Bras de fer

Potentialités et problèmes stratégiques du soulèvement de la classe ouvrière en France

Juan Chingo

Potentialités et problèmes stratégiques du soulèvement de la classe ouvrière en France

Juan Chingo

Depuis le 19 janvier, la bataille des retraites a commencé en France. Une épreuve de force décisive qui concerne l’ensemble du prolétariat. Dans ce long article, nous abordons les caractéristiques du mouvement, ses limites et les tâches auxquelles nous devons nous atteler pour gagner.

Profondeur de la bataille en cours

S’il y a un élément qui frappe dans la bataille actuelle, c’est non seulement sa massivité mais aussi sa profondeur. Sur le premier point, jamais un mouvement social n’a démarré aussi fort, atteignant un record absolu depuis les années 1980 lors de sa deuxième journée d’action le 31 janvier, avec près de 3 millions de personnes dans les rues du pays selon la CGT et 1,27 million selon la police. Mardi 7 et samedi 11 février, cette participation massive s’est une nouvelle fois confirmée, avec même un nouveau record pour cette dernière date à Paris (mais pas au niveau national, en partie à cause du début des vacances d’hiver dans une partie du pays) avec plus de 500 000 manifestants selon la CGT et 93 000 selon la police.

Mais au-delà de cette puissante démonstration, c’est la profondeur des motifs de la mobilisation qui en est l’élément distinctif. Comme nous l’avons déjà souligné, la contre-réforme des retraites sert de caisse de résonance à toute une série d’autres souffrances sociales, liées aux conditions de vie et de travail. Raymond Soubie, fin connaisseur du dossier du point de vue du patronat et artisan du dernier relèvement de l’âge légal de départ à la retraite en tant que conseiller social de Sarkozy en 2010, rappelle ce qui suit dans Le Parisien par rapport aux réformes précédentes : « Ce qui rend la situation plus difficile aujourd’hui qu’en 2010, 2014 ou 2019, c’est que les Français sont soumis à beaucoup d’irritants : inflation, risques de pénurie d’énergie, mécontentements sur les services publics, problèmes à la RATP… Le sujet des retraites, qui dans l’imagerie sociale des Français est un totem, l’incarnation même de la protection sociale, peut servir de catalyseur à la colère. »

Tous ces éléments traversent la mobilisation, qui va au-delà de la question des retraites, et soulèvent notamment des problèmes liés à l’inflation et aux salaires, question qui revient systématiquement dans la bouche des manifestants. Dans les marches, un fort rejet de l’usure de l’exploitation capitaliste s’exprime également. Ainsi, outre la présence de nombreux employés du public (avec une plus grande syndicalisation et tradition de lutte), l’une des raisons de la forte mobilisation des villes moyennes et petites, dans des proportions variant entre un habitant sur quatre et un habitant sur cinq de la population totale, est la présence d’industries.

Comme le note Jérôme Fourquet : « Qui dit industrie dit population ouvrière. Et sensibilité accrue aux enjeux de pénibilité tels que le travail de nuit, le port de charges lourdes ou l’exposition à des produits chimiques. C’est le cas en Bretagne, où plusieurs localités, proches des grandes usines agro-alimentaires, affichent ainsi des chiffres considérables (Quimperlé, Carhaix-Plouguer). Même chose à Figeac, dans le Lot, avec la sous-traitance aéronautique (Figeac Aero). »

Même constat du côté de Laval, préfecture de la Mayenne, où la mobilisation a été un record. Selon le correspondant de Reporterre, dans la foule qui défile, on retrouve : « Beaucoup d’ouvriers de l’agroalimentaire, un secteur qui pèse lourd dans ce département : on y retrouve les géants laitiers Lactalis, Bel ou Savencia, mais aussi des producteurs de viande porcine, comme le groupe Bigard Charal Socopa. ‘On a des horaires variables, des charges lourdes à porter, des tâches très répétitives. On ne pourra plus supporter ça à 64 ans’, témoigne Denis, 43 ans, employé de Savencia… Plus loin, un autre groupe de grévistes arbore les gilets orange fluo du syndicat. Ce sont des employés de l’abattoir Socopa, situé dans la commune d’Évron, à 30 km de Laval. « Personne n’est capable de travailler jusqu’à 64 ans sur une chaîne d’abattage, certifie André, 59 ans, formateur en abattoir. Ce sont toujours les mêmes gestes, on sollicite beaucoup les poignets, les épaules. Un cochon arrive toutes les cinq secondes sur la chaîne, ça fait 720 cochons à abattre par heure, et il faut enchaîner sans arrêt… » D’autant que « certains gars commencent parfois à 2 h 30 du matin », dit André”. »

