×

Coup de gueule

Réponse à Denis Peschanski (et à tous les intellectuels de gauche avec le cul entre deux chaises)

En fait le titre de cette tribune aurait dû être « Réponse à Denis Peschanski et à tous les intellectuels de gauche avec le cul entre deux chaises, voire même en train de basculer définitivement. Ou comment les accords de Munich et la pensée Shadock permettent de soutenir un gouvernement dérivant toujours plus vers l'extrême-droite... ». Vous comprendrez pourquoi...

Léo Serge

1er avril 2016

Facebook Twitter

On a parfois du mal à s’en prendre à des gens qu’on estime être du même bord. Et puis on réfléchit, et on s’aperçoit qu’on n’est peut-être pas du même bord. Alors qu’Etienne Balibar, Jacques Rancière ou Frédéric Lordon rappellent où se situent leur cœur et leurs actes, d’autres intellectuels sont étonnamment silencieux sur le mouvement lycéen, étudiant et salarié actuel. Pire, ils préfèrent écrire des odes à la modération dans la « lutte contre le terrorisme » et surtout ne pas parler des violences policières. Décidément, il faut leur écrire. C’est donc ce que j’ai fait.

Cher Denis Peschanski, je réagis à la tribune que vous avez fait publier dans Le Monde sous le titre « une crise d’identité nationale ». Nous savons que vous êtes historien et spécialiste des années 30, du communisme et de la France de Vichy. Vous êtes également militant du Parti socialiste. On aimerait dire « pour combien de temps encore », mais en vous lisant on s’aperçoit que vous êtes plutôt en accord avec la ligne actuelle du gouvernement. C’est pourquoi je vous écris aujourd’hui par cette tribune qui s’adresse également à beaucoup d’autres intellectuels de « gauche ». Vous me permettrez d’utiliser un nous qui n’est pas de majesté, mais plutôt celui d’un collectif de pensée.

Plusieurs choses nous choquent dans votre article. D’abord votre justification de l’état d’urgence : « A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. » Avez-vous lu un seul article sur les conséquences de ces « mesures exceptionnelles » pour la démocratie, pour la vie des militants écologistes assignés à résidence pendant la COP21, pour les gardés-à-vue du 29 novembre, pour ces gens « d’origine arabe » ayant perdu leur travail pour rien ou encore une publication du Syndicat de la magistrature ? Doit-on vous faire l’insulte de vous rappeler à quoi servit « l’état d’urgence » pendant la guerre d’Algérie et dans quel engrenage cela mena le pays ? Êtes-vous aveugle à ce point ? N’êtes-vous pas au moins abonné à Médiapart ? Savez-vous que le gouvernement justifie les contrôles au faciès ? Pourquoi ne pas faire le lien entre cette guerre intérieure menée contre le peuple et le développement du djihadisme dans la jeunesse ?

Vous déclarez : « le fichier ‘S’ (du moins la moitié concernant l’islamisme radical) se veut un fichier de ‘signalement’, visant sans doute des terroristes potentiels ». Passons sur l’argument de la première moitié, qui serait à prouver. Et l’autre moitié ? On s’en fiche ? Savez-vous seulement qu’il suffit d’avoir été membre d’un groupe de supporter pour avoir une fiche S ? Votre ignorance et vos œillères ne vous honorent pas et expliquent beaucoup de vos positions.

Allons plus loin. Vous refusez les camps. Mais quel humanisme ! Ne voyez-vous pas qu’ils sont déjà là en Europe ! Et les hot-spots ? Et le retour forcé des réfugiés syriens en Grèce puis en Turquie ? Et Calais ! Vous allez même plus loin : « Le fichier ‘S’ (…) n’est pas dans tous les cas outil prédictif pour répression. D’où les assignations ciblées. D’où le refus de camps dont l’efficacité serait à interroger compte tenu de leur symbolique, de la stigmatisation à large spectre et d’interrogation sur leur durée. » Autrement dit, vous refusez les camps parce qu’ils ont une mauvaise symbolique et qu’ils ne sont pas efficaces ! On sent que la déclaration des Droits de l’Homme et l’inquiétude d’une police trop puissante vous habite autant que les conséquences de la réforme du Code du travail... Mais où avez-vous vu de l’efficacité policière ? Pour protéger Charlie Hebdo ? A Bruxelles ? Au Bataclan ? Pourquoi ne pas écrire sur le fait qu’avec toujours plus de moyens financiers et légaux la police échoue toujours autant ? La répression c’est donc devenu votre dada ? Vous ne voulez pas voir qu’il s’agit d’un problème structurel et politique.

