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Affaire Nicolas Jounin

Le commissaire a dit. Six mois de prison pour le sociologue enragé

Ce jeudi 3 novembre, le sociologue Nicolas Jounin a finalement été condamné à six mois de prison avec sursis pour une agression imaginaire sur un policier. La procureure de Bobigny avait requis huit mois lors du procès tenu le 6 octobre dernier, quelques heures après la conférence de presse que j’avais organisé en mairie de Saint-Denis pour dénoncer les violences policières que j’ai subies. Le collègue se réserve évidemment le droit de faire appel. Mais, déjà, son histoire constitue une petite tranche de vie sous état d’urgence permanent. Guillaume Vadot

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Parole assermentée, parole d’évangile (et procureure-pasteure)

D’abord à travers la comédie qui a tenu lieu de procès. Bien sûr, il y a toujours quelque chose de factice chez une justice qui feint de ne pas voir que ce qu’elle traite au quotidien témoigne de ce qu’est notre société et non de déviances individuelles qui se répéteraient à l’infini, sans que l’on ne puisse savoir pourquoi (la nature humaine…). Mais, ici, quand on se penche sur ce qui a été dit à Bobigny, on se demande jusqu’où peut aller la farce. D’ailleurs, l’audience du procès a ri plusieurs fois, surprise par tant d’absurdité dans l’argumentation à charge contre le collègue. Car, sur quelle base vient d’être condamné Nicolas Jounin ? Non pas les déclarations de sa prétendue victime, qui se dit incapable d’identifier le manifestant qui l’aurait faite basculer à terre et l’aurait frappée. Ce policier de la BAC, plus grand que Nicolas de dix bons centimètres, affirme par ailleurs que la personne qui l’a agressé était « d’un sacré gabarit ». Et a fait des déclarations différentes entre son propre PV et sa visite médicale.

Non, c’est le commissaire de Saint-Denis, David Le Bars, qui s’est chargé de l’identification. Alors qu’il est très peu sûr, au vu de la disposition des faits, que cet officier ait pu voir ce qui se passait. Alors qu’il a été démontré lors du procès par Raphaël Kempf, l’avocat de Nicolas Jounin, que la description faite par ce commissaire l’avait été a posteriori, puisqu’elle insistait sur la « calvitie » du collègue, pourtant couverte d’un bonnet ce matin du 28 avril. « Est-ce qu’un commissaire de police peut désigner quelqu’un par hasard ? », s’était contentée de répondre la procureure le 6 octobre. « Est-ce qu’il va mentir sur procès-verbal alors qu’il est passible de cour d’assises ? ». Drôle d’argumentation, qui veut faire reposer un jugement sur la qualité des acteurs, au sens que le mot avait sous l’Ancien régime. Le ci-devant commissaire ne fut donc pas inquiété, malgré les faiblesses cocasses de ses déclarations, qui constituent les seules « preuves » contre le sociologue.

À défaut de preuves, justement, la procureure s’était lancée dès le 29 avril dans un prêche douteux. Alors que Nicolas Jounin refusait la comparution immédiate, elle évoquait le « contexte actuel et les risques de récidive alors que de nouvelles manifestations sont programmées » pour demander…son placement en détention provisoire jusqu’au 6 octobre (vous avez bien lu) ! J’y repensais le 4 octobre dernier quand, lors du passage en cassation du « procès des contrôles au faciès », l’agent judiciaire de l’État avait placé au cœur de sa plaidoirie le fait que les centaines de pages de rapports sociologiques et statistiques qui prouvaient la réalité de cette racialisation par le travail policier n’étaient pas recevables, car la justice n’est pas là pour évaluer « un contexte » mais uniquement « des faits précis et circonstanciés ». Le jeudi 6 octobre donc, à Bobigny, cette procureure a cherché en vain l’effet dramatique en évoquant « une scène hallucinante de violence collective, où 150 personnes enragées tentent de forcer un barrage de police », en expliquant au sujet du sérum physiologique que Nicolas avait dans ses poches que « ces fioles, elles permettent de persévérer dans la violence ». Mais oui…

Et pourtant, le 28 avril…

Les juges, ces juges que les policiers qui manifestaient ces derniers jours accusent de « laxisme », ont donc suivi cette représentante de l’État dans sa recommandation de faire preuve d’une « particulière sévérité » sur la foi de cette farce scénarisée par le commissaire de Saint-Denis. Pour sauver la face de celle-là ? La carrière de celui-ci ? Même s’il peut y avoir ce genre de tensions en interne de l’appareil répressif, même si la procureure en a joué explicitement en rappelant aux juges que mettre en cause le témoignage du commissaire serait imposer un saut à la procédure, il me semble que c’est surtout parce qu’il n’était pas possible de punir le 28 avril ce dernier que Nicolas Jounin a servi d’exutoire.

Le 28 avril était jour de mobilisation nationale contre la loi travail. Les cheminots étaient en grève. Les intermittents et précaires aussi, et de manière reconductible depuis plusieurs jours. Étudiants et lycéens manifestaient. On était au cœur des quatre mois de lutte de ce printemps. Et, chaque jour, des textos arrivaient donnant rendez-vous pour une action le lendemain. Ce jeudi matin, donc, à l’appel de l’assemblée générale interprofessionnelle de Saint-Denis, près de 300 personnes s’étaient retrouvées dès 6 h pour installer un barrage filtrant et distribuer des tracts aux salariés du port de Gennevilliers. J’étais pour ma part, avec le comité de mobilisation de Paris 1, présent en soutien à la gare d’Austerlitz. Nous étions beaucoup à suivre de loin cette action à travers les boucles de SMS. Je me souviens que les CRS ont commencé par déloger le barrage filtrant et repousser le groupe de manifestants, qui a décidé de converger vers l’AG prévue à Saint-Denis. Puis, des messages d’alertes : ils et elles étaient nassés à Carrefour Pleyel. Des collègues, des amis et étudiants de Paris 8 m’écrivaient. Une centaine d’entre eux était en train d’être embarquée, manière d’empêcher leur AG, d’affaiblir la manifestation de l’après-midi, qui se reproduira chaque fois plus intensément jusqu’à la ronde humiliante imposée le 28 juin autour du bassin de la Bastille. C’est à ce moment-là que N. Jounin, mais aussi Nicolas Palmyre, syndicaliste et cheminot d’Austerlitz, ont été brutalisés et interpellés. Depuis la gare, puis la manifestation, s’était organisé le rassemblement qui, dès le lendemain, avait rassemblé 300 personnes devant le tribunal de Bobigny.

Ce 28 avril, nous ne savions pas encore que les raffineurs s’apprêtaient à entrer eux aussi en grève illimitée, faisant monter d’un cran le niveau de confrontation ; d’autant qu’ils se joignaient à leurs collègues des ports et docks, et précédaient le mouvement finalement suivi par celles et ceux de la SNCF. Le soir de ce jeudi-là, sur la place de la République dans le cadre de Nuit Debout, s’était aussi tenue une assemblée bien particulière, regroupant plus de 2000 personnes autour de représentants de plusieurs secteurs en lutte…mais aussi de Philippe Martinez, qui sortait tout juste du congrès de la CGT. Des centaines de questions le pressaient, sur la plateforme en ligne et sur la place, pour lui demander de lâcher la bride, d’aller vers la généralisation du mouvement, tous ensemble et en même temps. Ce n’est pas par nostalgie que je ravive ces souvenirs, mais pour faire comprendre quel est le vrai « contexte » de la farce de Bobigny, et d’où ses dramaturges ont tiré leurs motifs et leur détermination.