Des réactions que l’on retrouve de façon similaire du côté des manifestants à Paris suivis par le Monde le 31 janvier dernier : « Une trentaine de salariés de l’entreprise Fedex, basée à l’aéroport de Roissy, sont venus manifester à Paris pour la troisième fois, après une courte nuit. « Ce matin j’ai fini à 5 heures, j’ai dormi trois heures et puis je suis venu là, et je continuerai jusqu’au bout, témoigne Zouhaier, 57 ans, agent de tri au chargement et au déchargement. C’est beaucoup de manutention ! Si les politiques venaient voir la dureté de notre travail, ils nous donneraient la retraite à 40 ans ! Au chargement, on a des taux record d’accidents du travail, des jeunes de 25 ans qui se retrouvent avec des hernies discales, comment vont-ils tenir ? Pour ça on a juste 3 points de pénibilité par an (il en faut dix pour gagner un trimestre). »

« La question de la pénibilité est encore au centre de nombreux témoignages des manifestants. Comme chez ces salariés de l’entreprise de BTP Demathieubard, qui manifestent à Paris. "C’est une question complètement occultée par le gouvernement, estime Olivier Schintu, coffreur de 47 ans, casque de chantier sur la tête. On est dans le gros œuvre et on va nous demander d’aller jusqu’à 64 ans ! Toute l’année on est dehors : la pluie, la neige, la chaleur, les charges lourdes, le bruit, l’intoxication sur des années par la sciure de bois, la silice, le béton… Et là-dessus, aucune reconnaissance de pénibilité ! Et c’est des gens qui ne connaissent rien à ça qui décident pour nous ! On a un gouvernement qui essaye de passer tout au 49.3, pendant que les Français, tous métiers confondus, payent leur réforme du prix du sang et des sacrifices !"  »

Combien de temps peut durer le « moment Berger » ?

Jusqu’alors, le macronisme avait été confronté à des mouvements moins massifs mais plus radicaux. C’était le cas des Gilets jaunes, qui ont mobilisé plusieurs centaines de milliers de personnes en France au plus fort du soulèvement, en cassant la routine syndicale. Mais aussi de la grève reconductible des retraites de l’hiver 2019-2020, dont le début a été imposé par la base des grévistes de la RATP. Aux côtés des cheminots de la SNCF, ces derniers avaient mené une grève de près de deux mois, l’une des plus longues de l’histoire de France, malgré l’isolement. Plus généralement, le nouveau cycle de lutte de classe qui s’est ouvert en 2016 s’est caractérisé par une moindre massivité et des tendances plus fortes au débordement, marquant l’affaiblissement du contrôle des appareils syndicaux sur les mobilisations.

Contrairement à ces mouvements, la mobilisation actuelle est dirigée et encadrée par l’intersyndicale. En son sein, c’est la CFDT et son leader actuel Laurent Berger qui donnent le la, sans rompre à aucun moment l’accord avec la CGT, autre pilier d’un syndicalisme français divisé historiquement. Pour avoir une idée de ce que signifie cette direction, rappelons que le « réalisme » prôné par la CFDT l’a amené à défendre une logique de conciliation de classe et à enchaîner les compromis avec les gouvernements de ces dernières décennies. Dès années 1980, au cours desquelles la CFDT, après le Congrès de Brest, a accompagné le tournant de la rigueur mis en place par Mitterrand et les socialistes, et jusqu’à la réécriture d’une grande partie de la loi El Khomri en 2016, qui a signifié la fin de la présidence de Hollande et le dernier chapitre de la crise du Parti socialiste, en passant par la trahison du grand mouvement de 2003 dans la fonction publique contre la réforme Fillon des retraites, un temps dénoncée par les cédétistes avant qu’ils ne se rangent dans le camp du gouvernement de droite.

