay-Lussac, Paris, 11 mai 1968

Mais sur le plan politique, les barricades constituaient une trouvaille magnifique. Pour le prolétariat français, la barricade est un symbole riche en réminiscence. Elle réédite tout un passé de combat sans faiblesse dont les travailleurs gardent la nostalgie. Elle ranime les spectres de 1848 et de la Commune, le mythe de la grève générale insurrectionnelle et de l’action directe, tous les hauts fait de la classe ouvrière française, profondément enfouis dans sa conscience collective et étonnamment présents à sa mémoire. Derrière nos barricades, nous essayions d’imaginer les réactions des travailleurs à l’écoute des transistors : « tout autour de la Sorbonne, les étudiants dépavent les rues et élèvent des barricades... De véritables barricades, dont certaines s’élèvent de plusieurs mètres du sol, surgissent au Quartier latin... La Quartier latin se couvre de barricades... les manifestants dépavent au marteau-piqueur... Paris compte désormais un quartier insurgé... On voit mal comment sans de violents combats, les forces de l’ordre pourraient dégager le centre de la capitale... Plusieurs barricades semblent véritablement imprenables... On se croirait en pleine Commune... ».

Les barricades, par ailleurs, démultiplient la puissance de la pression étudiante. Elles soulignent la détermination des manifestants. Elles « matérialisent » leur volonté d’occuper le Quartier au finish. Elles rendent cette occupation infiniment plus explosive et encombrante. Dans l’épreuve de force engagée, elles constituent un atout décisif dans le jeu des étudiants. Plus que jamais, le pouvoir est placer au « pied du mur ». Il ne peut plus louvoyer. Il n’y a pas de troisième voie. Il faut choisir, et choisir vite. Or, de quel côté qu’on l’envisage, le choix est également éprouvant. Si le pouvoir cède, il aura cédé à la pression de la rue. Plus, même : il aura cédé à l’insurrection. Les barricades démultiplient la note à payer. Les concessions du pouvoir révéleront sa faiblesse devant les forces extrêmes de l’action directe. Le risque est grand alors que le mouvement étudiant fasse école. D’autres catégories sociales se saisiront des nouvelles formes de lutte dont l’efficacité s’imposera aux yeux de tous. Mais s’il ne cède pas le pouvoir doit sévir. Il ne peut tolérer que surgisse au cœur de Paris un centre insurrectionnel. Il lui faut enlever les barricade, prendre d’assaut l’immense camp retranché, affronter des milliers de jeunes étudiants, ouvriers, lycéens, manifestement résolus à tenir. Il lui faut prendre la responsabilité de déclencher les plus violentes batailles de rue que Paris ait connues depuis la Libération ! Il lui faut prendre le risque de centaines de blessés et probablement de morts. Or, l’opinion publique est du côté des étudiants. Quelles seront ses réactions face à ce nouveau bain de sang ?

Tel est le dilemme dans lequel le mouvement étudiant vient d’enfermer le pouvoir. Ou bien céder sur toute la ligne et révéler ainsi se faiblesse réelle devant l’action directe, ou bien franchir un nouveau pas dans l’escalade répressive et dresser ainsi contre soi la quasi totalité de la population.
Le gouvernement est pris au piège. Quoi qu’il fasse, c’est la catastrophe. Un vent de panique se lève dans les hautes sphères. Éperdues, les autorités cherchent la solution miracle qui leur évitera l’affrontement qu’elles redoutent et la capitulation qu’elles refusent encore. Sur instructions ministérielles, le recteur Roche invite les représentants syndicaux à se rendre en Sorbonne « pour examiner les conditions dans lesquelles les cours pourraient reprendre ». Dérisoire appel du pied ! Il y a longtemps déjà que ce type de concession ne correspond plus aux exigences du mouvement. Ce qu’exigent les manifestants, c’est un engagement ferme stipulant la libération de tous les emprisonnés. Alain Geismar rejette en leur nom ce compromis débile. À la suite de quoi une négociation publique s’engage sur les ondes de R.T.L. entre le recteur Chalin, émissaire du gouvernement, et Alain Geismar porte-parole des « insurgés » !

Geismar fait de la levée des sanctions le préalable des préalables et suggère au recteur d’arracher la décision au ministère de l’Intérieur ! Le recteur accepte et donne rendez-vous « dans dix minutes ». Au bout d’une heure, il apporte une fin de non-recevoir. Les étudiants renforcent les barricades.
A partir de minuit commence le ballet des ministres. Louis Joxe, garde des sceaux, premier ministre par intérim, confère avec Jacques Foccart, Peyrefitte, Michel Debré. Ensembles ils s’entretiennent avec Chrisitan Foucher, grand maître des polices et commentent un rapport de Grimaud, préfet de police.

La dernière barricade, rue des Saints-Pères, Paris, mai 1968
La dernière barricade, rue des Saints-Pères, Paris, mai 1968

Prises dans nos rets, les autorités se débattent et s’affolent. Mais le piège ne cédera pas. C’est du cousu main. Entre l’agression massive et la capitulation totale il va falloir choisir. Messieurs les ministres sont des hommes d’ordre. Leur penchants naturels les incitent à la répression. Après avoir étalé au grand jour leur désarroi, ils choisissent de réduire les barricades.

Nous n’insisterons pas sur la bataille. Les récits et les témoignages abondent. Les résistances des jeunes étudiants, ouvriers et lycéens fut courageuse et opiniâtre. Contre toute attente, ils tinrent le pavé jusqu’au petit jour. Mais cette nuit fut plus que jamais remarquable par l’extraordinaire capacité d’initiative et d’auto-direction de la masse révolutionnaire. A chaque étape de la lutte surgissait de la foule les militants anonyme qui accomplissaient à la perfection les tâches du moment. […]

A 6h du matin, Daniel Cohn-Bendit lance l’ordre de dispersion. Stigmatisant les violences policières, il appelle les centrales syndicales et les partis démocratiques à organiser une grande manifestation à Paris, lundi 13 mai. Aucune organisation de « gauche » ne peut désormais se dérober. Des millions de Français ont suivit toute la nuit les récits des combats. L’opinion est profondément secouée. Les radios périphériques débitent une avalanche de communiqués flétrissant l’attitude du pouvoir.

Le mouvement étudiant vient de remporter une éclatante victoire. Par son action exemplaire, il a isolé le gouvernement, rallié l’opinion publique, contraint à la lutte les syndicats et les partis ouvriers. Dans la soirée, cette victoire tourne au triomphe. À 21h35, George Pompidou, premier ministre, revenu d’Afghanistan, donne solennellement satisfaction aux revendications étudiantes. Dès lundi, les facultés seront réouvertes, « la cour d’appel pourra, conformément à la loi, statuer sur les demandes de libération présentées par les étudiants condamnés ».
Pour la première fois depuis 10 ans, l’État fort gaulliste est vaincu par l’action des masses. Quelques dizaines de milliers d’étudiants, de lycéens et de jeunes travailleurs viennent de lui infliger sa première cuisante défaite. Et cet exploit modifie profondément l’équilibre politique. Au cœur du régime quelque chose d’essentiel vient de se briser.

Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68 : Une répétition générale, Maspero, Paris, 1968, p. 136-141.

Ahmet Ogut, Bakunin's barricade, 2015
Ahmet Ogut, Bakunin’s barricade, 2015

Bakunin’s barricade (2015), de l’artiste turc Ahmet Ögüt, s’inspire du projet de système de barricades imaginé par Bakounine à Dresde, en 1849.

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