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Quand anti-terrorisme et contre-révolution fusionnent

Néoconservatisme à la française

Emmanuel Barot Appréhender finement la situation politique française n’est pas une mince affaire tant la dernière période semble avoir redistribué en partie les cartes et les localisations. L’idée selon laquelle, depuis un an, le gouvernement opère un tournant répressif et bonapartiste d’autant plus renforcé que les prérogatives régaliennes du régime Ve-républicain ont été relégitimées depuis les attentats du 11 janvier, exige, au-delà de la conjoncture immédiate, d’être mise en perspective sur la plus longue durée. En particulier, elle mérite d’être approfondie sous l’angle d’une définition qui semble être de plus en plus utilisée, celle de « néoconservatisme ».

Emmanuel Barot

19 juin 2015

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De part et d’autre de l’Atlantique

On entend le plus souvent par « néoconservatisme » l’idéologie américaine née dans le sillage de l’offensive néolibérale busho-thatchérienne et à la faveur de la chute de l’URSS, qui conduisit logiquement à la mise en sourdine, faute de combattant, mais en en gardant intacts, en cas de besoin, les réflexes, de l’anticommunisme viscéral qui remontait au Maccarthysme et de la guerre acharnée contre la « New Left » des années 60. Loin de se limiter à des transfuges démocrates passés dans le camp républicains, ce n’est cependant qu’après le 11 septembre 2001 que ces idéologues fervents défenseurs d’Israël contre le peuple palestinien, alliés de la droite chrétienne, et chevaliers blancs de la démocratie de marché, ont commencé à jouer un rôle déterminant, par-delà le nationalisme qui leur était commun avec les Dick Cheney, Kissinger et consorts, dans la redéfinition du projet stratégico-idéologique de la Maison Blanche. A savoir, lorsqu’ils ont pu constituer définitivement non seulement « l’islamisme », mais l’islam tout court, comme ce nouvel ennemi extérieur à qui il fallait faire la guerre au nom de la « civilisation ». Cheval de Troie de l’offensive impérialiste que les Etats-Unis devaient mener pour tenter de se réimposer sur un échiquier géopolitique au sein duquel leur hégémonie se fissurait déjà, derrière la machine du « choc des civilisations », ce paradigme particulièrement réactionnaire et brutal a progressivement pénétré l’espace idéologique français, d’abord sarkozyste, puis maintenant hollando-vallsien.

Deux erreurs de lecture, cependant, sont à éviter. La première consisterait à limiter la dynamique néoconservatrice française à une simple déclinaison locale et tardive de l’arsenal américain, localisée dans le champ intellectuel (celui du Cercle de l’Oratoire en particulier), à l’image de Maurice Szafran, ex-directeur de Marianne qui qualifiait dans un article dès 2006 ce groupe d’intellectuels de « néo-conservateurs à la française ». La seconde, que commet symétriquement le récent livre de Christine Chauré, intitulé lui aussi Les néoconservateurs à la française (Mimésis, 2015), et aussi stimulant qu’il n’est désordonné, consiste à réduire le phénomène à un pur produit, ou presque, de l’histoire hexagonale. En réalité la spécificité du tournant idéologique incarné par le tandem Valls-Hollande est qu’il fusionne aujourd’hui, avec un effet de brouillage marqué, les deux dispositifs, et que c’est dans les termes de cette fusion qu’on doit parler aujourd’hui de « néoconservatisme à la française ».

2007, 2011, 2015 : de Sarkozy à Hollande-Valls, 68 dans la ligne de mire

Souvenons-nous. Lors de l’entre-deux tours des avant-dernières présidentielles, le 29 avril 2007 exactement, Sarkozy s’était fendu devant 20000 personnes à Bercy d’une attaque profonde contre « les héritiers de Mai 68 » et la gauche, qu’il accusait d’avoir « détruit les valeurs et la hiérarchie », « liquidé l’école de Jules Ferry », et « introduit le cynisme dans la société et dans la politique » en alimentant les « extrêmes » par leur « relativisme intellectuel et moral ». « Je veux tourner la page de Mai 68 une bonne fois pour toute » avait-il résumé. On serait tenté de dire : on sait de longue date de quoi est fait Sarkozy, pourquoi revenir sur ça ?