Cette unité syndicale retrouvée et la présence significative de la CFDT sur le terrain de la mobilisation est la grande nouveauté du mouvement. Cela n’avait pas été le cas depuis 2010 lors de la précédente réforme des retraites, où après des mois de mobilisations massives, également à leur apogée, le sarkozysme avait fini par s’imposer aux syndicats. Comme le note Dan Israel dans Mediapart : « Les syndicats ont aussi découvert que la CFDT pouvait mobiliser très largement ses troupes, comme le prouve la composition des cortèges, dans les grandes villes et ailleurs. Les drapeaux et gilets orange représentent régulièrement un tiers des défilés, ce qui pèse dans l’équilibre des forces. « La CFDT en a sous la pédale, on ne le savait pas et c’est impressionnant. Aujourd’hui, c’est clairement Laurent Berger qui mène l’intersyndicale et le mouvement social, c’est le moment de la CFDT », concède l’un de ses homologues. » Un « moment CFDT », que l’on constate au cœur même des manifestations où, lorsque Laurent Berger rejoint la tête du cortège, pas une critique ne fuse à son égard, pas un seul « social-traître », le refrain pourtant commun dans la bouche des syndicalistes CGT concernant cette centrale syndicale.

Mais ce qui marque, surtout, ce « moment CFDT » c’est le fait que, jusqu’à présent, ce qui prévaut dans le mouvement, c’est une stratégie de pression sur la négociation parlementaire. Une stratégie faite d’une succession de manifestations énergiques mais peu radicales, visant à signifier symboliquement le mécontentement des masses. Le « réalisme » de cette stratégie repose sur le fait que, contrairement à 2010, Macron ne dispose pas d’une majorité au parlement et qu’il est affaibli depuis le début de son second quinquennat. Cependant, après avoir échoué une première fois en 2019, Macron et sa clique jouent sur cette nouvelle tentative leur crédibilité et leur capacité à défendre pleinement les intérêts de la bourgeoisie française et le statut de la France dans le concert des grandes puissances impérialistes. Un enjeu particulièrement fort à l’heure où la guerre en Ukraine a remis sur le devant de la scène les tensions et les conflits entre grandes puissances.

Mais l’inflexibilité du gouvernement démontre l’impuissance de la stratégie de Laurent Berger, c’est-à-dire d’une bureaucratie syndicale profondément adaptée au « dialogue sociale », même lorsqu’elle se confronte au mépris du macronisme pour les corps intermédiaires. Interrogé dans un entretien aux Echos, Berger affirme ainsi : « Je suis préoccupé. On a l’impression que c’est comme s’il ne s’était rien passé depuis début janvier alors qu’on a un mouvement social d’une très grande ampleur et d’une forme inédite. Les manifestations étonnent par leur géographie et leur sociologie. Regardez ce qui se passe dans les petites villes et dans beaucoup d’endroits, ce sont les travailleurs dans leur grande diversité qui défilent et disent leur refus de l’allongement de l’âge légal de la retraite. Il est en train de se passer quelque chose dont l’exécutif n’a pas conscience : il est face à un conflit du travail post-pandémique. Un conflit du monde d’après confronté à une vision gouvernementale qui, elle, n’a pas changé…La mobilisation est massive. Il n’y a pas de violences. On n’a pas pour objectif de bloquer le pays. Et le gouvernement fait la sourde oreille. Quelle perspective trace l’exécutif d’un pays démocratique qui n’entend pas cette expression pacifique du rejet de sa réforme ? » (Nous soulignons)

Comme le note à nouveau Dan Israel : « Face à l’inflexibilité du gouvernement, on trouve aussi celle affichée par la CFDT, empêchant de toute manière toute évolution du mode de mobilisation pour le moment. Manifester en masse, « ça reste la stratégie qui est la nôtre, maîtrisée par le mouvement syndical », a redit dimanche Laurent Berger sur France Inter, souhaitant « que ce soit suffisant » ». Alors que le manque de perspectives et de plan de bataille risque d’épuiser les travailleurs, les directions syndicales continuent de chercher à gagner du temps en maintenant leur stratégie d’usure. Si la réforme passe finalement, avec ou sans l’aval du Parlement, les réformistes expliqueront qu’il est nécessaire d’accepter la légalité de la République, tandis que la CGT ou Solidaires dénonceront la trahison pour renforcer leurs images de confédérations contestataires… mais impuissantes.

