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Algérie

Mobilisation contre Bouteflika : vers la recomposition d’un nouveau bloc dominant ou la radicalisation ouvrière et populaire ?

Malgré la tentative de censure des réseaux sociaux par le pouvoir Algérien, afin d’éviter la diffusion de l’appel à manifester le 22 février, des centaines de milliers de manifestants ont réussi à occuper la rue et scander « non à la cinquième candidature de Bouteflika », à travers tout le territoire national, en brisant la peur de manifester et d’être maté par les forces de répression.

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Le musellement des libertés d’expressions, de manifestation et d’organisation par le pouvoir, a été battu en brèche par la détermination des manifestants pour exprimer leur volonté de faire barrage au passage en force de Bouteflika par le FLN et ses partisans pour un éventuel cinquième mandat. Le mot d’ordre le plus répandu est d’ailleurs : « peu importe le degré de répression, Bouteflika ne passera pas », (jibou el BRI, djibou sa3ika, makanche el khamssa ya bouteflika).

Cette volonté affirmée d’affronter le pouvoir, exprime à la fois le ras-le-bol d’être encore représenté par l’actuel gouvernement et sa politique libérale qui ne cesse de creuser les inégalités, à travers toutes les réformes antisociales qu’il ne cesse d’orchestrer. Certes, la tendance majoritaire et consensuelle des manifestants pour le moment, est « l’anti-cinquième mandat » face à la santé réduite du président (victime d’un AVC depuis 2013), mais les mobilisations expriment dans leur profondeur la volonté de mettre fin à la tyrannie et à la prédation des richesses nationales au profits des intérêts de la bourgeoisie nationale et des multinationales.

Évidemment, contrairement à ce qu’avancent certains médias et partis bourgeois, défendant une conception spontanéiste du soulèvement et sous-entendant une absence de conscience de luttes sociales et démocratiques en Algérie, l’opposition des travailleurs et des masses populaires à la coalition au pouvoir ne date pas de vendredi dernier. Bien au contraire, de nombreuses luttes contre les politiques antisociales du gouvernement, ont été mené par les travailleurs, la jeunesse, les chômeurs, les précaires, les étudiants, les enseignants, les médecins, les femmes et les quartiers populaires contre les attaques successives visant les acquis historiques de la révolution algérienne et des luttes sociales (école gratuite pour toutes et tous, santé gratuite, transferts sociaux, droit au travail, droit au logement, statut des travailleurs, augmentation des salaires, libertés démocratiques et d’organisation, etc...).

Pourtant, ces luttes ont toujours eu un caractère corporatiste et régionaliste, et se sont confrontées à une difficulté à converger afin d’être visible, comme lors des manifestations du 22 février, et de créer un rapport de force qui permette de faire basculer la situation. Ce manque de convergence exprime surtout le manque de forces politiques et syndicales combatives, capables d’incarner les intérêts des travailleurs et des masses politiques avec une stratégie de dépassement des luttes partielles pour créer un bloc social capable de renverser la politique libérale du gouvernement.

Le dernier soulèvement nous montre à quel point le mouvement est orphelin d’une direction capable de traduire les aspirations des manifestants, et la possibilité de drainer tous les secteurs combatifs, en posant des revendications qui ne se limitent pas à l’anti-cinquième mandat, mais qui permettent de s’opposer à tous les autres candidats qui ne font qu’instrumentaliser la maladie du président afin de dissimuler à quel point ils sont en accord avec lui sur la continuité des réformes libérales et la nécessité d’en finir avec tout ce qui reste du secteur public.

Certains candidats, à l’image de Rachid Nekkaz, ont ainsi tenté d’affoler les manifestants la veille du 22 février, en mettant l’accent sur la possibilité d’une forte répression, afin de décourager les masses de protester. Ces révélations montrent à quel point l’opposition libérale n’a pas intérêt à ce que les travailleurs et les masses populaires prennent conscience de leurs capacités à s’organiser et du rôle déterminant qu’ils peuvent jouer dans cette période caractérisée par un affaiblissement du régime. Elle entend incarner l’alternative dans les urnes du 18 avril, en éloignant toute menace qui pourrait survenir d’une éventuelle radicalisation de la situation, garantissant ainsi intérêts de la bourgeoisie et des multinationales. Ainsi, le même Rachid Nekaz a affirmé qu’une fois élu président « il va oublier le passé », une façon de rassurer les prédateurs nationaux et internationaux de la pérennité de leurs intérêts économiques.