Parce que le 22 octobre 2011 à l’orée des dernières présidentielles cette fois, le candidat Hollande, lui, avait lui salué, en une sorte de réponse différée à Sarkozy, « les piétons de mai 68, qui marchaient la tête dans les étoiles [et qui] avaient compris qu’il fallait changer », compris que dans une « société étriquée, archaïque », mieux valait « l’utopie… d’une société fraternelle qui puisse respecter l’Homme et la nature, et refuse de faire de la prospérité matérielle la mesure de toute chose ». Ajoutant même, racolage post-révolutions arabes et vagues de révolte en Espagne, notamment, que « A toute époque, il convient d’entendre les indignés », que « quand trop de désordre, quand trop d’injustices, quand trop de conservatismes de toutes sortes menacent, il faut se lever. » Mais Hollande, pris par le mouvement, avait aussi finalement choisi de ne pas nuancer son discours comme sa version écrite le prévoyait en ces termes : « Je garde mai 68 en héritage, sans rien ignorer de ses excès, de ses illusions, de ses chimères. J’ai toujours vénéré la démocratie, c’est pourquoi je me suis tourné vers le socialisme français, celui de l’égalité dans la liberté, celui qui veut tenir les promesses de la République.. » Sans plus de précisions, bien évidemment, sur ces « excès » et « chimères » et concluant, donc, sur la République.

Le diable se cache dans les détails. Ces nuances savamment laissées de côté contenaient en germe la contribution profonde, idéologique et pratique, qu’apportent aujourd’hui Hollande et Valls à la Réaction liquidatrice de la chienlie soixante-huitarde pleinement assumée par Sarkozy. Celui-ci condamnait aussi en 2007 ces « héritiers de ceux qui, en mai 68, criaient "CRS = SS", prennent systématiquement le parti des voyous, des casseurs et des fraudeurs contre la police. » Or, la main de cazeneuvienne de Valls n’a-t-elle pas tenu exactement la même matraque, depuis l’été 2014, réprimant à tout va, tuant Rémi Fraisse à Sivens, faisant de la Police le fer de lance d’un ordre républicain porté à nouveau au pinacle depuis les attentats du 11 janvier dernier, illustrant combien la gouvernance PS travaille aujourd’hui avec force conviction sur le terrain de la droite et de l’extrême-droite sur à peu près tous les plans, et tout spécialement sur la question de l’immigration ?

La fusion française de la croisade antiterroriste et de la matrice contre-révolutionnaire

On se tromperait lourdement en croyant que ce tournant idéologiquement néoconservateur et politiquement bonapartiste du socialisme néolibéral n’est qu’un effet des circonstances ou seulement même des toutes dernières années, de même qu’on manquerait aussi quelque chose à simplement le voir comme l’actualisation du rôle dévolu à la présidence Hollande par la bourgeoisie française, lucide sur les excès tactiques de la brutalité sarkozyste, décidée coûte que coûte à démanteler le code du travail et les acquis restant de décennies de luttes du mouvement ouvrier. C’est à la faveur d’une évolution conjointe des bases matérielles et des références idéologiques de la gauche réformiste depuis trente ans qu’il faut aussi caractériser aujourd’hui ce tournant.

