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Le matérialisme historique de Marx, un outil (toujours) révolutionnaire pour comprendre et agir aujourd’hui

Boris Lefebvre & Avis Cunningham 10 ans depuis le CPE, 7 ans depuis la LRU, 6 ans depuis les retraites… ce sont plusieurs générations d’étudiants, sans parler des lycéens, qui ont suivi leurs études ces dernières années sans être confrontés à une mobilisation nationale comme celle de ce printemps contre la loi travail. Beaucoup de jeunes ont ainsi débuté leur vie politique dans un contexte d’absence ou presque de repères militants, d’expériences transmises, de traditions actives, se posant d’innombrables questions, des plus immédiates (pourquoi, comment organiser telle action ? Pourquoi des assemblées générales de ce type-là, et pas autrement ?), au plus globales : comment réussir à gagner contre le gouvernement ? Dans quelle société, dans quel monde vivons-nous exactement, qui peuvent engendrer de telles lois, et autant de répression ? Autant de points d’interrogation qui ont révélé la nécessité de cadres d’analyse d’ensemble de la situation, et qui ont notamment porté sur qu’est le « marxisme », ce qu'il peut apporter, et pourquoi. On souhaite ici, avec ce sujet central, initier une série d’articles destinés à apporter certains éléments de réponse à des questions de cette nature, qui se sont avérées récurrentes dans la dernière période.

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Les lycéens, les étudiants qui ont fait leur première expérience de mobilisation ce printemps, ont été confrontés brutalement à la répression policière en comprenant petit à petit qu’elle n’arrivait pas là par hasard. Qu’elle est un instrument révélateur du fait que l’Etat et le gouvernement servent activement et depuis longtemps des politiques nuisibles aux travailleurs, aux précaires, aux jeunes, parce qu’elles sont, au contraire, au service d’une classe minoritaire, mais puissante, de riches et de patrons. Chemin faisant, par-delà les événements immédiats, c’est la nécessité d’une analyse approfondie, donc d’outils théoriques adéquats, qui se sont révélés indispensables, non seulement pour comprendre ce monde qui a produit la loi El Khomri, mais surtout, dans le prolongement direct, pour agir de la façon la plus lucide possible contre eux.
Dans un contexte comme celui-là, la floraison de cadres d’interprétation théoriques est déroutante, et le marxisme n’y apparaît le plus souvent, au mieux, que comme une théorie, comme une approche parmi d’autres… Mais le plus souvent, parler de marxisme en 2016, c’est même se voir opposer l’idée que « le marxisme c’est dépassé », que c’est bon à mettre à la poubelle, car le capitalisme aurait triomphé ou pire encore, que le marxisme ne serait bon qu’à engendrer des « systèmes totalitaires » comme l’URSS de Staline, et que s’en revendiquer ce serait avoir déjà un pied dans le goulag… récit qu’a réussi à imposer la pensée dominante depuis plusieurs décennies. Nous revenons ici sur deux aspects du marxisme afin, au contraire, de rappeler pourquoi il n’est justement pas une simple « théorie » parmi d’autres…

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »*

Pour Marx, le moteur de l’Histoire c’est la lutte des classes. Grosso modo : dès que les sociétés atteignent un certain seuil de développement, elles se structurent autour de différences sociales, essentiellement liées à l’accaparement des richesses et du pouvoir par une minorité, et qui constituent de véritables fractures dans le corps de la société. Cet antagonisme entre groupes distincts génère des luttes pour le pouvoir qui, selon les époques historiques, ont pris différentes formes. Lutte des esclaves contre les maîtres dans l’antiquité, lutte des serfs contre les seigneurs au moyen-âge, lutte des bourgeois contre l’ancien régime et, depuis deux siècles, lutte de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production contre ceux qui les possèdent. Par-delà les différences propre aux différents contextes, Marx souligne que la lutte entre les classes repose toujours sur l’opposition entre les possesseurs des moyens de production et ceux qui en sont dépourvus et qui sont, de ce fait, exploités.
Alors que l’époque de Marx voit émerger le salariat comme nouvelle forme d’exploitation des travailleurs, notamment dans le travail en usine, notre époque semble opérer un déni sur la violence que représente ce type de rapport social. C’est le mérite de Lordon d’avoir remis les pendules à l’heure le 9 avril à Nuit Debout, place de la République : « Le salariat est un rapport social de chantage ». En effet, la lutte acharnée des patrons pour générer le maximum de plus-value sur le dos des salariés passe par une lutte permanente des dominants sur les plus faibles. Elle n’éclate au grand jour que quand le pouvoir des exploiteurs se trouve mis en question mais elle a bien lieu à chaque instant de nos vies. Si les exploités se révoltent et entrent en lutte, c’est que les exploiteurs ont commencé la guerre bien avant. Comme le disait en 2005 sur CNN le milliardaire américain Warren Buffett : «  Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner.  » Mais ce triomphalisme se heurte à ses propres contradictions : l’appât du gain des capitalistes générera toujours encore plus de lutte et d’antagonismes. Même si cela prend parfois du temps pour s’organiser, se reconstruire après avoir subi des défaites, et en comprenant les causes, il ne peut y avoir de domination sans résistance à l’oppression.

