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La Izquierda Diario
30 de juillet de 2018 Twitter Faceboock

Note de lecture
La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Michael Löwy
Max Demian

L’ouvrage de Michael Löwy se propose d’étudier l’itinéraire de la pensée révolutionnaire du « jeune » Marx, se concentrant sur la période de formation de sa pensée, qui va de son travail à la Gazette Rhénane en 1842 jusqu’à son aboutissement en 1848 avec le Manifeste du Parti Communiste, en passant par sa rupture avec les jeunes hégéliens de gauche en 1844. Comme l’explique Löwy lui-meme, « l’objectif est de rendre compte du surgissement, chez le jeune Marx, d’une nouvelle conception du monde, la philosophique de la praxis, fondement méthodologique de sa théorie de la révolution comme auto-émancipation prolétarienne. »

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L’intérêt de cet ouvrage réside d’une part dans sa méthode dialectique, à l’encontre de toute tentative de jouer le « jeune » Marx contre le « vieux », ou réciproquement, et qui établirait une nette rupture épistémologique, à la façon d’Althusser, entre le « jeune » Marx et celui de la maturité ; Löwy offre au contraire une étude dialectique de la genèse de la pensée marxiste, décrivant l’évolution d’une pensée dans son organicité, et située dans le contexte socio-économique de l’Europe de 1848. D’autre part, l’insistance de Löwy sur la centralité de l’auto-émancipations du prolétariat est salutaire après les monstrueuses déformations du marxisme par le stalinisme et consorts au XXème siècle. Le livre est en cela un ouvrage précieux pour rendre compte d’un aspect fondamental de la théorie marxiste.

Toutefois, et l’auteur le concède lui-même, c’est une lecture particulièrement « luxemburgiste » du jeune Marx qui est proposée ici, insistant sur les aspects spontanéistes de sa pensée, focalisation qui en vient à minorer, voire à éluder ses aspects plus « centralistes » de sa pensée, ne mentionnant ainsi à aucun moment le concept pourtant central forgé par Marx de dictature du prolétariat, ce qui n’est pas sans conséquences stratégiques et pratiques.

Itinéraire d’une pensée révolutionnaire

Comme évoqué en préambule, l’objectif du livre est de proposer l’exposition vivante à la fois d’une pensée et d’un individu révolutionnaires. La méthodologie de l’ouvrage est en cela fidèle à la théorie marxiste, tenant toujours liées la pratique et la théorie de Marx dans une unité dialectique. Cette méthodologie dialectique constitue un remède précieux en vue d’éviter les écueils non ou anti-dialectiques qui peuvent prévaloir ; Löwy s’attache en effet, comme il le précise, à fournir une « tentative d’interprétation marxiste de Marx, c’est-à-dire une étude de son évolution politique et philosophique dans le contexte historique des luttes sociales en Europe pendant les années décisives de 1840-48, et en particulier son rapport avec les expériences de lutte de la classe ouvrière en formation et avec le premier mouvement socialiste/communiste. »

La période sélectionnée par l’auteur est donc centrée sur la période de jeunesse de Marx et divise le livre en quatre parties, sans jamais opérer de façon mécanique des « coupures » entre les différentes phases de sa pensée et de sa vie ; tout au contraire Löwy s’attache de façon méticuleuse à rendre compte du cheminement de celle-ci, le passage, parfois sous forme de crises, d’une forme à une autre ; une pensée vivante dans ses détours et errements, et toujours pris dans le cadre de la pratique militante qui fut celle de Marx, de son travail de journaliste jusqu’à celle de dirigeant communiste. La première et la deuxième partie traitent de la formation de la pensée communiste du jeune Marx, de son travail de journaliste à la Gazette Rhénane entre 1842 et 1844 à la rupture avec les jeunes hégéliens de gauche, qui aboutit aux Manuscrits de 1844 et culmine avec les thèses sur Feuerbach (1846). Le livre se conclut, dans une troisième et quatrième partie, avec la conception de Marx du parti à partir de 1846 et au-delà, rappelant quelques batailles menées par Marx contre les lassaliens ou les opportunistes de la social-démocratie allemande.