Avant même le résultat final de la bataille, Berger donne déjà des garanties incroyables au gouvernement en ce sens, affirmant aux Echos : « Je ne ferai pas partie de ceux qui diront qu’une réforme de cette ampleur adoptée avec le 49.3, c’est antidémocratique, mais le gouvernement aurait tort de dire une fois le texte voté, le sujet est derrière nous. » En d’autres termes, Berger refusera de politiser et de radicaliser le conflit même si le gouvernement choisit de passer en force, en utilisant des outils anti-démocratiques et bonapartistes de la Constitution de la Ve République, comme le 49.3 ou les décrets rendus possibles par l’article 47.1. En clair, au moment où la mobilisation pourrait prendre un caractère plus radical que l’atmosphère paisible des quatre premiers actes, la CFDT n’entend pas réagir. C’est pourtant ce scénario qui fait déjà peur à certains dans la macronie.

En effet, nombre d’élus constatent la profondeur de la mobilisation, comme le souligne un article du Figaro : « Comme le note le député PS Philippe Brun : "C’est une mobilisation qui touche les profondeurs du pays." Et au cours de laquelle certains détectent une montée d’un antimacronisme. "Le mécontentement à l’égard du gouvernement est évident", souffle Jimmy Pahun. Si bien qu’un poids lourd du camp Macron s’inquiète : "Dans nos circonscriptions, nous ressentons des signaux très forts : l’opinion n’est pas avec nous. Et si on utilise le 49-3, ça va être violent". »

Dans le même temps, la base cédétiste elle-même s’impatiente dans les manifestations, comme le rapporte un témoignage recueilli par Mediapart : « "Il faut mettre le bordel. Il n’y a plus que cela à faire », s’indignaient dans la matinée deux manifestantes niçoises de 69 et 74 ans. À Lyon, Fred, 47 ans, salarié dans un laboratoire du secteur hospitalier et militant de la CFDT pense comme elles. « C’est presque trop structuré pour que ce soit révolutionnaire. Là on s’amuse, on est gentils et c’est cool, mais ça ne suffit pas, estime-t-il. Il faut reprendre la pression des samedis comme pendant les gilets jaunes, le 11 ce sera un vrai test. Mais c’est la seule voie, parce qu’après trois jours de grève les gens tirent la langue". »

Une grève de masse est possible

Le « moment Berger » ne peut pas durer. Il reflète une situation d’impasse dans le rapport de forces. Le mouvement de masse montre sa puissance dans les manifestations mais a encore du mal à avancer vers une contre-offensive qui lui permette de vaincre Macron et l’offensive néolibérale, tandis que le gouvernement, toujours sur la défensive et politiquement affaibli, espère que les contradictions de la mobilisation de masse et surtout le rôle de l’intersyndicale permettent de passer la tempête.

Ce tournant dans la lutte commence à se faire sentir dans les manifestations, où de plus en plus de manifestants commencent à exiger ou à soulever la question d’une action plus dure et d’un blocage du pays si le gouvernement continue à ne pas entendre la massivité des protestations. Certains syndicats, comme l’intersyndicale de la RATP ou la CGT cheminots, ont ainsi appelé cette semaine à une grève reconductible à partir du 7 mars. L’intersyndicale elle-même a menacé ce samedi 11 février, dans un communiqué lu par Frédéric Souillot, secrétaire général de Force ouvrière, de « mettre la France à l’arrêt dans tous les secteurs le 7 mars » si le gouvernement et le Parlement « restent sourds à la contestation populaire ». Une perspective qui reste au stade de menace comme l’a précisé Laurent Berger, expliquant que l’annonce « d’un durcissement le 7 mars, ça laisse un peu de temps s’ils veulent réagir » et dénonçant « la position ferme et définitive du gouvernement » sur le report de l’âge légal de 62 à 64 ans avant de préciser : « on n’est pas dans la logique de la grève reconductible » et « ce n’est pas un appel à la grève générale », décrivant un « appel à la grève de 24 heures mais pas forcément davantage ».

Coincé entre l’inflexibilité du gouvernement et la radicalisation croissante d’une partie des manifestants, Berger lui-même est ainsi contraint de durcir le ton, mais sans dépasser certaines limites, évitant par tous les moyens de poser la perspective d’une grève générale politique contre le gouvernement. Pourtant, le caractère politique plutôt que revendicatif de la mobilisation actuelle montre qu’il est possible de franchir un nouveau cap dans la lutte. Pour réussir ce saut dans la confrontation, il est nécessaire d’utiliser activement les trois semaines qui précèdent la fin des vacances dans toutes les régions du pays et de nous préparer efficacement au combat, en faisant entrer toutes les forces dans la bataille, mais il est également important de se pencher sur les échecs stratégiques que la lutte syndicale traîne depuis un certain temps.