La seule divergence de ces candidats avec le gouvernement en place, c’est le rythme des réformes. Ils se différencient par leur degré de résignation à la feuille de route imposée par le FMI et la Banque mondiale, et au degré de compradorisation de l’Algérie vis-à-vis l’occident. Les différentes dévaluations effectuées depuis le passage vers l’économie de marché et l’application du plan d’ajustement structurel pendant les années 90, divisant la valeur du dinar algérien par 25 au cours des 30 dernière années suite à des décisions politiques, montre la volonté de détériorer le pouvoir d’achat, principalement pour diminuer le salaire réel des travailleurs afin de permettre aux investisseurs nationaux et internationaux d’accéder à une main d’œuvre moins cher, sous le slogan de la compétitivité et de la concurrence. Voici comment l’opposition libérale veut remédier aux 2,3 millions de chômeurs en Algérie (17%), en faisant pression sur les salaires et les conditions du travail.

Le débat économique qui caractérise la situation actuelle tourne autour de la question des subventions et des transferts sociaux, jugés très néfaste pour l’économie algérienne par l’opposition libérale. Une façon claire de s’attaquer aux acquis sociaux, car ces transferts ne sont que du salaire indirect pour les travailleurs et les masses populaires. Par ailleurs, dans un pays dominé par l’impérialisme où 98% des exportations sont issues du secteur des hydrocarbures, qui représente lui-même 70% des recettes fiscales de l’État, et qui subordonne ainsi l’économie algérienne aux besoins en pétrole et en gaz des pays industriels, la crise de 2008 et ses conséquences en termes de baisse de la consommation entraînent un reflux de la rente nationale. C’est l’ensemble de ces facteurs qui sont à l’origine de la contestation sociale de ces dernières années, de l’exil de milliers d’algériens, qui prennent la route de l’Europe chaque année en défiant la mer méditerranée qui engloutit tragiquement des centaines de « harraga », et du soulèvement populaire de vendredi dernier.

La crise de succession et la recherche de l’homme providentiel

Comme tout système bonapartiste, la désignation à chaque échéance électorale et dans chaque nouvelle conjoncture politique de l’homme providentiel, capable de se mettre au-dessus de toutes les classes et d’assurer l’équilibre entre les différentes fractions du pouvoir, est une question cruciale pour la continuité du régime. La fragilité du régime actuel, fait que l’option de Bouteflika, malgré sa maladie, reste encore une solution pour les différentes fractions du pourvoir. D’où tire-t-il cette hégémonie ?

Dès son élection en 1999, Bouteflika a commencé à centraliser les pouvoir entre ses mains, en incarnant la stabilité et l’alternative au chaos des années 90 (guerre civile). Sa capacité à contrôler les islamistes avec le programme de la concorde civile et de la réconciliation nationale, en intégrant certaines personnalités islamistes dans les différents ministères, est considérée comme une avancée au yeux de la majorité du peuple algérien, qui a vécu 10 années d’instabilité et d’insécurité. À partir de ce moment, son bonapartisme poussé à l’extrême, lui a permis d’acquérir une forte hégémonie, allant même au-delà de ceux qui l’ont aidé à prendre le pouvoir en 1999, à l’image d’une fraction de l’appareil militaire. De plus, la situation économique à cette époque, caractérisée par la hausse des prix du pétrole, constitue un élément majeur pour l’accomplissement de son projet libéral visant à assurer la pérennité du pouvoir en maintenant la paix sociale grâce à la manne financière dont disposait l’État algérien.

En 2014, malgré son état de santé qui ne lui permettait même plus de s’exprimer en public, il a été reconduit au pouvoir pour un quatrième mandat, quand bien même le taux d’abstention aux élections présidentielles s’élevait à plus de 50%. En effet, dans le contexte des révolutions des pays voisins, Bouteflika apparaissait comme le garant de l’ordre et de la stabilité au service des classes dominantes. Par la suite, son absence a suscité des tensions entre les différentes fractions de la bourgeoisie, illustrées par le limogeage entre autres du Premier Ministre Abdelmadjid Tiboune, après les élections législatives de 2017, au bout de seulement 72 jours d’activité, mais aussi par les généraux poussés vers la sortie, tels que le responsable du Département des Renseignement et de la Sécurité, le général Toufik.

Les contradictions internes à la bourgeoisie nationale se sont également cristallisées autour du conflit entre l’homme d’affaires Issaad Rabrab et la bureaucratie de l’État ainsi que le Forum des Chefs d’Entreprise (FCE) dirigé par Ali Haddad. Le Front de Libération National, parti au pouvoir depuis 62, a été dans l’incapacité de pallier à ces contradictions qui l’ont mis en position de faiblesse. Cela s’est exprimé lors des dernières élections législatives de 2017 où la coalition au pouvoir a obtenu la majorité des suffrages, mais avec plus de 70% d’abstention auxquels se sont ajoutés deux millions de bulletins nuls. Ces éléments de faiblesse structurelle expliquent l’impossibilité du FLN à trouver un homme providentiel pour assurer la succession de Bouteflika et ainsi la pérennité du régime. Alors qu’il était un vecteur de stabilité au début des années 2000, la candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat est aujourd’hui devenue un élément d’instabilité. Son absence déséquilibre la scène politique, dans un contexte d’absence de force alternative pouvant jouer le rôle de ciment entre les différentes fractions au pouvoir. Élément qui exacerbe encore plus les frictions, et ajoute à l’impopularité du régime.

