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Vu sur le site du NPA

Trotsky et la « question catalane »

Pourquoi se pencher ici sur les prises de position de Léon Trotsky sur la question catalane ? Il ne s’agit pas de chercher des vérités éternelles dans des textes des années trente et encore moins des arguments d’autorité pour les débats actuels. En revanche, ses nombreux écrits sur l’Espagne d’avant témoignent de la force de ses analyses de la situation économique et politique d’un pays qui n’a pas réalisé les tâches démocratiques élémentaires de la révolution bourgeoise, au nombre desquelles les droits des nationalités.

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Trois des cinq appendices du livre La Révolution permanente sont consacrés à l’Espagne qui en est une parfaite illustration : c’est au prolétariat qu’il revient de mener à bout cette révolution démocratique, pas question de confier les clés à une « bourgeoisie nationale » espagnole ou catalane qui, à l’époque de la décadence impérialiste, ne peut jouer aucun rôle progressiste. Mais Trotsky met en garde : « On agirait en pitoyables doctrinaires, dénués du sens des réalités, si l’on s’orientait vers la dictature du prolétariat en opposant ce dernier mot d’ordre aux problèmes et aux formules de la démocratie révolutionnaire (république, révolution agraire, séparation de l’Eglise et de l’Etat, confiscation des biens du clergé, droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, Assemblée constituante révolutionnaire »). On a bien lu « république » au nombre de ces formules (le texte a été écrit avant le départ d’Alphonse XIII) : la forme de gouvernement n’est pas indifférente, le prolétariat la chargeant d’une autre contenu que la bourgeoisie républicaine.

Trotsky ne peut éviter le parallèle avec la Russie des Tsars. De son côté Joaquin Maurin, le dirigeant de la Fédération communiste de Catalogne et des Baléares exclue du PCE, puis du Bloc Obrer i Camperol, revendique la politique de Lénine et des bolcheviks tant en matière de réforme agraire que de règlement de la question des nationalités (avec une vision idéalisée de la réalité soviétique). Mais les deux hommes divergent sur une question importante. Alors que Maurin défend l’indépendance de la Catalogne, du Pays basque et de la Galice (ainsi naturellement que du Maroc, mais là il y a accord avec Trotsky), l’auteur de La Révolution permanente redoute une balkanisation de la péninsule. Et surtout, il dénonce l’indépendantisme de Maurin : « ainsi Maurin, le "chef" du Bloc ouvrier et paysan, partage le point de vue du séparatisme. Après quelques hésitations, il s’est déterminé en tant qu’aile gauche du nationalisme petit-bourgeois. J’ai déjà écrit que le nationalisme petit-bourgeois catalan est, au stade actuel, progressif. Mais à une condition : qu’il développe son activité hors des rangs du communisme, et qu’il se trouve toujours ainsi sous les coups de la critique des communistes. Au contraire, permettre au nationalisme petit-bourgeois de se manifester sous le masque communiste signifie en même temps porter un coup perfide à l’avant-garde prolétarienne et tuer la signification progressive du nationalisme petit-bourgeois ».

Trotsky fait la distinction entre le droit au divorce et la séparation, sans exclure cette dernière mais sans l’inscrire au programme du parti prolétarien : « les ouvriers défendront intégralement et sans réserve le droit des Catalans et des Basques à vivre en Etats indépendants, dans le cas où la majorité des nationaux se prononcerait pour une complète séparation. Ce qui ne veut nullement dire que l’élite ouvrière doive pousser les Catalans et les Basques dans la voie du séparatisme. Bien au contraire : l’unité économique du pays, comportant une large autonomie des nationalités, offrirait aux ouvriers et aux paysans de grands avantages du point de vue de l’économie et de la culture générales ».

L’importance des mots d’ordre démocratiques

Les révolutionnaires ne sont pas à l’initiative de la lutte indépendantiste, mais ils acceptent que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes puisse déboucher sur l’indépendance : « le mot d’ordre du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes est maintenant devenu, en Espagne, d’une importance exceptionnelle. Cependant, ce mot d’ordre est aussi du domaine de la pensée démocratique. Il ne s’agit pas pour nous, bien entendu, d’engager les Catalans et les Basques à se séparer de l’Espagne ; mais notre devoir est de militer pour que le droit de séparation leur soit reconnu, s’ils désirent en faire usage. Mais comment savoir s’ils ont ce désir ? C’est très simple. Il faut un plébiscite dans les provinces intéressées, sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et à bulletin secret. Il n’existe pas actuellement d’autre procédé ». C’est clair : pour répondre aux revendications nationales, Trotsky revendique les mécanismes de la démocratie bourgeoise (plébiscite et suffrage universel) sans enjoindre aux masses d’attendre qu’une future république des soviets règle leur sort ; et en parlant d’un plébiscite dans les provinces intéressées, il ne soumet pas le droit à l’indépendance au bon vouloir de l’Etat central.

Dans un texte daté du 25 mai 1930 (Les tâches des communistes en Espagne), il précise : « jusqu’au moment où la volonté de la minorité nationale ne s’est pas exprimée, le prolétariat ne fera pas sien le mot d’ordre de partition, mais il garantit d’avance, ouvertement, son appui intégral et sincère à ce mot d’ordre dans la mesure où il exprimerait la volonté avérée de la Catalogne ». Et il donne son point de vue : « il est évident que les ouvriers catalans auront leur mot à dire sur cette question. S’ils arrivaient à la conclusion qu’il serait inopportun de disperser leurs forces, dans les conditions de la crise actuelle qui ouvre au prolétariat espagnol les voies les plus larges et les plus prometteuses, les ouvriers catalans devraient mener une propagande en faveur du maintien de la Catalogne, sur des bases à déterminer, au sein de l’Espagne ; quant à moi, je pense que le sens politique suggère une telle solution ». A diverses reprises, Trotsky affirme sa préférence pour une solution fédérale garantissant les droits des nationalités ou pour une union des républiques socialistes ibériques (Portugal compris) sur le modèle – hélas bien théorique – de l’URSS.