Dans un livre récent sur le syndicalisme français, Jean-Marie Pernot explique à ce propos : « Les impressionnantes mobilisations qui ont déchiré le ciel au cours du grand cycle de protestations, de 1995 à 2010, n’ont pas entamé la détermination des gouvernements prêts à y faire face, même pendant de longues séquences : le pouvoir de la manifestation ne remplace pas la démonstration du pouvoir. Les patrons et le gouvernement se moquent, c’est aussi une stratégie de la défaite ». Intégrant cette difficulté, lors de la précédente lutte contre la réforme des retraites en 2019, la base de la RATP avait imposé à ses directions d’initier dès le premier jour de la bataille pour les retraites une grève reconductible, qui s’est ensuite étendue à la SNCF et à d’autres secteurs. Malgré leur détermination, ces secteurs sont restés isolés du reste du mouvement de masse et n’ont jamais pu entraîner avec eux les catégories de travailleurs les plus précaires.

Or, aujourd’hui, la possibilité de franchir ce pont est plus grande que jamais, car la réforme des retraites est rejetée par les différentes couches de la classe ouvrière, notamment les secteurs les plus exploités et opprimés. Elle touche également les secteurs les plus élevés, comme le montre la participation de la centrale syndicale des cadres soulignée par Le Figaro : « …la descente dans l’arène de syndicats peu habitués à marcher, comme la CFDT ou la CFTC, a pu gonfler les cortèges. De même, les cadres sont plus nombreux que prévu à s’opposer au gouvernement : « On voit un frémissement chez eux, c’est un élément assez nouveau, leurs revendications et comportements se rapprochent d’année en année des salariés non-cadres », remarque Guy Groux. »

Surtout, comme le note un géographe : « Sur le sujet des retraites, il n’existe pas de grandes divisions entre une France périphérique et une France des métropoles même si les motifs de mobilisations peuvent différer en fonction des territoires. » Même au sein des grands bastions du mouvement syndical tels que les raffineries, la mobilisation des travailleurs de la sous-traitance — restés sur la touche lors de la précédente lutte pour les salaires à l’automne dernier— est un signe encourageant de la possibilité que la grève se généralise véritablement, et dépasse la limite des grèves par procuration.

Quelle politique pour résoudre les contradictions de la situation ?

Cependant, pour que cela ne reste pas une incantation, ou que la situation conduise à une paralysie du fait du refus de chaque secteur d’être le premier à frapper, il est fondamental d’avoir une politique préparatoire. Une politique qui doit partir notamment des secteurs habituellement à l’avant-garde, en allant chercher activement toutes les forces qui sont entrées dans le mouvement de façon différentes et avec différents rythmes, de leur donner confiance en renforçant les revendications du mouvement pour qu’elles répondent à toutes les souffrances ressenties par les travailleurs, à commencer par l’augmentation urgente des salaires, afin de construire un véritable front prolétarien.

Pour résoudre cette tâche stratégique, qui pose la question de l’unification de la classe ouvrière dans sa phase actuelle de grande fragmentation, nous pouvons nous inspirer de certaines des pratiques les plus oubliées de 1995, la dernière fois que les travailleurs ont réussi à faire reculer partiellement une réforme des retraites. Dans un article récent sur cette grève dans le cadre de sa thèse, Rémi Azemar, souligne l’aspect suivant : « D’autre part, dans la plupart des récits, lorsqu’une personne évoque son début de grève, elle fait référence à un·e proche, collègue ou ami·e qui prend le temps de discuter et de convaincre. Les diffusions massives de tracts ne sont pas gage de réussite par rapport au temps pris à discuter avec toutes les personnes de son réseau. À ce niveau, une des forces de 1995 fut la visite de grévistes dans des lieux non-grévistes. Des responsables syndicaux mais également des personnes qui vivaient leur première grève (encore plus efficace) se rendaient dans des lieux de travail de personnes qu’ils et elles connaissaient pour convaincre à la grève. Et quand cette visite était collective (plus de 5 personnes), les résultats pouvaient parfois être immédiats ». [1]

Comme le dit l’auteur lui-même, ce genre de démarche est beaucoup plus compliquée aujourd’hui. Mais les militants et travailleurs les plus conscients du mouvement actuel devront nécessairement surmonter ces obstacles s’ils veulent construire une grève générale de masse. Un secteur stratégique qui pourrait être gagné à la bataille est par exemple celui des routiers. Comme le note Jean-Marie Pernot dans une interview récente : « … le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. »