Et puis vous nous assenez le coup de grâce. Vous affirmez que « nous vivons depuis des années une crise d’identité nationale. » Un discours étrangement semblable à celui … du Front national et de Nicolas Sarkozy. Heureusement, vous êtes un homme de gauche et en partant de ce critère d’extrême-droite vous arrivez à la conclusion suivante : « les attentats de novembre ont remis le débat sur la table. Repli ou ouverture à l’Autre ? Exclusion ou inclusion ? Atomisation ou rassemblement ? Cloisonnement des revendications communautaires ou priorité donnée au socle partagé de valeurs héritées de la Révolution et relayées, depuis, par les dreyfusards et la Résistance ? Là se trouve l’alternative à laquelle est confrontée la société française. Une alternative qui montre aussi toutes les dimensions de la guerre en cours. Seuls les pacifistes bêlants, éternels munichois de la pensée et de l’action, peuvent négliger l’importance d’un engagement militaire. ». Magnifique ! Chapeau pour cette mobilisation des Accords de Munich pour nous expliquer que ceux qui osent affirmer que les mêmes causes – les interventions militaires impérialistes – produisent les mêmes effets – le renforcement de la « guerre des civilisations » et de l’Islamisme – capitulent devant Hitler-Daech… C’est une analyse extrêmement fine, quelque chose de nouveau, une haute pensée intellectuelle, pas du tout « café du commerce ».

Il faut donc faire la guerre, intervenir, car sinon dites-vous, « au demeurant la prise d’otages de Bamako nous rappelle que l’intervention au Mali a permis à ce pays et au monde d’éviter un nouveau Rwanda. » Une analyse géniale : depuis l’intervention au Mali tout va mieux, comme le montre la prise d’otages de Bamako ! On pourrait aussi parler du rôle des militaires français et des dirigeants socialistes dans le déclenchement et le déroulement du génocide au Rwanda... Mais là, pas un mot. Orwell vous aurait félicité pour votre « double-pensée », il suffit d’ignorer les contradictions. Il faut faire plus de répressif puisque ça marche comme nous le montrent les attentats de Bruxelles. Ça marche puisque nous allons rester en guerre pendant des décennies… Les Shadocks aussi peuvent vous féliciter : « si ça n’a pas marché, c’est qu’il faut recommencer. Si ça ne marche pas c’est bien la preuve qu’il fallait le faire. » Il suffisait d’y penser. Mais c’est vrai qu’on se demande bien à quelle autre boussole idéologique vous pouvez bien vous rattacher...

Il y a entre la politique raciste interne et les politiques impérialistes de guerre et de soutien aux dictatures une complémentarité qui n’a rien de machiavélique et qui n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau c’est que des pans entiers de la « sociale-démocratie », qu’on devrait rebaptiser désormais « libérale-bonapartisme », sombre dans une dérive droitière toujours plus dingue… Voir par exemple la sortie de Laurence Rossignol, ministre « des familles » [sic].

Au fond, vous êtes parfaitement complémentaire de la CFDT dans son travail de dissimulation et de la trahison de la lutte des classes en cours… mais on imagine que pour vous la « lutte des classes » est un concept qui appartient à l’Histoire.

Parlons d’Histoire, justement, tout comme Munich annonçait l’internement à venir des républicains espagnols par la « République française ». Votre discours annonce un soutien toujours plus grand aux interventions impérialistes françaises en Afghanistan, en Tunisie, en Libye, au Mali, etc., avec le même succès que dans les vingt dernières années… Mais continuons. La France comme l’Europe viennent d’annoncer qu’ils verseront de l’argent à la Turquie pour qu’elle garde les réfugiés syriens. Mais qui ne veut pas voir que ce sont les services secrets turcs qui livrent des armes à Daech comme le dénonce preuves, vidéos et photos à l’appui le journal Cumhuriyet ? Erdogan, un allié respectable et utile, sûrement comme les princes saoudiens qui décapitent et que la France décore ? Qui ne veut pas voir que l’Arabie saoudite finance les islamistes armés partout ? Qui ne veut pas comprendre à qui profite le crime ?