Première et deuxième parties : La formation d’une pensée communiste

La première partie est consacrée au passage de Marx chez les jeunes hégéliens, à l’époque de son travail en tant que journaliste à la Gazette Rhénane, de 1842 à 1844, et son adhésion progressive aux idées communistes à partir de la critique des conceptions des jeunes hégéliens de gauche avec lesquels il rompt dès 1843 avec sa Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel.

Dans une seconde partie, Löwy étudie plus en profondeur la période qui va des Manuscrits de 1844 à la synthèse des Thèses sur Feuerbach et de l’Idéologie allemande de 1845-46, et qui marque une nette évolution de la pensée de Marx vers le concret, notamment par la découverte en Frances des luttes du prolétariat naissant, et conduit à la première formulation de la théorie de l’auto-émancipation du prolétariat. En particulier, Löwy insiste à juste titre sur un événement qui a profondément marqué le parcours théorique et pratique du jeune Marx : la révolte des tisserands de Silésie en 1844, « événement, écrit Löwy, qui a joué pour Marx un rôle de catalyseur, de bouleversement théorico-pratique, de démonstration concrète et violente de ce qui se dégageait déjà de ses lectures et contacts parisiens : la tendance potentiellement révolutionnaire du prolétariat. »

Ce passage vaut en effet qu’on s’y attarde tant il est déterminant dans le parcours du jeune Marx et la formation de sa pensée, et l’élaboration d’un communisme de moins en moins abstrait, et qui prend en compte le rôle actif du prolétariat comme classe révolutionnaire – et plus seulement son côté « passif », comme c’était le cas dans sa Critique... de 1843. Ainsi, avec les Thèse sur Feurbach, en 1845, sont posées pour la première fois les fondements méthodologiques de la théorie de l’auto-émancipation du prolétariat sont posées.

Comme le résume Löwy, cette « nouvelle conception du monde » redéfinit de façon radicale le lien entre théorie et pratique à travers le concept de praxis, entendue comme activité « critico-pratique » qui lie de façon dialectique le rapport entre théorie et pratique, être et devoir-être, compréhension et interprétation. Cette nouvelle conception marque un tournant et une rupture radicale avec toutes les conceptions mécanistes de la révolution, qui opposent d’un côté la transformation des conditions, ou de l’autre la transformation des hommes ; Marx proposant, dans sa Thèse III, la notion dialectique de praxis révolutionnaire qui lie transformation des hommes et de leur condition dans un même mouvement révolutionnaire : « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. » Et cette conception est fondamentale puisque c’est elle qui, par la suite, sert d’hypothèse à toute la théorie de la révolution chez Marx, à savoir la révolution comme auto-émancipation du prolétariat.

En effet, à travers cette percée conceptuelle majeure, qui constitue le socle de toute la pensée de Marx par la suite, celui-ci ne se contente pas de simplement dissoudre la théorie dans la pratique, ou encore d’opposer un savoir contemplatif à un savoir engagé, c’est fondamentalement une redéfinition de la notion même de pratique et de théorie, et leur dépassement dialectique dans le concept de praxis qui est effectué. Comme le résume fort bien Michael Löwy lui-même (nous soulignons) : « Au fond, il ne s’agit même pas d’une interprétation « liée » ou « accompagnée » d’une activité pratique, mais d’une activité humaine totale, activité critico-pratique, dans laquelle la théorie est djà praxis révolutionnaire, et la pratique chargée de signification théorique. Dans la Sainte Famille, Marx luttait contre l’identité mystique entre théorie et pratique : il fallait montrer, contre Bruno Bauer et consort, qu’il existe une pratique différente de la pure spéculation philosophique. Dans les Thèses, le moment « matérialiste français », purement négatif, est dépassé : Marx rétablit l’unité entre pensée et action, unité dialectique, « critico-pratique » révolutionnaire. »