Mais au-delà d’aller les chercher, il faut les convaincre de lutter pour aller jusqu’au bout. Cela signifie dépasser le cadre revendicatif ultra-limité de l’intersyndicale. Interrogé par Le Parisien sur le danger que des « mouvements spontanés de type Gilets jaunes puissent éclore ? », au sens non seulement d’un mouvement en dehors des organisations syndicales mais aussi d’un mouvement qui porte des revendications plus larges qui visent le régime dans son ensemble, Laurent Berger expliquait par exemple : « La question, c’est de savoir s’il y aura une étincelle à un moment donné qui provoque un conflit social ancré. Les retraites peuvent l’être. Mais la CFDT n’a jamais été adepte des mots d’ordre fourre-tout. Si on veut que le gouvernement nous écoute sur l’âge légal, il faut qu’on reste sur cette revendication. » Or, comment les travailleurs ouvriers des secteurs les plus précarisés et les plus durs pourraient-ils défendre la retraite à 62 ans quand beaucoup ne peuvent déjà plus travailler à 55 ?

Ce programme en négatif (auquel s’est également associé Jean-Luc Mélenchon au nom de l’unité par le haut) ne peut susciter une détermination inébranlable chez des ouvriers du bâtiment, des aides-soignants, des travailleurs à la chaîne dans l’industrie automobile ou alimentaire, des travailleurs en 3x8 dans l’industrie chimique ou sidérurgique, des travailleurs des transports, pour citer quelques-uns de ceux qui souffrent de conditions de travail particulièrement difficiles. Étendre la « liste des revendications du mouvement ouvrier » implique de partir du retrait de cette réforme mortifère pour revendiquer la retraite à 60 ans (55 ans pour les emplois pénibles), la reconnaissance de la pénibilité de certaines professions ou usines, le droit à la retraite à taux plein sans exigence de trimestres de cotisation ainsi qu’une retraite minimale au niveau du SMIC.

Mais au-delà de la question des retraites, il faut répondre à la situation immédiate de millions de salariés, frappés par une inflation croissante, notamment sur les denrées alimentaires, ainsi que par la précarité du travail. Pour cela, il faut défendre, comme nous l’avons déjà souligné : « des augmentations de salaires pour toutes et tous et de leur indexation sur l’inflation. Cette question est urgente pour de nombreux secteurs de notre classe et dans certaines boîtes les syndicats choisissent d’ailleurs d’économiser leur effort dans la bataille actuelle en vue des NAO à venir : il faut leur montrer que ces enjeux sont liés et peuvent être réglés de front dès maintenant. De plus, ces revendications sont essentielles pour faire entrer dans la lutte les travailleurs les plus précaires, comme les travailleurs des entrepôts des plateformes logistiques, qui sont encore en marge de la lutte.Un programme qui devrait également soulever la question du partage du temps de travail entre toutes et tous, pour « vivre et ne pas survivre » en augmentant le temps disponible pour la vie sociale. » Un tel « cahier de revendications » n’est pas une élucubration intellectuelle, mais répond au caractère plus politique que revendicatif des mobilisations même, comme le souligne un syndicaliste :
« À Foix, dans l’Ariège, où plus de 20 % de l’agglomération battait le pavé le 19 janvier dernier (…) se trouvait Antoine Loguillard, enseignant d’histoire-géographie depuis 1992. Celui qui a manifesté contre la réforme des retraites en 2003 et en 2010 affirme : "Ce qui me frappe, c’est que contrairement aux dernières fois, où l’on sentait surtout la force syndicale dans les cortèges et où le conflit revendicatif se concentrait sur la retraite, de nouvelles personnes manifestent et de nouveaux thèmes apparaissent." »

Seul un programme de ce type peut répondre aux aspirations croissantes du mouvement de masse et générer la détermination et la volonté de lutter jusqu’au bout, et de transformer cette intention qui est scandée dans toutes les marches en une force matérielle indestructible.