Car, comme le rappelait Olivier Besancenot, le développement de la guérilla islamiste au Mali était à la fois structurel – une vieille dictature pourrie soutenu par la France – et conjoncturelle – les livraisons d’armes au Mali se sont interrompus pour accélérer l’effondrement de l’armée malienne et l’intervention de l’armée française. Alors, grande naïveté de votre part ou complicité avec les dictateurs, leurs soutiens et le régime ultra-pourri que vous appelez République et que nous appelons république bourgeoise ?

La vérité c’est que loin de dénoncer la dérive ultra-réactionnaire et anti-démocratique du gouvernement, loin de redouter cette marche à l’extrême-droite de la Vème République grâce à ces partis bourgeois – Les Républicains, FN et PS mettant en avant déchéance de nationalité, et rejet des réfugiés –, vous la soutenez !

Et pourtant on sent dans votre texte une volonté d’avancer des fondamentaux de gauche – pour ne pas dire marxistes : « Mais le social et l’économique ne sont jamais loin. Les thématiques d’exclusion auront d’autant moins de prise que les résultats sur ce front redonneront espoir en l’avenir. » Mais alors pourquoi ne pas parler justement de cette promesse de campagne d’Hollande sur le contrôle au faciès ou bien encore le célèbre reniement annoncé : « Mon-ennemi-c-est-la-finance » ? Comment ne pas voir que guerre interne – contre les salarié,s pour les découper en tranche, et les monter les uns contre les autres – est complémentaire de la guerre externe qui permet à Total, Dassault, Bolloré d’exister et de s’enrichir ? Un texte demi-mou de dénonciation suffirait-il ? Non, cher Denis Peschanski, cela ne suffirait pas et même c’est d’une certaine façon indigne. Image-t-on, quelques mois avant mai 1968, des intellectuels de gauche expliquer que la France avait raison de vouloir rester en Algérie mais que certes elle avait tort d’utiliser la torture ? Vous n’en n’êtes même pas encore là.

Vos contradictions sont immenses. Vous n’êtes pas le seul. Dans « Prendre date », Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, se mettent d’accord sur ce constat. Citons : « Mais je sens confusément que je ne suis pas fâché de ne pas être à Paris le 11 [janvier 2015]. Je serais allé à la République, bien sûr, sans arrière-pensée ni me poser de question ; rien de ce que j’en ai vu filtré par les médias, les récits, ne me semble douteux ni réellement discutable, et aucun des arguments développés les jours suivants, en particulier par la gauche de la gauche (puisqu’on ne parle plus d’extrême de ce côté là), pour justifier une non-participation, ne me semble réellement recevable. » On aurait une question en tête : avez-vous changé d’avis depuis que la France bombarde des écoles en Syrie ?

Et justement : peut-être que le rôle d’un intellectuel c’est de se poser des questions, non ? Et la nécessité de faire clairement sécession avec les manœuvres politiciennes, de ne pas marcher avec les dictateurs, les assassins de masse, les mafieux qui nous servent de gouvernants, ce n’est donc pas une nécessité ? Êtes-vous venu dans les dernières manifestations d’étudiants et de salariés contre le projet de loi travail, inique ? Avez-vous écrit un texte collectif, pris position, utilisé le porte-voix de votre statut, du contact avec vos lecteurs ? Mais tout le monde ne peut pas être Sartre.


Facebook Twitter
« La pensée de Lénine et son actualité » : Inscris-toi au cycle de formation de Révolution Permanente

« La pensée de Lénine et son actualité » : Inscris-toi au cycle de formation de Révolution Permanente

L'actualité du parti léniniste

L’actualité du parti léniniste

La collaboration Hitler-Staline

La collaboration Hitler-Staline

Servir la révolution par les moyens de l'art. Il était une fois la FIARI

Servir la révolution par les moyens de l’art. Il était une fois la FIARI

Notes sur la bataille idéologique et l'actualité de la théorie de la révolution permanente

Notes sur la bataille idéologique et l’actualité de la théorie de la révolution permanente

Défaire le mythe de la transition énergétique

Défaire le mythe de la transition énergétique

La lutte pour recréer l'internationalisme révolutionnaire

La lutte pour recréer l’internationalisme révolutionnaire

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre