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Répression du mouvement social

RATP. Les conseils disciplinaires, bras armé des réorganisations managériales

Nous republions cette tribune du sociologue Martin Thibault, parue dans l'Humanité le 4 mars 2020, qui rappelle les liens profonds entre répression disciplinaire, réorganisations managériales et privatisation à la RATP.

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Crédits photo : O Phil des Contrastes

Le 5 mars, s’ouvrent une série de conseils de discipline. À chaque fois, il s’agit de militants pleinement engagés dans le mouvement contre la réforme des retraites et souvent de militants syndicaux. En première ligne de la contestation, ils le sont aussi de la répression dans une entreprise qui souhaite d’autant plus affaiblir le mouvement syndical que l’ouverture à la concurrence s’annonce.

Cette répression n’est que le prolongement et le bras armé des transformations gestionnaires et de la discrimination syndicale qui ont cours depuis longtemps dans l’entreprise. En effet, ces procédures disciplinaires sont révélatrices de la mue de l’entreprise, initiée au début des années 1990 par Christian Blanc. Ce haut fonctionnaire, dirigeant de l’entreprise de 1989 à 1992, passera ensuite par Air France, dont il amorcera la privatisation, puis par la banque Merrill Lynch, avant d’être nommé secrétaire d’État au Grand Paris en 2008. En arrivant à la Régie, il transforme radicalement son fonctionnement en réorganisant l’entreprise par la gestion en collectifs décentralisés et en raccourcissant les lignes hiérarchiques. D’un fonctionnement proche d’une administration d’État, on passe à un « management par objectifs » permettant de rationaliser les moyens et de renforcer le contrôle hiérarchique en créant de petites entreprises dans la grande. L’effet est mécanique : les objectifs fixés à la tête de l’entreprise se reportent sur chaque unité décentralisée et les pressions importantes subies par les supérieurs hiérarchiques se répercutent « en cascade » sur les salariés. Celles-ci se renforcent par la mise en concurrence entre services, ateliers, dépôts, mais aussi, dans chaque unité, entre agents.

Pour les petits chefs, il s’agit alors d’imposer de nouvelles « compétences » professionnelles, notamment la loyauté, qui finit par primer dans bien des cas sur les savoir-faire de métiers. Pour motiver cet investissement, on transforme les promotions internes objectives (concours ou examen professionnel, par exemple) au profit de la promotion au choix, c’est-à-dire « à la bonne tête », selon le bon vouloir de ses supérieurs directs. Un exemple parmi d’autres : à la Maintenance du Ferré, en dix ans environ, « le choix » est passé de 37 % à 70 % de l’ensemble des promotions. Dès lors, si on veut évoluer dans l’entreprise, autant bien s’entendre avec ses chefs, au lieu de s’embêter à suivre des cours du soir…

Les nombreux agents qui luttent depuis des années contre ces transformations s’exposent à la violence managériale. Ceux qui défendent les critères de métiers, ceux qui défendent le service public se retrouvent mis au ban et largement pénalisés dans leur évolution de carrière. En plus de la discrimination syndicale, qui est souvent mise en scène pour dissuader les agents de s’engager, l’entreprise n’hésite plus à présent à pénaliser ouvertement les militants dans de véritables campagnes d’intimidation. Plus de 200 courriers ont été envoyés à des agents pendant la mobilisation sur les retraites et les menaces de révocation sont nombreuses. Le 27 janvier, un agent de maintenance du centre de bus de Vitry-sur-Seine a tenté de mettre fin à ses jours dans son dépôt lors de la reprise du travail après 53 jours de grève reconductible et après avoir reçu une lettre de convocation de l’entreprise à un « entretien préalable à sanction », quelques semaines plus tôt.
Il faut dire qu’en interne, l’ampleur du mouvement a surpris. Pour quiconque réfléchit avec des tableaux d’objectifs, c’est effectivement étonnant. Mais, si on suit les agents dans le temps et qu’on les écoute attentivement parler de leur travail, on comprendra ce que cette mobilisation revêt de symbolique pour nombre d’entre eux, entrés dans le service public avec beaucoup d’espoirs et au prix de sacrifices conséquents. L’exigence de continuité de service impose des horaires et des conditions de travail difficiles, de nombreux week-ends travaillés et une organisation de la vie familiale très compliquée. D’ailleurs, pour ne pas systématiquement associer statut et entreprise publique, rappelons que les grandes lignes du statut préexistaient à la nationalisation de l’entreprise après guerre et que ces « sujétions spéciales », comme on les appelait à l’époque, avaient été héritées de la Compagnie du Métropolitain parisien, propriété du baron Empain, qui était loin d’être un réformateur social. À la création du métro, personne ne souhaitait travailler avec des horaires aussi difficiles et dans des conditions réputées militaires. Dès lors, alors que chaque réorganisation affecte profondément les agents, on comprend la dimension symbolique que revêt la retraite : il s’agit du dernier engagement pris par l’entreprise à leur égard et que le gouvernement balaie d’un revers de main.

Alors que la RATP doit s’ouvrir à la concurrence à partir du 1 er janvier 2025 pour le bus, cette grève est du plus mauvais effet pour les investisseurs potentiels. En réprimant le mouvement, la direction de l’entreprise souhaite donc envoyer un signal fort et se débarrasser d’un certain nombre de militants. Il faut dire que, avec les ordonnances Macron plafonnant les indemnités prud’homales, on peut désormais quasiment budgétiser en amont des licenciements pour mettre au pas le mouvement et se prémunir contre tout nouveau sursaut de mobilisation. Au maximum 20 mois de salaire brut pour un salarié de plus de trente ans d’ancienneté, ça ne fait pas cher le licenciement d’un militant tenace…

Jusque-là, la bataille semblait gagnée et, depuis 2007, aucun mouvement d’ampleur n’avait touché l’entreprise. Rien ne semblait pouvoir entraver la marche vers la privatisation, et la communication huilée de l’entreprise laissait penser que l’entreprise s’était « pacifiée ». L’expression renvoie, en fait, à un véritable arsenal mis en place pour casser les mobilisations et réprimer les militants. Depuis le 5 décembre, le grand public découvre un peu mieux cette communication d’entreprise qui confine parfois au ridicule pour donner l’impression que tout fonctionne normalement. Non-communication systématique du nombre de grévistes, informations erronées diffusées à outrance à destination des usagers et des médias, qui reprennent parfois à la lettre les éléments de langage gouvernementaux pour faire croire que « le mouvement s’essouffle » et que « le trafic reprend » après « une nette amélioration ». Des associations de voyageurs ont largement critiqué cette communication. Ainsi, le 7 janvier, sur la ligne 13, la RATP annonçait « un train sur cinq », ce qui représente 20 % de circulation. Or, le service était ouvert pendant quelques heures seulement (soit 22 % du temps habituel) et sur seulement 19 % des stations, amenant l’association Plus de trains à calculer « un taux de service de 1 % du trafic normal ».

D’un autre côté, pour continuer à maintenir un certain rythme de service, la Régie n’a pas hésité à faire circuler des bus ou des trains n’ayant probablement pu être révisés techniquement car un grand nombre d’agents de maintenance étaient en grève. Ainsi, sur un dépôt de bus où la quasi-totalité des agents de maintenance ont été en grève plus de 40 jours, il n’est pas difficile de comprendre que les chefs locaux ont mis en circulation des bus n’ayant pu être correctement révisés pendant plusieurs semaines. Ils ont également demandé à des maîtrises et des petits cadres de conduire des trains qu’ils n’avaient pas conduits depuis de nombreuses années, alors même que ceux-ci étaient particulièrement bondés en cette période de grève. Les voyageurs n’ont pas seulement fait les frais de fausses informations, de véritables menaces systémiques ont très probablement pesé sur leur sécurité.

On comprend alors que la répression touche frontalement, avant tout, des agents défendant les missions de service public de l’entreprise : défendre les conditions de travail des salariés, c’est en effet défendre les conditions de transport des voyageurs. Mais, quand on encourage à bâcler le travail pour remplir les contrats d’objectifs, qu’on prend le risque de faire circuler des véhicules non entretenus et qu’on dépense une énergie folle à faire croire que tout fonctionne normalement, c’est surtout qu’on souhaite s’ouvrir au privé en se délestant des agents les plus dérangeants. Il y a dix ans, un conducteur de RER m’avait déjà confié, avec un sens aigu de la formule, qu’il s’agissait de « la corbeille de la mariée », autrement dit d’un supplément à pouvoir offrir aux potentiels investisseurs. Non seulement l’entreprise a déjà été largement réorganisée pour préparer la privatisation ; de surcroît, elle entend fragiliser le mouvement social et syndical pour le dissuader de toute contestation à l’avenir. Pour marquer les esprits, la ponction opérée, au mois de janvier, sur l’ensemble des journées de grève comme sur la mutuelle a même valu à certains agents des payes négatives !

Ces mêmes agents qui défendent les retraites de l’ensemble des salariés et les services publics de transport sont précisément ceux qui se retrouvent en première ligne de cette répression. Il est de notre devoir de les soutenir.


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Martin Thibault

Maître de conférence en sociologie

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