Troisième et quatrième parties : La conception du parti de Marx

Enfin, dans une troisième et quatrième partie, Löwy aborde la conception du parti chez Marx de 1846 à 1848, et ses développements ultérieurs, après 1848, notamment à travers son engagement avec Engels dans la Ligue Communiste puis la Première Internationale, et ses polémiques contre les Lassaliens et les opportunistes de la social-démocratie allemande de l’époque.

A juste titre, Löwy rappelle tout le long le caractère véritablement révolutionnaire de la pensée de Marx, et ses conceptions du parti qui en découlent, en opposition à toute forme de socialisme utopique du type Owen ou Proudhon d’un côté, et de l’autre toutes les formes sectaires et/ou petites-bourgeoises de socialisme imprégnées de babouvisme ou de blanquisme. Löwy offre ainsi une brillante synthèse de la conception du parti développée par Marx à cette époque et trouve son aboutissement dans dans le Manifeste du Parti Communiste (1848) : « Le parti communiste est donc le représentant des intérêts historiques du prolétariat internationale i.e. de la totalité ; face à chaque mouvement partiel, purement local ou nationale, idéologiquement confus, étroitement revendicatif, non conscient des buts finaux de la lutte des classes, il joue le rôle décisif de médiateur de cette totalité. La parti communiste est l’avant-garde du mouvement ouvrier, la fraction du prolétariat consciente de sa mission historique. Mais il n’est pas une « minorité éclairée » chargée de réaliser cette mission à la place des masses prolétariennes. »

Enfin, dans la quatrième et dernière partie, Löwy revient sur quelques batailles théorico-pratiques menées par Max après 1848, entre autres la révolution allemande de 1848-50, la Commune de Paris, et la critique de l’opportunisme de la social-démocratie allemande. Löwy soutient qu’au cours de chacun de ses polémique, le point de divergence entre Marx et les autres courants, et le principe qui servait de socle théorico-pratique à Marx fut le concept d’auto-émancipation du prolétariat.
Dans une certaine mesure nous partageons cette analyse, toutefois, et c’est ici que notre lecture diverge d’avec celle de Löwy, nous pensons que cette lecture d’inspiration principalement « luxemburgiste » du jeune Marx, et dont l’auteur se revendique par ailleurs, l’amène à considérer de façon trop unilatérale les aspects « spontanéistes » de la théorie de la révolution de Marx, au détriment des aspects plus « centralistes » de sa pensée, caractérisés par sa théorie de la dictature du prolétariat, dont Löwy ne dit pas un mot dans tout son ouvrage. Aussi dans la partie suivante nous nous limiterons seulement aux références faites par le jeune Marx lui-même à son concept de dictature du prolétariat, pour rappeler d’une part la centralité du concept dans la théorie marxiste, mais aussi pour définir la nature stratégique du concept et son rôle dans la théorie et la pratique marxistes.

Un Marx plus luxemburgiste que marxiste ? sur la dictature du prolétariat

La théorie de la dictature du prolétariat : concept central chez le jeune Marx

Il faut tout d’abord rappeler que Marx lui-même insiste sur la centralité de ce concept dans sa théorie, et en revendique explicitement la paternité. Dans Les luttes de classes en France (1850), Marx évoque pour la première fois la dictature du prolétariat en tant phase de transition du passage du capitalisme au communisme « la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent. »

Deux ans plus tard, dans une lettre adressée à Weydemeyer, Marx revendique et la centralité et la paternité de ce concept-clé de son armature théorique, allant jusqu’à faire de la dictature du prolétariat sa découverte principale :

« Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est :
1. de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
3. que cette dictature elle-¬même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.