Mais pour que cette démonstration de force se déploie jusqu’au bout, il ne suffit pas que les travailleurs soient en lutte. Il faut que ce soient ceux qui décident et prennent leur avenir en main. Comme nous l’avons expliqué, l’intersyndicale a privé les grévistes de leur meilleur outil : la démocratie des assemblées. Il n’y aura pas de grève reconductible sans la présence et la discussion de la base dans les assemblées décisionnelles. C’est une autre leçon de la dernière victoire du mouvement syndical en France, il y a plus de trente ans. Comme le note Rémi Azemar : « la force de 1995, pour beaucoup d’observateurs/trices des luttes sociales, réside dans son organisation originelle : la tenue d’assemblées générales. La CGT, la FSU, la gauche CFDT et les syndicats SUD ont eu une politique pro-active de mise en place de ces AG. Leurs représentants ont défendu ce modèle. Il ne faut ainsi pas opposer syndicalisme et assemblées qui ont fonctionné de pair pendant ces grèves. Ces espaces démocratiques qu’ils voient le jour au niveau du service, de l’établissement, de l’entreprise ou de la ville ont fait la vivacité du mouvement de 1995. »

La fuite en avant qui a accompagné la bureaucratisation et l’institutionnalisation du syndicalisme qui va de pair avec la défaite néolibérale a de plus en plus éloigné les directions, voire les directions intermédiaires, des besoins et des pressions de la base. Nous devons utiliser l’énorme force qui a été mise en mouvement pour récupérer et étendre cette tradition démocratique, afin d’ouvrir la voie à des mécanismes de représentation directe des exploités et des opprimés…

Ce qui se joue en France est décisif. La profondeur du processus montre son potentiel. Le poids de la mobilisation dans les villes intermédiaires ou petites témoigne d’une puissante manifestation de la classe ouvrière et des secteurs populaires. Bien que cela ne soit pas sans précédent (cela s’est déjà produit en 1995, 2010 et partiellement en 2016), le fait que celle-ci prenne place dans la France politique de ces dernières années, où le Rassemblement national de Le Pen s’est enracinée dans une partie de l’électorat ouvrier et populaire, est une bonne nouvelle : des millions de prolétaires se mobilisent derrière les confédérations syndicales, qui malgré leur institutionnalisation et leur direction bureaucratique restent des organisations de la classe ouvrière. Cependant, comme nous l’avons montré, la politique et l’orientation de celles-ci risquent de nous conduire à la défaite, à une répétition douloureuse de la défaite de 2010 après 14 journées d’action entre mars et novembre de cette année-là.

C’est pourquoi nous nous sommes concentrés sur les problèmes stratégiques de la classe ouvrière, dont la résolution est la clé de la victoire. L’existence d’un parti révolutionnaire ayant une certaine influence dans la classe serait un élément indispensable pour aider le prolétariat, ou du moins son avant-garde, à prendre des mesures sérieuses pour y parvenir. Malheureusement, l’extrême-gauche, qui avait fait un bond en avant politique après la victoire de 1995, s’est transformée en une force marginale. D’un côté, le NPA de Philippe Poutou et Olivier Besancenot fait preuve d’un suivisme assumé de La France insoumise et de son programme néo-réformiste. De l’autre, Lutte ouvrière, bien que plus implantée dans la classe ouvrière, reste totalement passive, sans mener la moindre initiative pour briser la routine et le contrôle des grands appareils syndicaux.

Depuis Révolution Permanente, nous mettons tout en œuvre pour créer une dynamique de regroupement à l’avant-garde. En plus de tout ce que mettent en œuvre nos camarades, sur les lieux de travail, du public comme du privé, ainsi que sur les lieux d’études, universités et lycées, cela s’est notamment traduit par la publication d’une tribune signée par plus de 300 syndicalistes, intellectuels et personnalités des quartiers populaires défendant la grève reconductible, et par la défense d’un programme hégémonique de la classe ouvrière pour mener toutes les revendications des masses exploitées et opprimées. Les prochaines semaines seront décisives. La succession des journées d’action de l’intersyndicale qui appelle à une nouvelle action le 16 février risque d’épuiser les travailleurs des secteurs clés. Plus que jamais, il est important de prendre des mesures pour durcir la lutte, afin d’offrir une autre perspective aux millions d’exploités qui se sont mobilisés.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1On retrouve cette modalité des « visites » des grévistes au non-grévistes, pour convaincre les plus frileux et faire basculer certaines entreprises dans la grève au cours des « grèves marchantes » portées par le LKP, en Gwadeloup, pendant le mouvement contre la « profytasion », en 2009 ou encore, à une échelle moindre, lors de la grève du secteur enseignant de l’Académie de Créteil, avant le mouvement contre la réforme des retraites de Sarkozy, début 2010.
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