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24 de décembre de 2018 Twitter Faceboock

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La ferveur révolutionnaire et Marx
Caracole

Le marxisme est un athéisme. Cette affirmation nous enjoint-elle à exclure la religion du processus révolutionnaire ? S’en tenir à l’idée que « la religion est l’opium du peuple » (Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844), un instrument de domination du prolétariat, n’est-ce pas réduire la complexité du phénomène religieux, celle de la pensée de Marx et ignorer la diversité de ses inspirations ?

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L’athéisme de Marx est un fait. Sa thèse de doctorat intitulée « Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Epicure » en témoigne. En effet, l’adage que Marx fait sien à l’occasion de sa thèse est la profession de foi de Prométhée qu’il tire de la tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné, à savoir : « Je hais tous les dieux ; ils sont mes obligés, et par eux je subis un traitement inique ». Marx n’est donc pas indifférent à la religion, il la déteste en tant qu’elle est une idéologie au sens marxien du terme, c’est-à-dire un système d’opinions qui sert les intérêts des classes sociales et conduit à une perception faussée de la « réalité » sociale, économique et politique : « La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. » (Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844). La religion console la misère des hommes dans la société capitaliste tout en étant le vecteur de cette même société, de sa prospérité. Elle crée une situation de dépendance, du moins elle génère une passivité des individus, une léthargie pareille à celle de l’opiomane : elle endort la conscience du prolétariat. En somme elle se nourrit de la misère humaine qu’elle attise sous couvert d’une consolation qu’elle apporterait. Le prolétariat ne parvient pas à se considérer comme classe en partie parce que le discours religieux se désespère de la condition des pauvres en offrant des solutions hors de la sphère politique et économique, à savoir la charité et la récompense dans l’au-delà, alors que la détresse du prolétariat naît de conditions économiques, de la propriété privée des moyens de production.

Finalement, l’athéisme de Marx est un fait qui porte une méthode critique. Par principe, la religion étant une idéologie, il faut la critiquer. Mais l’histoire nous renseigne sur le fait religieux et sa place dans la lutte des classes. La guerre des paysans allemands qui eut lieu dans le Saint-Empire germanique entre 1524 et 1526 et que Engels analyse dans son ouvrage La guerre des paysans en Allemagne, permet de reconsidérer le rôle de la religion dans le projet révolutionnaire marxiste. Quels sont les motifs de cette révolte ? À Schaffhouse, les paysans refusent des corvées qu’ils jugent abusives. Ceux-ci se révoltent alors contre leur seigneur et obtiennent l’aide du curé de la ville, Balthazar Hubmaïer, lequel signe un traité d’assistance mutuelle conciliant des objectifs sociaux et religieux. Le mouvement s’exporte, et une inflation de la révolte s’empare de l’Allemagne. Ce qui est en jeu dans cette révolte c’est la dignité des paysans et des plébéiens. Les cibles de la révolte sont principalement la noblesse et le clergé, et particulièrement l’Église catholique qui soutient la féodalité dans le souhait de maintenir l’ordre existant et que Engels appelle le « camp conservateur-catholique ». Ce qui intéresse ici notre problème c’est qu’il nous est possible de briser la réduction de la religion à la réaction. Il y aurait en effet deux engeances : d’une part la religion comme appareil idéologique garant d’un ordre social inégalitaire et d’autre part la religion qui aurait un rôle contestataire au nom de l’équité. Si Luther condamne les excès de l’Église catholique, c’est moins pour soutenir la cause des déshérités que pour satisfaire son ambition politique. En effet les propos de Luther envers les paysans révoltés sont des plus durs : Luther invite la bourgeoisie à mater la révolte. Aussi plutôt que Luther, Engels valorise-t-il le pasteur Thomas Münzer qui guida la révolte de Thuringe. Les propos de Münzer sont en totale adéquation avec les Douze articles de 1525, texte dans lequel les paysans revendiquent leurs droits. Ces revendications s’appuient sur des arguments tirés de la Bible. La Bible offre des principes d’une société équitable à faire. À l’aune de cet événement on peut admettre à côté d’un « courant froid du marxisme », qui ne regarde la religion comme une mystification au service de la classe dominante, un « courant chaud », qui admet que la religion puisse être au service de l’émancipation. Au regard de cet exemple il semble que l’on pourrait envisager de nouveaux rapports entre religion et société grâce à l’analyse du religieux à la lumière de la lutte des classes. La critique de Marx est subordonnée aux nécessités concrètes de la lutte des classes et peut être assouplie. Évidemment, il est difficile d’identifier la démarche de Marx, penseur qui analyse la société capitaliste de son époque et celle de Thomas Münzer, mais il ne nous est pas impossible de les rapprocher et de tenter une comparaison. Pour éviter l’anachronisme d’un « Munzer marxiste », on peut évoquer le combat, plus contemporain, des « théologiens de la Libération », vaste mouvement social qui depuis les années soixante réunit des membres de l’Église comme des groupes religieux laïcs. L’œuvre de Marx est saisi, dans les « années 1968 », en Amérique latine, par des secteurs catholiques progressistes qui s’opposent à la rigidité des structures ecclésiastiques traditionnelles et s’inscrivent dans le sillage du Concile Vatican II comme, un élément de compréhension de la réalité économique capitaliste. Les « théologiens de la Libération » trouvent dans les textes de Marx, et particulièrement dans Le Capital, un écho à leurs préoccupations humanistes. Marx explique de façon cohérente la misère et son raisonnement scientifique ouvre sur des propositions radicales mais plausibles pour endiguer cette dernière. Cette la mission humaniste du marxisme que les « théologiens de la Libération » font leur. Ceux-ci ne sont pris pas dans l’illusion idéologique que fustige Marx, mais sont au contraire lucides face aux faits. Aussi adoptent-ils une démarche marxisante : leur lucidité concernant la misère des travailleurs les invite à réfléchir sur les causes de cette triste réalité. Le marxisme est ici valorisé comme une science sociale qui s’intéresse aux faits sociaux, et comme une option pratique qui vise non seulement à connaître, mais aussi à transformer le monde, autrement dit au devenir et au rôle que l’homme a à jouer dans ce devenir. Cette aspiration au changement social, ayant pour horizon la transformation socialiste de la société, est celle de Gustavo Gutiérrez qui voit dans le marxisme « une capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente » (Théologie et sciences sociales, Théologies de la libération, documents et débats, 1985).

