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Quand le patronat se met à parler des « intellectuels de gauche »

Dans une chronique assez particulière des Echos du 1er juin, Jean-Francis Pécresse, fin directeur de la « Radio Classique » associée au journal, propriétaire foncier et œnologue d’avant-garde, et beau-frère de Valérie – artificière sous Sarkozy du massacre des universités avec la LRU – nous parle de « la gauche » et de ses « intellectuels », prétendant faire l’« anatomie » de leur « divorce ». Chronique instructive par l’étroitesse de ses coordonnées idéologiques et historiques, et, au sein même de ces coordonnées, par de savoureuses et révélatrices ambiguïtés. Mais une chronique, finalement, qui dit bien quelque chose de l’état des « intellectuels » de « gauche » en France aujourd’hui.

Emmanuel Barot

5 juin 2015

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Une « gauche qui gouverne » face à une « gauche qui pense » vues du côté droit

L’idée clé de l’éditorialiste est la consommation d’une rupture entre un « socialisme séculaire… humaniste, pacifiste et progressiste », incarné par exemple par Régis Debray, et un « socialisme post-moderne qui n’offre plus comme projet politique qu’un compromis empirique avec le libéralisme », incarné par Hollande, et en l’occurrence Vallaud-Belkacem qui a qualifié de « pseudo-intellectuels » Luc Ferry et Pascal Bruckner.

La rupture s’articule selon lui autour de quatre nœuds sur la période du quinquennat hollandiste. Il débute par la récente levée de boucliers contre la réforme du collège, expressive d’un élitisme républicain en butte à l’égalitarisme socio-politique (supposé, bien sûr) du gouvernement. Alimentée, en second lieu, par l’incompatibilité sur la plus longue durée de leur « progressisme » (scientifique, technique…) avec le « socialisme écologique » attesté par les compromis électoraux passés par le PS avec les écologistes (posture « conservatrice » nous rappelle-t-il), elle est marquée, en troisième lieu, par l’incapacité de Hollande, contrairement à ce qu’aurait réussi un Mitterrand, d’« intellectualiser » le mariage pour tous, de lui donner un contenu « civilisationnel ». Enfin, c’est la trahison, qui aurait selon lui débuté début 2014, à l’égard d’une « éthique anticapitaliste » structurante (que Pécresse semble adosser à la pensée keynésienne, comme si Keynes n’était pas un penseur des conditions de viabilité du capitalisme) qui constitue le quatrième point de rupture. Pécresse met tout ça sur le même plan sans se poser de questions.

Que dans les pas de l’ANI, le pacte de responsabilité, les lois Macron et Rebsamen d’un côté, de l’autre le tournant autoritaire sorti renforcé après le 11 janvier, notamment par la loi sur la surveillance, aient ouvert de concert un véritable tournant ultra-patronal et réactionnaire du tandem Hollande-Valls, c’est certain. De là à dire que janvier 2014 ait constitué un « tournant libéral » du PS relève en revanche de la grosse blague. Le passage explicite au cogestionnaire-austéritaire du PS date bien au minimum du « tournant de la rigueur » du gouvernement Mauroy en mars 1983, enraciné avec Fabius en 1984. Lentement mais sûrement, le PS a depuis troqué son réformisme social-démocrate pour une politique d’ensemble franchement bourgeoise néolibérale. La façon même qu’a Pécresse de poser le problème suppose donc une gauche de pouvoir qui serait restée malgré tout « socialiste » jusqu’en 2014. Risible, mais parfaitement conforme aux coordonnées d’une idéologie largement dominante dont le traitement proposé de la « gauche qui pense » révèle la même empreinte.

C’est quoi cette « gauche qui pense » ?

Savoureux et symptomatique, la chronique glisse insensiblement d’une même « communauté des intelligences », d’une « révolte des intellectuels », incluant autant des intellectuels de droite que de cette « gauche ». On baigne ainsi d’emblée dans l’idée que les Onfray, Debray, Finkielkraut, d’Ormesson et Ferry, et même Bayrou et Chevènement, sont du même camp. Cela pourrait être ridicule, et certains intéressés pourraient bondir tellement c’est gros. Mais en réalité Pécresse met bien le doigt, quoique sans vraiment le dire, sur ce que tous partagent. Pour ne prendre que les deux les plus emblématiques, bien que jadis Onfray ait voté pour Besancenot, ou que Debray, longtemps après la révolution cubaine, ait donné sa sympathie à Mélenchon, le premier avait pris soin en 2006 de dire qu’il était « pour la propriété privée », le second ayant un réformisme républicain franchement très light ancré à son battledress depuis sa conversion au mitterrandisme. Cette « gauche qui pense », à la large notoriété publique, s’accommode en résumé des structures fondamentales de la société capitaliste, et de leurs formes politico-idéologiques traditionnelles que sont réformisme et républicanisme . Ce par quoi il est effectivement légitime, quelles que soient toutes leurs divergences plus ou moins marquées par ailleurs, de la mettre dans le même bain que les estampillés à droite.