De même, ce point est encore totalement éludé par Löwy lorsque celui-ci fait référence à la polémique entre Marx et Lassalle au sujet du programme de Gotha, Löwy ne retenant de la polémique que les aspects qui opposent « spontanéisme » d’un côté et « dirigisme étatique » de l’autre : « Ces textes situent le véritable enjeu du conflit entre Marx et le "lassalisme" : d’un côté l’aide de l’Etat, l’intervention de la royauté prussienne ; de l’autre, l’action autonome du mouvement ouvrier réel et la transformation révolutionnaire de la société ».

Pourtant, il nous semble qu’en insistant de manière trop unilatérale sur l’auto-émancipation comme unique principe de divergence entre Marx et Lassalle, Löwy manque en réalité la question centrale de la nature de classe de l’Etat, et des taches qui sont celles du prolétariat dans la phase de transition du capitalisme au communisme. Et c’est cette question qui mène Marx à formuler de façon explicite encore une fois, dans sa Critique du programme de Gotha, et sans que Löwy en fasse mention, la thèse de la dictature du prolétariat comme phase de transition du capitalisme au communisme : « Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce.
Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »

De manière similaire – et d’autant plus surprenante – lorsque Löwy évoque l’interprétation de la Commune par Marx dans la Guerre Civile en France (1871), Löwy insiste uniquement sur le concept d’auto-émancipation du prolétariat. Pourtant, si le texte de Marx ne fait pas, dans ce texte, explicitement référence à la dictature du prolétariat, c’est Engels qui s’en charge dans la préface de 1891 : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » (nous soulignons).

Pour une réappropriation de la dictature du prolétariat comme concept stratégique

Comme on le voit, ce concept est fondamental dans la théorie du « jeune » Marx lui-même. Loin de constituer une forme parmi d’autres de gouvernement, ou une appellation parmi tant d’autres, l’élaboration du concept de dictature du prolétariat marque le passage de la pensée de Marx à un niveau supérieur de « concret », passage du plan hypothétique – au sens propre d’hypothèse, de principe qui sert d’axiome de base – avec le concept d’auto-émancipation du prolétariat au plan stratégique de la forme concrète de cette auto-émancipation, et qui trouve sa forme achevée dans le concept de dictature du prolétariat défini Etat transitoire basé sur des organes d’autodétermination des masses en vue non plus de s’emparer de l’appareil d’Etat, mais bien de le détruire.

Comme l’explique Danien Bensaid : « Le concept de dictature du prolétariat, chez Marx et chez Lénine, a une conception stratégique. En justifiant l’abandon de la dictature du prolétariat par des raisons pédagogiques, les partis communistes se sont efforcés d’escamoter cet enjeu. En abandonnant la perspective de la dictature du prolétariat (…) ils théorisaient par ricochet leur renoncement à détruire l’Etat « réellement existant » de la bourgeoise. C’est donc toute une politique réformiste, depuis longtemps passée dans la pratique, qui se trouve ratifiée principiellement par cet abandon. »

Ce passage du plan hypothétique au plan stratégique pose dès lors un tout autre ensemble de questions, en particulier celle de l’hégémonie de la classe ouvrière, capable d’opposer, à l’hégémonie bourgeoise de « l’Etat intégral », une alliance du prolétariat avec toutes les classes opprimées ; la dictature du prolétariat étant ici autant la cause que la conséquence nécessaire de l’auto-émancipation du prolétariat allié à toutes les classes opprimées, hypothèse stratégique déjà formulée, ou du moins entr’aperçue par Marx dès la rédaction des luttes de classes en France (1850), lorsque celui-ci oppose à « La République constitutionnelle... de ses exploiteurs coalisés », « la République social-démocrate, la République rouge, c’est la dictature de ses alliés. »

Certes, « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants », écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire..., et les expériences monstrueuses, au sens propre, du stalinisme, ont non seulement défiguré la théorie de l’auto-émancipation du prolétariat, mais ont encore plus terni le concept de dictature du prolétariat. A ce titre, l’insistance inconditionnelle de Löwy sur l’auto-émancipation du prolétariat est fondamentale pour guider toute pratique révolutionnaire et éviter les dégénérescences sous forme de bureaucratisation et captation du pouvoir par une quelconque minorité, fut-elle « éclairée ».