L’option Ali Ghediri, ex-général de l’Etat-major, s’inscrit dans l’optique de recomposer l’épicentre du régime autour d’une direction collégiale intégrant les différentes fractions en lutte pour le pouvoir, dont fait partie l’opposition libérale, notamment la « fraction pro-Rebrab ». L’objectif est ici de recomposer un bloc dominant en vue de poursuivre les réformes, alors que les classes dominantes et les forces impérialistes ne peuvent se contenter du statu-quo en place depuis deux ans. En effet la loi de Finance 2018, malgré l’attaque réactionnaire qu’elle constitue contre le pouvoir d’achat, reste moins agressive que les deux précédentes qui comprenaient l’augmentation des prix de l’énergie, l’ouverture des entreprises publiques aux capitaux privés et étrangers avec la possibilité de céder toutes les parts au bout de quatre ans d’actionnariat, ou encore la réforme des retraites. C’est contre cette dernière réforme qu’une mobilisation des travailleurs s’était déclenchée, notamment avec les ouvriers de la zone industrielle de Rouiba et de l’entreprise nationale du pétrole Sonatrach, ainsi que la révolte de la jeunesse contre la loi de Finance 2017, mettant un frein aux réformes néo-libérales menées par la coalition formée jusque-là principalement entre le FLN et le RND (Rassemblement National Démocratique, parti de l’actuel Premier Ministre).

Quelle perspective pour la contestation ?

Un élément constitutif de l’hégémonie du pouvoir en place est sa mainmise sur la seule centrale syndicale du pays : l’Union générale des Travailleurs Algériens (UGTA). Celle-ci joue un rôle de contention parmi les travailleurs, faisant systématiquement barrage aux mobilisations des sections combatives telles que celles de Rouiba, comme cela a été le cas lors de la bataille contre la réforme des retraites. De même en 2015, le Secrétaire Général de l’UGTA, Abdel-Majid Sidi Saïd, a dédié le congrès du syndicat à Abdel Aziz Bouteflika, soutenant ainsi officiellement le régime. Aujourd’hui la centrale syndicale a également opté pour participer au parrainage du candidat Bouteflika, contribuant à la recherche des signatures en imposant aux travailleurs de signer en contrepartie du paiement des arriérés de salaires et de primes. La situation est similaire pour les directions des syndicats autonomes majoritaires, notamment dans la fonction publique, l’enseignement et la santé. Celles-ci se contentent aujourd’hui de construire des luttes isolées portant principalement sur des revendications corporatistes ou régionalistes.

Dans le contexte actuel de soulèvement populaire dans les rues algériennes qui a contaminé jusqu’aux bourgades les plus isolées, l’UGTA est donc le principal obstacle à la propagation du mouvement dans les entreprises, qui hante les classes dominantes et représente un axe stratégique pour faire tomber le régime et répondre aux préoccupations des masses populaires. Les exemples tunisiens et égyptiens ont démontré le potentiel de la mise en mouvement de la classe ouvrière dans le renversement du système. Mais ces exemples nous renseignent également sur les illusions libérales véhiculées tant par les islamistes que par les partis d’opposition institutionnels.

Dans cette perspective, le dépassement des bureaucraties syndicales, de même que des syndicats corporatistes représente un enjeu de taille. Alors que ces directions se refusent à proposer un véritable plan de bataille au travailleurs, voir s’alignent carrément derrière le régime en place sous prétexte d’une orientation purement syndicale et apolitique, le mouvement ouvrier est central dans le processus de production et seul capable, non seulement de bloquer, mais aussi de permettre au peuple algérien de se réapproprier et contrôler les richesses nationales. La situation est favorable pour que qu’il entre dans la danse et joue son véritable rôle afin de proposer un programme en mesure de satisfaire les intérêts de l’ensemble des couches opprimées et exploitées de la société algérienne.

Une telle orientation implique cependant un axe internationaliste contre l’oppression des peuples, dans un contexte où les masses font irruption sur la scène politique mondiale, à l’image des Gilets Jaunes en France. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas tardé à exprimer leur solidarité avec la contestation contre le régime algériens. La caisse de résonance constituée par le mouvement étudiant qui prévoit de manifester ce mardi 26 février, ainsi que le mouvement des femmes, ou encore l’écho pris par la contestation dans les campagnes, et les soulèvements dans les quartiers populaires autour de l’accès au logement et aux besoins de premières nécessité, pourraient ainsi converger vers cette orientation, en vue de la mise en place d’une assemblée constituante révolutionnaire, sur la base de la chute du régime actuel, qui pourrait être à elle seule une réponse aux aspirations démocratiques et sociales des masses exploitées et opprimées.


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