Le mitterrandisme, déjà fort éloigné du point de vue de classe revendiqué au congrès d’Epinay de 1971, a certes commencé à décliner l’offensive néolibérale à partir de 83-84 et du « tournant de la rigueur ». Mais c’est sur la plus longue durée que s’est opérée la transformation du PS comme formation social-démocrate encore partiellement réformiste, en véritable parti bourgeois menant d’une main de fer une politiquement pleinement néolibérale, érosion tendancielle de sa base de classe à l’appui. Au travers de Valls, son orientation la plus ouvertement droitière s’arrange ainsi fort bien aujourd’hui de l’abandon de toute la symbolique sociale héritée du XXe siècle, le premier flic de France s’étant même déjà prononcé en faveur de la dissolution du parti dans une coalition centriste. C’est dans ce cadre que l’on doit comprendre la profonde rupture que représente la substitution, en termes de référent idéologique, de la simple « démocratie » à la démocratie sociale portée par son ancêtre social-démocrate. Quant à Mélenchon, disons juste qu’il occupe de fait aujourd’hui, quoique son national-VIe-républicanisme le marque plus explicitement à droite, cette place social-démocrate réformiste laissée vacante par le PS d’antan.
Or ce processus a pu s’alimenter aussi au déplacement, également initié de longue date, des principales coordonnées idéologiques d’une partie importante de la gauche intellectuelle, soit qu’elle ait abandonné son combat initial, soit qu’elle ait clairement changé de camp, vers une grille de lecture totalement fonctionnelle au terrain néoconservateur : cette partie qui proclame aujourd’hui, à l’unisson de l’exécutif, que seule la « démocratie » libérale peut faire obstacle à la menace terroriste, et qui le clamait déjà hier face aux « totalitarismes », après avoir tourné le dos, de son propre fait ou hégémonisée par les pensées de droite, au marxisme.

C’est en effet dès les années 70, à la faveur du vaste retournement contre-révolutionnaire tournée vers la liquidation de la poussée ouvrière dont le mai 68 français avait été l’emblème, que, sous les auspices de Raymond Aron, s’est élaboré le substitut théorique à l’approche marxiste de la lutte des classes et des régimes politiques existants, qui continue encore aujourd’hui de sévir, un quart de siècle après la chute du mur de Berlin. Avec mai 68 dans le viseur, c’est Tocqueville, défenseur du modèle démocrate américain contre la révolution française, apôtre de la répression des prolétaires de juin 48, pourfendeur du socialisme, qui s’est progressivement imposé comme la figure tutélaire autour de laquelle, dans les pas d’Aron, Pierre Nora, Marcel Gauchet, puis leur think tank qu’est la revue Débat, mais aussi les Ferry et Rosanvallon - quels que soient leurs pseudo-démêles, du reste, avec la politique récente de Valls-Hollande – ont façonné le paradigme dont Claude Lefort, ancien marxiste hétérodoxe, ayant rompu à droite avec le trotskysme avec Socialisme ou barbarie sur la question de la bureaucratie stalinienne, a poussé le plus loin l’élaboration. Passé d’un même mouvement à Tocqueville et à l’antimarxisme, celui-ci a puissamment contribué, à installer l’équation « communisme = fascisme », au titre d’un refonte du concept de démocratie étrangère, cependant, aux thèses néolibérales.

D’autres penseurs de moindre stature, les Luc Ferry et Alain Renaut, et la cohorte des « nouveaux philosophes » emmenée par les BHL et Glucksmann, avait de leur côté également rapidement initié la condamnation de la « pensée 68 », et derrière cette « pensée », du bouleversement incarné par 68 même. Chauré y réinsiste à juste titre : exit chez eux, tout particulièrement, la plus grande grève générale de l’histoire (française, sinon plus) dans tout ce panorama. Dénégation volontairement ambivalente, du même coup, même si 68 ne fut ni 1789, ni 1917, de l’ampleur du séisme social, idéologique et politique qu’il a représenté : quoi de mieux pour stipendier la révolution que d’affirmer, d’abord, son inexistence et son inutilité, pour ensuite en dire toute la dangerosité ?

C’est sur cette ligne qu’un vaste courant anti-68, s’élargissant ensuite, relectures de 1789 et du communisme par François Furet (dans Le passé d’une illusion) puis Stéphane Courtois (dans Le livre noir du communisme) à l’appui, en une véritable entreprise d’esprit révisionniste, délégitimant le projet révolutionnaire d’abord comme fondamentalement inutile (aspect déjà très marqué chez Tocqueville pour qui 1789 avait « beaucoup moins innové qu’on ne le suppose généralement » disait-il dans L’ancien régime et la révolution), mais le plus souvent comme intrinsèquement criminel, les deux étant naturellement compatibles.

