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Sous-traitance et précariat, la réalité du « modèle » allemand #3

Porter le combat contre l’oppression et l’exploitation dans les universités : l’exemple de l’école Alice Salomon de Berlin

Depuis plusieurs semaines, l’école supérieure Alice Salomon est au coeur d’une lutte contre la précarité. Nous traduisons ici un article paru dans KlasseGegenKlasse, le journal frère de Révolution Permanente en Allemagne, qui montre l’importance stratégique pour les révolutionnaires de mener, au jour le jour, un combat permanent contre la précarité et la sous-traitance.

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A l’école supérieure Alice Salomon de Berlin, la question de la sous-traitance est sur toutes les lèvres depuis la semaine dernière. A l’origine de cette situation, deux travailleuses d’une entreprise sous-traitante de nettoyage, qui travaillent à l’école Alice Salomon et ont rendues publiques leurs conditions de travail. Des centaines d’étudiants et de travailleurs de l’école et d’autres entreprises ont depuis exprimé leur solidarité et revendiqué la fin de la sous-traitance. Cela s’inscrit dans un combat plus large contre l’externalisation et les contrats courts à Berlin qui s’est concentré dans une campagne menée par des syndicalistes de base.

En tant qu’organisation universitaire anticapitaliste organize:strike, le collectif féministe communiste révolutionnaire Brot und Rosen [NdT : membre du groupe féministe international Pan Y Rosas dont fait partie le collectif Du Pain et des Roses animé par des travailleuses et des étudiantes qui militent à Révolution Permanente au sein du NPA et des indépendantes], nous accordons une importance toute particulière à ces combats pour poser les bases d’une toute autre université et pour se battre pour une autre société.

Qu’est-ce que la sous-traitance et quelle est sa raison d’être ?

La sous-traitance – autrement dit l’externalisation d’un service ou d’une tâche, auparavant effectué au sein de l’entreprise ou de l’institution, à un exécutant extérieur à l’entreprise donneuse d’ordre – a explosé en Allemagne au début des années 90. Il s’agit d’une partie du processus de précarisation du travail et des conditions de vie, mais pas seulement. La sous-traitance a aussi été un moyen, entre autres, de faire entrer dans les consciences qu’il était normal que les travailleurs du nettoyage ou de la logistique soient clairement séparés des autres salariés et qu’ils ne leur soient aucunement liés. Ce n’est pas une coïncidence, car la politique de la sous-traitance a été et est un outil de la transformation néo-libérale de la société. De cette façon a été obtenue une fragmentation, dans des proportions inédites, de l’ensemble de la classe ouvrière, avec de mauvais salaires et de mauvaises conditions de travail, en particulier pour les franges les plus exploitées et les plus opprimées de notre classe, mais en dernière instance, pour tous. Cette politique a été menée de concert avec une offensive idéologique, qui a imposé l’individualisme et a ancré l’idée que la classe ouvrière n’existait plus, ni les intérêts communs qui existaient dans ses rangs – alors même que jamais autant de personnes, à l’échelle mondiale, n’ont fait partie de la classe ouvrière qu’aujourd’hui.

Pour mener à bien cette politique – et en particulier la sous-traitance -, les divisions sexistes ou racistes existantes ont été utilisées et exacerbées. Car ce sont majoritairement des femmes et des immigrés, dont le travail s’effectuait déjà dans des conditions particulièrement précaires qui a alors été externalisé dans des conditions encore pires. Au final, la politique de sous-traitance – à l’image du néo-libéralisme en général – a consisté en une accumulation de divisions.

Le dépassement de ces divisions est aujourd’hui un des défis centraux pour une une politique de gauche, féministe et anti-raciste. Et par conséquent, la séparation entre les luttes antiracistes, féministes et syndicales doit aussi être séparée. Car au final, la question est la suivante : comment rassembler les forces pour lutter pour une société débarrassée de toute forme d’exploitation et d’oppression ?

Mais revenons à la sous-traitance : en dix ans, dans le secteur du nettoyage, par exemple, les salaires ont baissé de 12% en moyenne. Car à travers l’externalisation les prestataires entrent en concurrence. C’est toujours celui qui offre au plus bas coût qui emporte le marché. Pour obtenir des contrats, il faut faire reposer la pression à la réduction des coûts sur les travailleurs. Mais la possibilité de réduction des salaires – en raison de conventions collectives ou du salaire minimum – est plafonnée. Le dernier levier qui peut être actionné est donc celui du temps de travail, qui conduit à une flagrante intensification du travail. Pour les salariés cela signifie des problèmes de santé à cause d’efforts physiques trop importants et une charge de travail à peine réalisable – donc une forme de violence structurelle. Ce résultat n’est pas celui de la pratique injuste de quelques brebis galeuses dans le secteur du nettoyage mais bien la conséquence logique et prévisible du système global de la sous-traitance.

La pression à la concurrence sur les entreprises sous-traitantes, qui impose cette situation, conduit, dans ces entreprises, à « discipliner » à l’extrême tous ceux qui voudraient exercer une résistance. La « compétitivité » comme maxime rend plus difficile d’obtenir de meilleures conditions au sein de la branche. Car la menace est permanente de ne plus recevoir alors de missions. Cela conduit à ce que les prestataires emploient beaucoup d’énergie pour mettre des bâtons dans les roues à toute forme d’organisation. C’est pour cette raison que les contrats courts deviennent la norme. Les contrats de travail contiennent aussi souvent des clauses de mobilité qui permettent de déplacer les gens à différents endroits. Ces facteurs sont autant d’obstacles à l’organisation syndicale et politique à l’intérieur de l’entreprise.

La sous-traitance permet aux entreprises donneuses d’ordre d’économiser sur les salaires, car de cette façon les conventions collectives peuvent être contournées et les salariés moins bien payés – et sans se salir les mains. Les salaires les plus bas peuvent ensuite servir de pression sur les salaires de l’entreprise donneuse d’ordres, par exemple avec la menace d’externalisations supplémentaires. Autrement dit, ils cofinancent le management des entreprises sous-traitantes qui en contrepartie contraignent les salariés à accepter des conditions de travail précaires et ce comme une contrainte incontournable. En plus, ils prennent aussi en charge la tâche centrale qui consiste à diviser le personnel. Car à travers la sous-traitance, il existe désormais des salariés avec des conventions salariales différentes, des patrons différents, des représentants du personnel différents et des conditions de travail différentes au sein d’une même entreprise. Tout ceci constitue une entrave particulièrement forte pour empêcher de s’organiser collectivement et lutter pour de meilleures conditions de travail.

Des divisions racistes et sexistes

Mais l’externalisation ne touche pas n’importe quel salarié.Cela se produit selon des divisions racistes et sexistes, qui en sont, par là-même, d’autant plus renforcées. Une question apparemment anodine « Pourquoi est-ce souvent le nettoyage qui est externalisée ? », permet de le montrer. Les femmes et les immigrés – et en particulier les femmes immigrées ou migrantes – travaillent déjà dans les secteurs avec les salaires les plus bas et les pires conditions de travail, qui peuvent encore facilement être attaquées. Cela tient à une organisation syndicale relativement faible, résultat d’une politique chauvine des bureaucraties syndicales. Celles-ci concentrent leurs efforts sur les secteurs les mieux lotis, n’organisent pas de résistance commune et ne remettent donc pas en question les idéologies racistes et sexistes au sein de la classe ouvrière, qui ne pourront être dépassées qu’en menant des luttes communes et en obtenant des acquis pour les personnes concernées par le racisme et le sexisme. D’autre part, le fait que les salariés dans ce secteur soit souvent facilement « interchangeable », joue aussi un rôle. Car à cause de la loi, des interdictions de travail pour les migrants, d’un système scolaire discriminant (etc.), les immigrés et les migrants deviennent une armée industrielle de réserve insérée de manière flexible dans les secteurs les plus précaires.

Aussi, pour continuer avec l’exemple du nettoyage – mais cela concerne aussi d’autres secteurs qui sont sous-traités -, il s’agit d’un travail dans lequel ce sont avant tout les femmes qui sont employées, car il est semblable aux travaux domestiques qu’elles effectuent gratuitement. Ce travail est la base pour la réalisation de tous les autres. Il permet que les gens et leur environnement de travail soit remis en état propice à l’activité. Il appartient donc au travail reproductif. Parce que ce travail est envisagé comme « gratuit en principe » et comme situé hors de la sphère productive, il est plus facile de mal le rémunérer et de l’externaliser – par ailleurs cette dévalorisation maintient la représentation selon laquelle les femmes accompliraient ce travail « par nature » gratuit et relégués au foyer privé.

Au final, tout cela a pour conséquence directe que les franges les plus opprimées de la classe ouvrière sont séparées selon plusieurs lignes de clivage du reste de la classe et reléguées à un secteur dans lequel il est particulièrement difficile de s’organiser. Les divisions racistes, sexistes ainsi que la séparation des entreprises se superposent et créent une des bases matérielles à l’oppression raciste ou sexiste – en dernière instance, avec comme objectif de maintenir le système capitaliste en vie et de détourner les exploités et les opprimés de leur combat pour l’émancipation.

Surmonter la fracture pour mener un combat contre le système

C’est pourquoi il est essentiel de s’attaquer à ces conditions aujourd’hui. Nous devons être clairs : la lutte contre la sous-traitance n’est pas seulement une lutte contre les mauvaises conditions de travail et les bas salaires, mais aussi une lutte contre les structures racistes et sexistes du capitalisme. Car si nous voulons mettre fin à l’oppression, nous devons renverser les structures qui la maintiennent. Cela signifie, d’une part, que nous ne nous contentons pas d’exiger la fin de la sous-traitance, des CDD, mais que nous combinons cela avec la lutte contre le racisme et le sexisme, qui rendent en premier lieu cette forme de précarisation possible.

D’autre part, cela signifie aussi que nous nous battons pour que le noyau dur du personnel se mobilise et fasse preuve d’une solidarité active avec ses collègues sous-traités. Parce que la classe ouvrière ne peut être unie en subordonnant/dévaluant simplement les luttes et les revendications des opprimés. Au contraire, leurs luttes doivent être soutenues par toute la classe.

Une classe qui lutte unie contre l’oppression et l’exploitation, dans laquelle ce sont les femmes, les migrants, les travailleurs réfugiés qui sont au premier rang et dirigent une alliance de toutes les travailleurs et des opprimés, une telle classe a la capacité de conquérir une société complètement différente. Une telle classe ne se forme pas spontanément. Elle naît en se battant.

Nous ne devons pas attendre que de grands conflits éclatent. Aujourd’hui encore, nous pouvons faire de la moindre lutte un exemple de cette perspective. A une époque où, en raison de la fragmentation et de l’individualisme dus à de longues années de néolibéralisme, beaucoup ont perdu toute idée de faire partie de la classe ouvrière, d’avoir des intérêts communs et de pouvoir se battre, ces petits conflits peuvent se transformer en exemples pour toute la classe. Ils peuvent donner un exemple du fait qu’il y a des travailleurs qui se battent, qui ont des intérêts communs, qui ne restent pas isolés - et qui ne s’arrêtent pas aux frontières de la lutte syndicale, mais qui doivent aussi offrir un programme contre l’oppression.


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