Dès le milieu du XIXe siècle, Marx et Engels se sont proposés d’élaborer une théorie capable, dans un même mouvement, de décrypter les lois fondamentales du monde capitaliste, de montrer ses fondements, afin que le mouvement ouvrier puisse les saper. Le cœur de ce décryptage, c’est l’analyse du processus de la formation de la plus-value, qui vient constituer l’essentiel du profit des capitalistes. Celle-ci repose sur le fait que quand on ne possède rien, on est obligé de vendre (ou louer) sa force de travail en échange d’un salaire, et que cette activité de travail, pour l’essentiel, produit plus de valeur que ce que représente le salaire. Cette différence tombe directement dans les poches du propriétaire des moyens du travail – le patron. Ce que la théorie marxiste expose, c’est que le fondement même du salariat, c’est l’exploitation du travailleur par le bourgeois. L’histoire du capitalisme n’est que l’histoire des formes et contextes variés par lesquelles cette exploitation s’effectue. Et plus les temps sont à la crise, plus cette exploitation s’intensifie…

C’est ce qui fait que le marxisme est fondamentalement une théorie révolutionnaire : elle fait jaillir de son analyse même la raison pour laquelle le capitalisme est intenable et inique, et le sera toujours, en tant que système fondé en son cœur sur l’exploitation et l’oppression. C’est pour cela que, comme théorie, elle se concrétise immédiatement en termes d’objectifs politiques et d’organisation pour le sujet collectif qui a seul le pouvoir de stopper sa mécanique fondamentale, la classe des travailleurs, en vue de mettre consciemment un terme à son régime de domination.

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer »**

Le sens profond du « matérialisme historique » est que seule la puissance matérielle peut abattre la puissance matérielle dans des circonstances historiques données suffisamment mûres. Cependant Marx écrivait aussi que « la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle » (Introduction à la Critique du droit politique hégélien) : ce n’est pas par de simples idées qu’on change les choses ; mais lorsque ces idées, et en particulier le projet d’une société alternative, animent les luttes, s’incarnent progressivement en elles, sont appropriées collectivement, qu’elles deviennent des puissants moteurs pour l’émancipation.
C’est est en ce sens que le marxisme est une science de l’histoire qui se transforme d’elle-même en théorie de l’émancipation consciente et collective. Mais comme le centre de cette théorie est la compréhension actualisée des transformations du capitalisme et de l’évolution de la lutte des classes, elle est un « guide pour l’action » et non une doctrine figée valable de façon atemporelle, une boussole pratique qui, faisant l’objet d’une appropriation par les travailleurs, les conduit à prendre conscience de leur rôle révolutionnaire historique et à diriger leurs actions vers la victoire, jusqu’à poser les bases d’une société communiste, c’est-à-dire d’une société sans classes et sans Etat.

« Le marxisme est indépassable parce que les circonstances qui l’ont engendré ne sont pas encore dépassées »

« Toute philosophie est pratique, même celle qui paraît d’abord la plus contemplative ; la méthode est une arme sociale et politique » écrivait Sartre dans Question de méthode en 1960, soulignant dans le même texte que le stalinisme, loin d’avoir périmé ou invalidé le marxisme, montrait au contraire que « loin d’être épuisé, le marxisme est tout jeune encore, presque en enfance c’est à peine s’il a commencé de se développer. Il reste donc la philosophie de notre temps : il est indépassable parce que les circonstances qui l’ont engendré ne sont pas encore dépassées ». Le marxisme est né au sein du capitalisme comme la théorie la plus systématique de ses lois fondamentales et des voies pour l’abolir : le capitalisme étant toujours là, plus que jamais le marxisme doit déployer ses armes non pas seulement pour l’interpréter, mais pour avancer dans le processus de son abolition. Pour résumer, on dira que l’action politique, pour être efficace, doit être guidée par une théorie pratique, une stratégie liant consciemment le programme et les moyens d’affronter victorieusement la société existante, avec le projet d’une société alternative, mais sachant décliner, dans des circonstances données, ces fins générales en tâches particulières à mener en fonction des forces et armes disponibles, à l’aune des expériences acquises dans l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes sociales antérieures.

Seule une théorie comme le marxisme tournée vers l’auto-émancipation de l’immense majorité, et lucide sur les moyens nécessaires pour abattre l’ordre existant et sa violence, peut être à la hauteur de cette tâche. En se référant à Engels et à l’importance que celui-ci, avec Marx, attribuait à la lutte théorique, Lénine écrivait dans Que faire ?, « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » : à nous, aujourd’hui, pour que la mobilisation actuelle contre la loi travail accouche de forces nouvelles capables de renforcer le combat contre son monde, de tester et montrer que le marxisme ne sera pas seulement un candidat parmi d’autres à ce rôle, mais est le mieux placer pour l’incarner à la hauteur de ce que la situation commande.

* : première phrase du Manifeste du parti communiste de 1848
** : 11ème des "thèses sur Feuerbach", écrites en 1844-1845 par Marx


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