Toutefois, il nous semble que plutôt que renier, ou minorer ce concept central de dictature du prolétariat, il s’agit au contraire de le revendiquer contre ses déformations grossières staliniennes d’une part, et contre la pression de l’idéologie bourgeoise d’autre part, qui voudrait faire de la « dictature » en général un mal absolu, et associer éternellement les monstruosités staliniennes à l’essence du marxisme. Il s’agit d’une bataille à mener plus fondamentalement contre l’idéologie bourgeoise qui, rejetant dans les poubelles de l’histoire le concept de dictature du prolétariat, voudrait ériger en absolu la démocratie bourgeoise, occultant le caractère de classe et dictatoriale de cette même « démocratie ». Contre toute tentative de fétichiser la démocratie bourgeoise, fut-elle « radicale » ou « poussée jusqu’au bout » dans ses variantes réformistes, la démocratie bourgeoise doit au contraire être prise pour ce qu’elle est : la dictature d’une minorité – la bourgeoise – sur la majorité – toutes les autres classes opprimées de la société. Et à cette dictature de la minorité, le prolétariat doit – et même ne peut que – opposer sa propre dictature, celle de la majorité des exploités, pour la majorité des exploités, et exercée sur une minorité d’exploiteurs. C’est à cette condition seulement que peut s’accomplir son auto-émancipation.

Ainsi, comme le rappelle Emmanuel Barot dans son ouvrage Marx au pays des soviets, la réactualisation du concept de dictature du prolétariat devient une tâche hautement stratégique qui ne passera pas uniquement par la lutte des idées, mais se fera en même temps par la lutte politique. Ce concept demeure en effet, en dépit de ses déformations historiques, l’objectif stratégique qui rend possible la nécessité de l’auto-émancipation du prolétariat contre la dictature de la bourgeoise : « Puisque le despotisme du capital n’est pas plus aujourd’hui qu’hier une vue de l’esprit, puisque l’obsolescence prétendue du concept de prolétariat est un mythe, en quoi la réactualisation anti-autoritaire, lucide et offensive à la fois, de la « dictature du prolétariat », devrait-elle rester dans les poubelles de l’histoire ? Abolir ces grands mots, ce sera en tout cas pousser plus avant leur incorporation, leur repolitisation dans et par les luttes, et réciproquement nourrir celles-ci par ceux-là. Ce sera unir et organiser, aussi inlassablement que nécessaire, les tendances théoriques et les tendances concrètes au communisme, avec un sens intransigeant de leurs incomplétudes respectives. »

En cela, loin de s’opposer, démocratie et dictature du prolétariat sont la médiation l’une de l’autre, la synthèse concrète de ce qu’Emmanuel Barot nomme dans son ouvrage le « double mouvement du communisme » : le communisme-fin en tant qu’horizon stratégique, objectif à atteindre, et le communisme-mouvement en tant que mouvement qui abolit l’ordre des choses, l’un devenant moyen et fin de l’autre, et réciproquement au cours du processus révolutionnaire. Plus encore même, la forme la plus réelle de démocratie est celle de l’auto-émancipation du prolétariat, qui trouve sa forme la plus aboutie dans sa dictature de classe ; dès lors, comme le précise Lénine dans ses Thèses sur la démocratie (1919) : « Il s’ensuit encore que la dictature du prolétariat entraîne inévitablement non seulement une modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais encore une modification telle qu’elle aboutit à une extension jusqu’alors inconnue du principe démocratique en faveur des classes opprimées par le capitalisme, en faveur des classes laborieuses. »

Ainsi, loin d’opposer auto-émancipation et dictature du prolétariat, il s’agit de penser dialectiquement l’imbrication des deux concepts dans la dynamique du processus révolutionnaire, c’est-à-dire dans ses difficultés et heurts les plus concrets – guerre civile, guerre des puissances impérialistes, contre-révolution etc. –, et ce dans la perspective d’une phase transitoire et dialectique du capitalisme au communisme.