Sans faire l’archéologie de cette notion bien complexe de « gauche », il est évident qu’une partie importante de ses traditions, depuis le XIXe siècle, et cela avant même que la figure de « l’intellectuel » soit socialement consacrée avec l’exemple d’un Zola, s’inscrit dans cette lignée républicano-réformiste. Y compris quand, simultanément, elle la débordait nettement en direction d’un autre jeu de coordonnées politiques, celle de l’opposition radicale, sinon révolutionnaire, au capitalisme et à sa démocratie parlementaire, à l’image d’un Guesde. Mais pour ne parler que de la dernière période, depuis le reflux de la pensée marxiste qui a accompagné celui du mouvement ouvrier au cours des années 70 et plus encore avec la chute de l’URSS, absolument aucun de ceux qui sont mentionnés par Pécresse ne sort, explicitement ou non, de la grande alternative dans laquelle les Lefort, Gauchet et d’autres (tous issus de Socialisme ou Barbarie, soit dit en passant), ont contribué à nous enfermer, entre la « démocratie » (républicano-capitaliste), et le « totalitarisme » (à quoi tout projet révolutionnaire serait génétiquement condamné). Une alternative qui reste aujourd’hui, en profondeur, la matrice d’une forteresse idéologique d’autant plus puissante qu’elle reste encore largement partagée et non questionnée, même si ses heures de gloire sont derrière elle.

Il était évident qu’un Pécresse n’allait pas commencer à faire ce genre de clarifications, cela l’aurait nécessairement amené, au minimum, à laisser entendre qu’une « gauche qui pense » autrement plus radicale que celle qu’il mentionne, non seulement a toujours existé depuis le XIXe, mais existe encore aujourd’hui, même si elle est moins connue, et en tous cas moins populaire que l’autre n’est populiste.

A la gauche de ces gauches qui « pense » ou « gouverne »

De ce qui se trouve juste « à la gauche du PS » – et si on admet provisoirement que Mélenchon est un « intellectuel », si tant est qu’on puisse trouver des idées dans son Hareng de Bismarck faisandé à une sauce basiquement républicano-nationaliste, alors il aurait toute sa place dans le concerto pécressien –, à la gauche dite « radicale » (dans laquelle on a parfois classé Onfray, le bonhomme est assez doué en matière de brouillage des cartes) existent aujourd’hui tout une constellation de penseurs, universitaires ou non, militants ou non, plus ou moins connus et de générations diverses, qui s’interrogent d’autant plus qu’ils sont éloignés du socialisme de pouvoir, sur la signification d’une démocratie radicale, en rupture avec la pseudo-démocratie de marché, voire, pour les plus audacieux, qui tentent de redonner vigueur et légitimité au projet, ou du moins à l’idée, du communisme.

Mais oscillant – faute de mieux – entre illusions néo-réformistes (voir Syriza et Podemos, par exemple Negri), replis antipolitiques (disons, « anti-organisations »), ou encore échappatoires libertaires, parfois en mélangeant les trois, ils n’occupent certes pas aujourd’hui le devant de la scène, quoiqu’ils tentent, parfois de façon percutante, de se la réapproprier. Mais leur vrai problème, héritiers d’un marasme de plusieurs décennies, reste qu’ils sont encore incapables aujourd’hui de se mobiliser pour une alternative non seulement intellectuelle mais aussi politique à la fois cohérente, audacieuse et intransigeante, à ce qu’ils combattent, faute, notamment, de pouvoir s’adosser à des luttes suffisamment importantes dont ils pourraient se faire les agents et les relais. En résumé, la chronique de Pécresse offre finalement, autant par ses carences que ses raccourcis, un reflet tristement représentatif du fait que dans l’espace médiatique des débats intellectuels d’aujourd’hui la « gauche » n’a effectivement pas grand-chose pour elle au regard des énormes défis à relever aujourd’hui.

Gardons pour plus tard l’élargissement de la réflexion sur le paysage intellectuel-de-gauche français, et en particulier sur les présupposés évidemment académiques et institutionnels de l’idée que se fait Pécresse sur ce que signifie « intellectuel », ou plus précisément, « intellectuel engagé », vu que c’est bien de cela dont on parle ici. Dans l’immédiat, contentons-nous de dire, l’occasion faisant le larron, que sa chronique, l’air de rien, révèle l’urgence d’une refonte et d’une clarification des coordonnées théoriques, idéologiques et politiques de l’extrême-gauche. Soit, au minimum, d’une gauche qui rompe à tout point de vue avec l’ensemble de ces coordonnées plus ou moins subtilement soumises à l’ordre existant par laquelle cette « gauche qui pense » travaille sur le terrain de la droite. C’est seulement comme ça, en se donnant les moyens d’être audibles comme tels à une large échelle, que les prochaines chroniques de tous les prochains Pécresse seront forcées d’élargir le spectre de leurs auscultations de ce qui, sur le terrain des idées et des luttes de classe, peut incarner une véritable opposition aux intérêts et à la politique dont ils sont, eux, les chiens de garde assumés.

04/06/15


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Emmanuel Barot

@BarotEmmanuel
Enseignant-chercheur en philosophie

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