Point(s) de vue

« Les insurrections sont souvent surprenantes »

Samuel Hayat

« Les insurrections sont souvent surprenantes »

Samuel Hayat

Spécialiste du XIX°, notamment de 1848, chargé de recherche au CNRS, Samuel Hayat, qui a contribué, avec d’autres universitaires, au volume « Le fond de l’air est jaune », publié ces derniers jours au Seuil, revient pour RP Dimanche sur le mouvement des Gilets Jaunes et sur les rapports entre politique, représentation et classe qui se posent en son sein.

Crédits : Gianni Giardinelli

« Insurrection », « situation hors contrôle ». Ces qualificatifs que l’on a vu fleurir sur les chaînes d’info en continu pour définir la situation actuelle relèvent de l’exagération ou correspondent réellement au climat politique et social du moment ?

Tout mouvement social donne lieu, dans le moment même de son déploiement, à des querelles d’interprétation. Lorsque le mouvement est structuré par des organisations, il existe un langage commun, produit d’une longue histoire, qui permet aux gouvernant.es, aux journalistes et aux militant.es de se comprendre et de cadrer le phénomène à peu près de la même manière. Mais dès que l’on sort de ce langage commun, les luttes d’interprétation reprennent. C’était le cas avec l’irruption du « cortège de tête » dans les manifestations syndicales de ces dernières années, ça l’est de manière encore plus flagrante avec les Gilets Jaunes. Il faut donc prendre au sérieux les médias quand ils disent que la situation est « hors contrôle » : c’est bien le cas, au moins sur un plan symbolique, car ils sont face à un mouvement qui échappent aux interprétations classiques, qui est difficile à situer et qui ne semble donc pas assignable à une place donnée dans l’espace des mouvements sociaux.

Le même problème se pose à l’Etat, avec encore plus d’acuité car il ne peut pas se permettre de donner l’impression de perdre le contrôle de la situation, ni symboliquement ni matériellement. D’où la tentation de plaquer sur du connu, en parlant d’émeute, une caractérisation utilisée de longue date pour qualifier les mouvements qui échappent aux logiques instituées de mobilisation sociale. Après, s’agit-il vraiment d’émeutes ? La situation est-elle vraiment insurrectionnelle ? Ces questions me semblent impossible à résoudre. Une chose que nous apprend l’histoire des insurrections, c’est qu’elles sont souvent - pas toujours - surprenantes, et que les contingences y jouent un rôle fondamental. Elles nécessitent souvent que plus grand monde n’ait intérêt ou envie de soutenir le pouvoir, mais cela, on ne le découvre souvent qu’au moment même de l’insurrection. A l’heure actuelle, il ne semble pas que le gouvernement soit sur le point d’être abandonné de tous. Il semble par exemple que les forces de police et de gendarmerie, très valorisées par le gouvernement, soient loin de montrer des signes de défection, au regard du zèle que beaucoup mettent dans la répression.

Vous soulignez, en conclusion de l’un de vos derniers textes, que « le renouvellement d’une politique de l’émancipation devra alors penser à la fois avec et contre [le] mouvement [des Gilets Jaunes], pour la démocratie contre l’oligarchie, mais aussi pour l’expression du conflit contre le consensus – qu’il soit technocratique ou citoyen ».Cela implique-t-il, pour vous qui êtes spécialiste du « moment 1848 », de penser à une sorte d’irruption nécessaire du monde du travail qui, sur des bases de classe, deviendrait un nouvel accélérateur de la situation ?

Tout le propos du socialisme est de montrer l’existence de rapports de domination au sein même de la société, irréductibles à l’opposition politique entre gouvernant.es et gouverné.es. Cela veut dire que le socialisme ne peut jamais se réduire à la défense de la démocratie, même si cet aspect est important, mais vise à la défense de la justice sociale, en s’appuyant sur des groupes qui ont en commun de subir la domination.

Au XIXe siècle, le socialisme s’est appuyé sur le monde ouvrier, en mettant en avant une domination spécifique, celle de classe, ancrée dans les rapports de production industriels. L’irruption accélératrice, révolutionnaire, si elle devait avoir lieu aujourd’hui, s’appuierait-elle sur le seul monde industriel ? Et dans ce monde du travail, sur les seuls ouvriers ? Probablement pas. Les mondes du travail ont connu de profondes reconfigurations et d’autres formes de domination (de race, de genre...) sont certainement tout autant mobilisatrices. Ce qui importe, d’un point de vue socialiste, c’est de ne pas faire de la démocratie, comme expression de l’ensemble des citoyen.nes, l’alpha et l’oméga de la mobilisation, car c’est invisibiliser, et donc participer à reconduire, les formes de domination qui traversent et organisent la société de façon inégalitaire.

Dans quelle mesure le mouvement des Gilets Jaunes est l’expression de la crise des structures habituelles de représentation à gauche de l’échiquier politique ? S’il se définit « ni de droite, ni de gauche », faut-il en conclure qu’il est, au moins partiellement, relié à des secteurs d’extrême droite, ou qu’il s’agirait d’un « mouvement factieux », comme le prétend le gouvernement ?

Il ne faut pas oublier que la représentation de l’espace politique comme un espace polarisé entre droite et gauche est d’abord une représentation de professionel.les de la politique. Elle est issue du monde parlementaire et s’est imposée comme un principe organisateur de la compétition pour le pouvoir. En ce sens, le refus de la division entre droite et gauche est avant tout le signe d’un rejet du monde des professionnel.les de la politique. Cependant, ce rejet n’est pas anodin ou sans effet. La division droite-gauche a beau venir du monde des professionnel.les, elle n’est pas sans contenu : au cours de l’histoire, cette division a acquis une substance, et les deux camps en présence ont développé un contenu idéologique, qui ne cesse d’être retravaillé à mesure des événements.

En cela, refuser l’assimilation à la gauche, pour un mouvement social, c’est aussi ne pas être tenu par une histoire faite de luttes pour l’égalité, pour le socialisme et pour l’émancipation des dominé.es. Ca ne rend bien sûr pas le mouvement factieux, mais ça enlève des armes à ceux et celles qui, au sein du mouvement, voudraient lutter contre les fascistes, mais aussi les anti-écologistes, les défenseurs de la petite propriété et du petit commerce, etc. Si vous ne pouvez pas vous autoriser d’un ancrage de long terme dans la gauche, ses valeurs et son histoire, il est plus difficile de cadrer les paroles, les actions, les slogans, en s’appuyant sur quelque chose de commun qui en quelque sorte oblige les participant.es et mettrait en cohérence leurs revendications, au-delà d’un fond moral largement partagé. C’est une condition d’inclusivité du mouvement, mais aussi une cause de confusion, et c’est porteur à mon avis d’un risque d’impuissance.

Propos recueillis par RPDimanche

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