Ouverture : de l’insurrection comme art, pour une réappropriation de la stratégie révolutionnaire

Si c’est uniquement à la condition de tenir compte de la dictature du prolétariat que la classe ouvrière se donnera concrètement les moyens pour que son auto-émancipation ne reste pas un vain mot, c’est réciproquement en tenant pour inconditionnel le mouvement d’auto-émancipation du prolétariat que la dictature du prolétariat sera réellement une dictature du prolétariat, et non pas sur le prolétariat.

Dès lors, la double hypothèse de l’auto-émancipation de la classe ouvrière et de la dictature du prolétariat aboutit non pas à l’alternance mécanique des deux, un peu de centralisme ici et un peu de spontanéisme là, mais à un niveau supérieur de synthèse, unité dialectique accomplie au cours du processus révolutionnaire lui-même, passant ainsi ici du plan scientifique du matérialisme historique au plan véritablement stratégique, celui de « l’art des possibles », c’est-à-dire l’insurrection comme art ; passage de la théorie scientifique de l’histoire à la théorie de l’art de la guerre.

En effet, comme le résume Raymond Aron dans son étude sur Clausewitz : « La science vise, en dernière analyse, à la connaissance, l’art en dernière analyse à la création ou la production... Il n’en subsiste pas moins une théorie de la guerre, comme il existe une théorie de l’architecture-, pour désigner l’ensemble des connaissance que requiert la conduite de la guerre. Clausewitz tient pour scientifique l’effort pour élaborer les concepts majeurs de cette activité, autrement dire pour penser clairement et distinctement cette sorte d’activité. … Par rapport aux beaux-arts, l’art de la guerre présente une originalité qui le sépare radicalement de tous les autres : l’artiste ne manipule pas des forces inertes, il affronte une autre volonté... La guerre veut briser ou courber une volonté qui, par nature, s’oppose à la sienne. »

C’est ainsi sur ce plan que se produit in fine l’aboutissement dialectique du passage de l’abstrait au concret, point de rencontre de la science du matérialisme historique avec la théorie de l’art de la guerre ; fusion déjà opérée en son temps par Marx et Engels, qui se sont appropriés les derniers développements de la stratégie militaire de leur époque, et qui a trouvé son parachèvement dans l’appropriation par le parti bolchevique de la théorie clausewitzienne, via Lénine et Trotsky.

En conclusion, comme le définit Trotsky dans Classe, parti et direction : « La victoire est une tâche stratégique. », l’auto-émancipation est dès lors la tache stratégique à laquelle doit s’atteler toute théorie et toute pratique qui se veut marxiste, et ce dans ses conséquences les plus pratiques et concrète. Or cela ne se fera pas sans une réappropriation des questions stratégiques liées au marxisme, car comme le rappelle Trotsky dans ce même texte : « Si le parti bolchevique n’avait pas réussi à mener à bien ce travail, on ne pourrait même pas parler de révolution prolétarienne. Les soviets auraient été écrasés par la contre-révolution, et les petits sages de tous les pays auraient écrit des articles ou des livres dont le leitmotiv aurait été que seuls des visionnaires impénitents, pouvaient rêver en Russie de la dictature d’un prolétariat si faible numériquement et si peu mûr. » C’est uniquement à cette condition que l’auto-émancipation du prolétariat ne restera pas un vain mot. Et dès lors, toute théorie révolutionnaire conséquente débouche nécessairement sur une stratégique révolutionnaire.

 
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