Il n’est pas plus tendre pour les dirigeants de la CNT dont l’opposition parfois violente aux « particularismes » va jusqu’au rejet de la langue catalane au nom d’un ouvriérisme et d’un internationalisme abstraits : « Les syndicalistes – tout au moins certains de leurs chefs – ont déclaré qu’ils lutteront contre le séparatisme, au besoin les armes à la main. Dans ce cas, communistes et syndicalistes se trouveraient chacun d’un côté de la barricade, parce que, sans partager les illusions séparatistes et tout en les critiquant au contraire, les communistes doivent s’opposer impitoyablement aux bourreaux de l’impérialisme et à ses laquais syndicalistes ».

Quatre ans plus tard…

… Le contexte a changé. Le 14 avril 1931, deux jours après la victoire des partis républicains aux élections municipales, l’Espagne était devenue une république, sans coup d’Etat ni révolution. La monarchie avait tout simplement quitté la scène, Alphonse XIII abandonnant le pays sans avoir abdiqué formellement. Les républicains de gauche et les socialistes l’emportèrent dans la foulée aux élections législatives du mois de juin et Manuel Azaña fut élu président. Malgré des mesures progressistes comme le droit de vote des femmes (ce que ne fera pas le Front populaire en France), les réformes promises se firent attendre, notamment la réforme agraire indispensable dans un pays où la paysannerie était majoritaire. Le pouvoir de l’Eglise catholique fut ébranlé par les mesures anticléricales mais dans bien des domaines, le gouvernement recula devant l’opposition des vieilles classes dominantes. Avec la république, la Catalogne et le Pays basque se virent octroyer un statut d’autonomie limitée, accepté par les dirigeants de l’Esquerra Republicana de Catalunya.

Les déceptions accumulées aboutirent à une cinglante défaite des républicains de gauche aux élections législatives anticipées du 19 novembre 1933 et à la constitution d’un gouvernement de droite, intégrant rapidement des ministres de la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes), un regroupement de divers partis dont des cléricaux, des monarchistes et des fascistes. Le contexte international avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler et la défaite du prolétariat autrichien faisait qu’une issue fasciste à la crise était envisageable. Trotsky comme Maurin prenaient au sérieux la menace d’un basculement vers l’extrême droite de larges couches de la petite-bourgeoisie qui avait placé auparavant ses espoirs dans la république démocratique.

L’entrée de la CEDA dans le gouvernement Samper, qui entreprit immédiatement de défaire les quelques avancées de la période précédente en matière de droits des salariés et des paysans, suscita une vague de grèves et de mouvements insurrectionnels, dont le plus marquant fut la révolution ouvrière des Asturies. En Catalogne, le principal élément déclencheur fut l’annulation par le gouvernement central d’une loi de défense des fermiers et métayers, votée par la Généralité contre l’opposition des grands propriétaires. Dans le seul texte que nous connaissions pour cette période, une lettre adressée au secrétariat de la Ligue communiste internationale en juillet 1934, Trotsky voit dans le conflit entre le gouvernement central et la Généralité la possibilité que la Catalogne représente la position la plus solide des forces défensives face à la réaction espagnole et au péril fasciste.

Après avoir tant critiqué le catalanisme de Maurin, il lui reproche désormais d’hésiter et de mettre le prolétariat à la traine d’une direction petite-bourgeoise indécise. L’heure est au combat pour la proclamation d’une république catalane indépendante, un objectif qui ne pourra être atteint que par la mobilisation du prolétariat en armes. Dans le même temps, compte tenu de la division des forces ouvrières (la CNT se tenant en dehors de l’Alliance ouvrière), Trotsky n’hésite pas à écrire qu’il faut exiger de l’ERC qu’elle proclame l’indépendance. Ce que fit Compañys le 6 octobre 1934, avant de capituler au bout de quelques heures. Le gouvernement espagnol en profita pour abroger le statut d’autonomie.

En première ligne contre le soulèvement fasciste de juillet 1936, qui ne parvint pas à gagner une seule localité de Catalogne, le prolétariat en armes abolit de fait tous les « pouvoirs publics » y compris celui de la Généralité, tout en lui laissant la possibilité de se reconstruire du fait de la politique de collaboration du PSUC (le PC stalinien catalan), de l’UGT (le syndicat à majorité socialiste) et de la CNT. Pendant la guerre et jusqu’en mai 1937, quand le gouvernement de Madrid intervint pour « rétablir l’ordre », la Catalogne fut de fait indépendante. Les textes de Trotsky sur la « question catalane » dénoncent alors la présence d’Andreu Nin et du POUM dans le gouvernement de la Généralité.

Gérard Florenson

Références

• Léon Trotsky, La Révolution permanente, 1928-31, https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp.html

• Léon Trotsky, Les tâches des communistes en Espagne, 25 mai 1930, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/05/300525b.htm

• Léon Trotsky, La question nationale en Catalogne, 13 juillet 1931, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/07/19310713a.htm

• Pelai Pagès, Leon Trotsky, Trotsky y la República catalana, 2014, http://old.sinpermiso.info/articulos/ficheros/trotskycatalunya.pdf

Source : https://npa2009.org/idees/histoire/trotsky-et-la-question-catalane


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