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Beyonce, Emma Watson & The L Word

Le féminisme peut-il être « cool » ?

L’incorporation de certaines revendications du féminisme aux agendas officiels a eu pour conséquence l’élimination des traits radicaux du mouvement. Ce virage n’a pas été anodin et a construit une image obsolète du féminisme comme outil de transformation sociale. Celeste Murillo

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L’abandon des mobilisations des rues dans les années 1970 a eu comme conséquence la progressive institutionnalisation du féminisme, son « ONGisation » et intégration dans les agendas officiels. A travers cette intégration, les féministes feront ce que Nancy Fraser a appelé un « grand tournant dans l’imaginaire féministe : tandis que la génération précédente avait cherché à refaire l’économie politique, la nouvelle s’est concentrée à transformer la culture » (Fortunes of Feminism : From State-Managed capitalism to Neoliberal Crisis). On peut dire aujourd’hui que la portée de cette bataille culturelle est, pour le moins qu’on puisse dire, contradictoire.

Si les années 1980 et 1990 ont été marquées par la « longue nuit » néolibérale, il y a eu aussi, dans les pays impérialistes, la reconnaissance et l’extension de droits civils. On a développé ailleurs une critique de certains aspects de ce processus, surtout sa portée limitée (qui concerne majoritairement les couches moyennes et supérieures de la société).

Lors des décennies marquées par le recul des mouvements radicalisés au niveau international, il y a eu un mouvement similaire dans le domaine de la culture. La sociologue Eva Illouz a désigné ce processus comme le passage d’un mouvement politique vers un « code culturel, utilisé dans la publicité, les séries télévisées, les films et les romans (…) cela a même réussi à ce que le féminisme perde son tranchant politique, devenant un geste vide » (Erotismo de autoayuda, Cincuenta sombras de Grey y el nuevo orden romántico, 2013).

Les États, organismes gouvernementaux et la production culturelle ont intégré ce féminisme, en tant que droits, des lois qui « protègent » les femmes, et dernièrement dans un langage inclusif et politiquement correct. C’est vrai que les vieilles grimaces de la société patriarcale ont moins de poids (et se mélangent avec des images plus modernes, issues malgré tout de vieux modèles). Il n’est plus politiquement correct de rigoler d’expressions racistes ou xénophobes ; il y a des « quotas » de tous les secteurs opprimés dans les médias, s’inspirant de la discrimination positive de la vie politique (bourgeoise). Et tandis que persistent le racisme, le sexisme ou l’homophobie, ce « code culturel » couvre de tolérance et de diversité les visages des démocraties capitalistes.

Mais cette correction n’est pas neutre. De fait, comme le souligne à raison Nancy Fraser, « les changements culturels mis en avant par la deuxième vague, justes en soi, ont servi à légitimer une transformation structurelle de la société capitaliste qui avance directement contre les visions féministes d’une société juste » (Feminism, capitalism, and the cunning of history, New Left Review, March-April 2009).

Cette opération a dépouillé le féminisme de toute critique radicale et a éloigné toute perspective de transformation sociale (quelque chose de similaire a eu lieu avec la lutte contre le racisme et l’homophobie). Plus ce « code » est intégré, plus docile et inoffensif il devient. La production culturelle est un clair exemple de cette intégration/réduction du féminisme. Un des résultats les plus étendus est ce que l’on peut appeler le « féminisme cool », qui incarne ce que cette société accepte du féminisme (et, par omission, ce qui en est exclu).

Un code culturel d’intégration


Comme on l’a dit plus haut, l’intégration comme « code culturel » n’a pas signifié un élargissement de l’influence de la critique sociale qu’a représenté le féminisme pendant les années 1960 et 1970. Le féminisme cool peut comprendre tant une vision égalitariste comme son contraire, celui de la différence. Ces deux visions ont gagné du terrain dans la production culturelle : en positif, avec l’incorporation de plus de personnages femmes et avec moins de stéréotypes (ou correspondant à des stéréotypes plus récents) et, en négatif, avec une correction politique « extrême », qui sur-analyse les productions culturelles contemporaines. Mais, en général, être féministe est passé d’une prise de position politique à un marqueur social, à quelque chose de cool.

Ce changement a été salué comme un « geste de maturité », finalement le féminisme avait abandonné l’utopie de l’émancipation et de la libération sexuelle. Et en quelque sorte ce fut ainsi. La deuxième vague est passée de la critique de l’État providence dans les pays impérialistes et l’alliance avec les mouvements radicaux, à la critique de l’« inégalité des sexes » sans remettre en cause l’inégalité fondatrice de la société capitaliste entre exploiteurs et exploités. De la critique de la famille bourgeoise comme normalisatrice de la vie sexuelle à la revendication de l’élargissement des « types de famille ». De la critique de la norme hétérosexuelle à la seule revendication de la reconnaissance légale des sexualités et des genres.

Ce passage s’est fait avec l’avancée significative dans la reconnaissance des droits, refusés pendant des décennies, de secteurs opprimés. Ceci a impacté la production culturelle de la dernière décennie, où les représentations et les thématiques liées au mouvement LGBTI ont peuplé la télévision et le cinéma. Dans les productions culturelles américaines, avec un grand poids dans les écrans télévisés, la communauté LGBTI est passée d’être le personnage « bizarre » à être le protagoniste de séries entières comme dans The L Word et Looking, ou intégré dans des « familles normales » comme Modern Family [1].

Presque sans exception, ces représentations annulent complètement les conflits. Dans les cas où la sexualité est au premier plan, il n’y a pas de conflits économiques, au travail, ou sur les conditions matérielles qui donnent un cadre spécifique à l’oppression sexuelle ou de genre. Dans Modern Family (la plus célèbre des séries mentionnées), les individus sont socialement intégrés : mariés, monogames et avec des enfants. Ce changement ne signifie pas la fin de la stigmatisation ou de l’homophobie, même pas des préjugés, et on voit comment le « code culturel » finit par reproduire des modèles mis à jour, autrefois combattus. Les sexualités « différentes » sont intégrées dans la mesure où elles respectent les règles, tandis que le modèle continue d’être la famille nucléaire : maman/papa, maman/maman, papa/papa, enfants.

Quelque chose de semblable a lieu avec les représentations des femmes, même dans les représentations du féminisme. Les vieilles images de la mère/épouse/femme au foyer sont diversifiées dans les productions culturelles. Même ainsi, le large spectre des représentations des femmes n’exclut pas des combinaisons explosives de misogynie et de féminisme avec des personnages puissants comme Claire Underwood (House of Cards), Olivia Pope (Scandal), ou Alicia Florrick (The Good Wife) [2]. Puissantes et indépendantes, elles se débattent entre le regard du préjugé sexiste qui continue à dominer l’industrie culturelle (une femme froide et calculatrice) et les concessions que doivent faire les femmes pour conquérir l’égalité que leur offre cette société (même dans ses hautes sphères).

En plus de ces changements, être féministe est devenu presque une norme du politiquement correct. Les stars de Hollywood et les chanteuses pop’ millionnaires sont féministes. Les grands moments importants féministes mettant en scène des actrices et chanteuses de notre époque sont par exemple le discours de l’actrice Emma Watson à l’ONU présenté pour la campagne HeForShe, celui de Patricia Arquette lors des Oscars sur l’inégalité de salaire à Hollywood, ou la tournée de la chanteuse Beyoncé avec la gigantographie « FEMINIST » dans ses scénarios. Dans l’actualité, les revendications élémentaires de l’égalité s’inscrivent dans un schéma individuel, et ressemblent à quelque chose qui pourrait se résumer à un « feel-good féminisme » (féminisme pour se sentir bien). Comme le dit si bien la revue espagnole Pikara, cette évolution provient du fait que « le discours sur l’égalité entre hommes et femmes, s’est peu à peu transformé pour se fondre dans le principe de ‘choisir comment vivre ma vie et mon propre féminisme’. C’est devenu quelque chose que les femmes, surtout les plus jeunes, acceptent beaucoup plus facilement, à la condition que cela reste ‘sexy’. » [3]

Autrement dit, le féminisme est passé du collectif à l’individuel, de la libération au choix, de l’émancipation (qui supposait la lutte pour une autre société) à l’obtention de plus de droits (acceptant cette société). Et, il faut le dire, le féminisme mainstream comme le féminisme queer, tout en critiquant l’hyper sexualisation et l’objet-corps dont sont victimes les femmes, y contribuent, soit par action soit par omission.


Une balle dans le pied

Le problème central de cette version « cool » du féminisme est qu’il réduit la lutte pour la libération des femmes à une égalité faite de compromis voire de compromission. Le principal d’entre eux consiste à soutenir l’idée qu’une bataille à la seule échelle individuelle, à partir des choix de vie, peut aboutir (avec le sous-entendu de hiérarchiser les femmes entre celles qui sont capables de le faire et les autres qui ne le sont pas).

Nous nous sommes déjà interrogées à ce sujet : « Comment faire en sorte que "l’extension des droits" conquis ne se cristallise pas seulement comme une stratégie d’intégration au système, et qu’il se transforme plutôt en point d’appui pour une lutte radicale pour l’émancipation de l’ensemble des femmes ? » [4]

Poser cette question, c’est s’attaquer à l’idée que la moitié de l’humanité, soumise au même système social qui opprime la majorité de l’humanité, puisse aspirer par cette voie là, à l’égalité.

En plus de ces reculs, sur les décombres du féminisme, s’est ouvert un véritable champ de bataille dans lequel se sont engouffrés les préjugés réactionnaires, certes jamais inexistants, mais défendus aujourd’hui de manière militante en réaction aux phénomènes politiques inédits qu’ont été les manifestations féministes de rue, aux côtés de la jeunesse et des travailleurs.

Des mouvements comme « Women against feminism » (Femmes contre le féminisme, composé principalement par des jeunes, de petite taille, mais avec une certaine répercussion) ont surgi aux États-Unis : ces mouvements ont exprimé leur rejet du « politiquement correct féministe », affirmant que désormais l’égalité était acquise et qu’il fallait refuser la « politisation du genre ». Women against feminism montre avant tout un rejet du féminisme gouvernemental et des médias, qui prend partie pour un féminisme sans risque, orienté vers le jugement des comportements.

Un phénomène similaire, mais différent socialement, est celui qu’analyse la journaliste Emily Matchar, auteure de Homeward Bound : why women are embracing the new domesticité (Le retour au foyer : pourquoi les femmes adoptent une nouvelle domesticité). Ce livre, publié en 2013 se penche sur les désirs des femmes élevées par la génération de la deuxième vague, celles qui ont atteint des niveaux d’éducation élevés, qui ont accédé à des postes de pouvoir dans les entreprises, et qui ont malgré cela tout abandonné pour élever leurs enfants et revenir au foyer au XXIème siècle. Ce ne sont pas toutes ces femmes qui rejettent le féminisme. Mais beaucoup d’entre elles y intègre la possibilité de « choisir de rester à la maison », ce qui ne contredit pas cette version du féminisme. Mais, surtout, elles rejettent ou ne sont pas intéressées par une perspective collective qui offre ces libertés pour toutes les femmes. Parce que, il n’y a pas besoin que les marxistes le disent, ces « mamans hipster » cuisinent bio, n’utilisent pas de plastique et éduquent leurs enfants à la maison, sont de classe moyenne sup’ et peuvent entretenir le foyer avec le salaire de leur mari. Cette réalité ne concerne qu’une minorité, ce que pointe l’analyse de Matchar. Comme le dit un compte rendu, ironiquement publié dans la section « Food and travel » du Washington Post, « L’analyse [de Matchar] de la nouvelle domesticité remet en cause d’autres sujets plus généraux comme la race, la classe et le genre. Les femmes blanches qui restent au foyer sont le plus souvent plus valorisées que leurs sœurs noires, qui risquent d’être désignées comme des « reines de l’assistance sociale ». Les femmes de classe populaire avec des faibles revenus et moins de temps ne peuvent pas cuisiner tous les repas à la maison et rester à la maison avec leurs enfants. » [5]

Cela s’explique par le fait que la femme soit toujours et avant-tout représentée comme une mère, comme épouse et que l’espace domestique soit en premier lieu considéré comme un territoire de femmes. Tant que ces représentations persistent, tout choix individuel sera conditionné au sein de ce domaine des possibles : et c’est là que se trouve la faille du féminisme cool. En effaçant toute perspective collective de transformation, il réserve seulement à une minorité le droit à choisir, tandis que la majorité vit les longues journées de travail et les emplois précaires (où les femmes sont sur-représentées) [6]. Celles qui peuvent payer ces choix individuels croient que le féminisme n’a plus rien à leur offrir, et celles qui ne peuvent pas payer pour cette liberté croient que le féminisme n’a rien à voir avec leurs vies. Paradoxe s’il en faut dans une période où les sociétés se polarisent, où les droits formels s’étendent (même si dégradés par la crise sociale) tout en étant l’objet d’attaques concrètes sur le plan des moyens accordés par les gouvernements et les secteurs conservateurs : les droits sexuels et reproductifs dont l’accès se restreint tandis que les violences faites aux femmes atteignent des niveaux inattendus [7].

Et ce n’est pas l’égalité formelle ou la critique postmoderne du féminisme édulcoré des publicités, de Hollywood et de la télévision qui y change grand chose. Dans les démocraties capitalistes du XXIème siècle, la pensée des féministes socialistes conserve toute son actualité avec sa mise en garde face au piège de vouloir changer uniquement son « petit monde ». Juliet Mitchell écrivait en 1971 dans Women’s State : « Si on développe seulement la conscience féministe… ce qu’on obtiendra ce sera, non pas une conscience politique, mais l’équivalent du chauvinisme national des nations du tiers-monde, ou l’économicisme des organisations ouvrières ; un regard porté sur soi-même, qui voit le fonctionnement d’un seul segment ; les intérêts de ce seul segment. La conscience politique répond à toutes les formes d’oppression. » Les luttes sociales de notre époque montrent que l’avertissement de Mitchell est juste concernant les perspectives de la libération des femmes. Le féminisme auto-centré, dans son « petit monde », ne représente aujourd’hui ni une perspective, ni un outil politique, et devient totalement obsolète. Pour reconstruire des alliances stratégiques, le mouvement féministe ne doit pas revenir au passé, mais reprendre le drapeau de la transformation sociale, pour conquérir son émancipation et la fin de toute oppression.


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