Autrement dit, le « néoconservatisme » à la française qui sévit aujourd’hui aux plus hautes sphères du pouvoir « de gauche », par-delà les officines et lobbies explicitement estampillés comme telles, en particulier le cercle de l’Oratoire qui publie Le Meilleur des Mondes, et comprend pas mal de figures des médias et de l’intelligentsia français, est loin de se réduire aux Sarkozy, Zemmour, ou même Finkelkraut et consorts. Il est marqué par la fusion dynamique entre l’offensive « civilisationnelle » portée par la croisade raciste et anti-terroriste de l’administration américaine depuis 15 ans et l’idéologie profondément contre-révolutionnaire contextuellement unifiée par le rejet de mai 68 (le distinguo hollandiste sur ses « excès » étant parfaitement superficiel), dont le terrain a été de longue date préparé non seulement par la droite, mais aussi par l’enrégimentement théorique des valeurs de la « gauche » dans sa forme étroitement républicaine-bourgeoise, voire initialement réformiste. Et telle est bien la singularité française.

La République tricolore et son Ordre contre la chienlie

Sarkozy ne revendiquait-il pas autant que les socialos, là encore en 2007, un Jaurès aux valeurs « trahies par la gauche », confusionnisme poussé à l’extrême lorsqu’à son tour Marine Le Pen s’est mise à le convoquer l’année dernière lors d’une interview ? Par-delà les effets de manche, et si l’on a en tête qu’un composante importante de l’anticommunisme français – à l’image de Lefort, donc – s’est théorisé hors des concepts néolibéraux, on constate donc jusqu’où l’organicité du paradigme néoconservateur va aujourd’hui en France, lui dont « l’union nationale » post-Charlie et l’invocation pathologique de la République, de Mélenchon au FN, furent (et sont) les plus récents symptômes terminaux. Sans mettre tout le monde dans le même panier sans nuances, il est crucial de voir jusqu’à quel point cette matrice idéologique de l’essentiel de l’échiquier politique et idéologique hexagonal est profondément unifiée.

Contentons-nous pour l’instant d’en constater la matérialisation exemplaire dans le fait que la démultiplication hollandiste, au nom de la République et de la démocratie, des interventions militaires de la France dans son pré-carré colonial, en Irak, outre qu’elle voulait le faire aussi en Syrie et en Lybie, va de pair, à l’intérieur de l’hexagone, avec la même stigmatisation chez Valls que chez Sarkozy des « extrêmes », et la répression de tout acte de résistance, de lutte, ou de militant. Certes le discours « antitotalitaire » n’a plus aujourd’hui la vigueur et la cohérence de jadis, la séquence politique actuelle ayant déplacé le centre de gravité de cette grande partition idéologique et stratégique entre démocratie/totalitarisme qui connut son apogée tout au long de la guerre froide. Mais il est le patrimoine commun d’une droite revancharde et d’une gauche sans complexe également préoccupées par l’ordre contre une chienlie qu’ils vomissent en cœur et qu’ils feront tout, de concert, pour empêcher qu’elle ne fasse trembler une nouvelle fois leur univers nauséabond.

Remarquable continuité des formes politiques que prend la lutte des classes en France, en tous cas. Au sortir du massacre des prolétaires parisiens par l’armée de Cavaignac, massacre justifié et applaudi des deux mains, justement, par Tocqueville, en juin 1848, prélude à celui de la semaine sanglante en mai 1871, Marx écrivait dans un article intitulé « La révolution de juin » de la Nouvelle Gazette Rhénane, que dorénavant « La République tricolore n’arbore plus qu’une seule couleur, la couleur des vaincus, la couleur du sang, elle est devenue la république rouge… L’Ordre ! gronda sa mitraillette en déchirant le corps du prolétariat… Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin ! » Mai 68 a touché à cet ordre : malheur à mai 68 ! Les banlieues en 2005 ont touché à cet ordre. Malheur aux banlieues ! Nous continuerons de toucher à cet ordre. Mais, cette fois, nous vaincrons.

20/06/15


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Emmanuel Barot

@BarotEmmanuel
Enseignant-chercheur en philosophie

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