« Et quand Daech viendra à la Sorbonne, vous allez vous branler ? »

Quand, le 22 septembre dernier, j’ai voulu filmer le contrôle violent d’une femme noire, une scène que j’étais loin de voir pour la première fois, les policiers (de Saint-Denis là aussi) qui m’ont violenté m’ont demandé ce que nous, profs, ferions si Daech venait à la Sorbonne : « vous allez vous branler ? ». Ils évoquaient la menace terroriste pour justifier leur brutalité vis-à-vis de cette dame racisée qui avait perdu son pass Navigo, et réaffirmer leur impunité. Mais, aussi, ils étaient spécifiquement « enragés » (oui, Madame la procureure) par le fait que je sois enseignant : « sale gauchiste ! ». Car, à leurs yeux – et ils n’ont pas entièrement tort, tout en étant loin d’avoir raison, malheureusement – l’université incarne la résistance qui s’est développée au printemps contre les réformes libérales et la course de vitesse autoritaire. Cet autre jeudi se sont donc condensées et renforcées mutuellement, en quelques minutes, les violences « au faciès » de la police (et des gendarmes, dans le cas d’Adama Traoré et de nombreux autres) dans une ville comme Saint-Denis, et la hargne répressive qui s’est libérée ces derniers mois contre ceux qui se levaient pour faire obstacle à la loi travail. Le tout dans le cadre de l’état d’urgence, où toute contestation, toute déviance, peut être assimilée au terrorisme. Encore une fois, il y a bien un « contexte » aux violences policières, à la répression judiciaire. Qui dira que celui-ci n’est pas général et politique ?

Depuis plus de deux semaines, des policiers manifestent régulièrement la nuit, ou devant des lieux de pouvoir, débordant leurs propres syndicats, et les règles auxquelles ils sont soumis. Beaucoup de commentateurs ont noté le mimétisme formel de ces démonstrations avec le mouvement Nuit Debout, où avec des pratiques de manifestations développées au printemps. Comme nous le pointions à plusieurs, syndicalistes, universitaires et familles de victimes dans une tribune parue sur Mediapart vendredi dernier, leurs revendications elles aussi sont inspirées du printemps, mais sur un autre mode, celui de l’antagonisme. Des peines plus lourdes pour les accusés d’outrage, de rébellion ou de violences sur personnes dépositaires de l’autorité (comme c’est le cas de Nicolas Jounin), le retour des peines planchers et la fin du sursis (il aurait du être envoyé carrément six mois derrière les barreaux ?), plus de moyens ou encore une présomption de légitime défense quand ils blessent ou tuent. Et ces policiers ont obtenu gain de cause sur presque tout. Leur dissidence se trouvait en effet assez conforme, dans son contenu, au cours politique d’ores et déjà suivi par le gouvernement.

Relaxe pour Nicolas Jounin, faisons front contre ce tournant autoritaire et policier

On le voit, la farce dont est victime Nicolas Jounin n’est qu’un épisode d’une comédie plus générale, d’un véritable tournant autoritaire et répressif qui, au prétexte du terrorisme, prétend doter l’État de la force nécessaire à faire passer un agenda néolibéral auquel la grande majorité de la population ne consent toujours pas, malgré trente ans de « pédagogie ». Le cibler, lui syndicaliste et sociologue du travail reconnu, c’est tenter une démonstration symbolique à l’ensemble des enseignants-chercheurs et au monde de l’université : votre statut ne vous met pas à l’abri. La logique est la même, cette fois envers le monde du travail dans son ensemble, quand les huit ex-salariés de Goodyear sont condamnés à 24 mois de prison. Il n’est pas admissible que Nicolas Jounin, pas plus que toutes et tous les autres, servent à cette démonstration politique réactionnaire. Ce changement des coordonnées dans lesquelles nous évoluons, entre répression directe et remise en cause des droits démocratiques, ne pourra être contré que s’il lui répond un changement dans nos consciences. Notre résistance doit aller de pair avec un refus, désormais, d’accepter le traitement réservé par l’État aux classes populaires et aux populations racisées dans les quartiers. Car c’est ainsi, dans cette alliance, qu’elle trouvera l’énergie qui lui est nécessaire. C’est le sens de l’appel à « faire front » qui avait été lancé à Paris 1 lors d’un meeting le jeudi 6 octobre. Et le lien indissoluble qui unit le combat du printemps et ceux de cet automne.


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