Les « théologiens de la Libération » sont en réalité des « néo-marxistes », c’est-à-dire qu’ils proposent une lecture de l’œuvre de Marx, une orientation nouvelle de la théorie marxienne, et que pour cela ils réinvestissent seulement quelques aspects du marxisme. Nous pouvons donc noter quelques divergences entre la pensée de Marx et les théories des « théologiens de la Libération ». C’est par exemple le schéma révolutionnaire qui diffère entre les deux conceptions : pour les marxiens la révolution prolétarienne s’inscrit dans une vision matérialiste de l’histoire alors que pour les théologiens, la libération des pauvres relève d’une théorie de la solidarité. Par ailleurs, les théologiens de la révolution réalisent une critique morale du capitalisme, ce à quoi se refuse Marx. En effet, dans Le Cri de l’Église, document rédigé par les supérieurs religieux de la région centre-ouest du Brésil, nous pouvons lire un véritable sermon contre l’idéologème religieux au service du capitalisme : « Il faut vaincre le capitalisme : c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre qui produit tous les fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté, la faim, la maladie, la mort. » (Obispos Latinoamericanos, 1978). Cependant, le combat de Marx contre l’idéologie se fait au nom de la seule humanité, celui des membres de l’Église appartenant au mouvement des « théologiens de la Libération » se fait aussi au nom de Dieu. Le Veau d’or, c’est l’idole économique qui condamne une population à la pauvreté : « il ne s’agit pas comme dans l’idolâtrie ancienne, d’un autel visible, mais d’un système qui exige des sacrifices humains au nom de contraintes « objectives », « scientifiques », « profanes » », comme le souligne Jung Mo Sung dans Le marxisme de la Théologie de la Libération : le dieu de l’argent a bien sûr ici une figure diabolique et pactiser avec lui c’est courir à sa perte, c’est s’enliser dans la pauvreté. Les « théologiens de la Libération » tout comme Marx prennent pour cible un capitalisme qui asservit l’humanité. Finalement, ce serait moins une religion qu’un humanisme que ceux-ci auraient en partage. Une convergence des luttes est alors possible.

Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), le sociologue Emile Durkheim rappelle que la religion est un fait social : les croyances religieuses « ne sont pas seulement admises à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu’ils ont une foi commune ». Le lien social fait partie de l’étymologie même du mot « religion ». En effet, le mot « religion » vient du latin religare qui signifie « relier » : le sentiment religieux relie verticalement les hommes à Dieu et horizontalement les hommes entre eux au sein d’une communauté où l’on partage un même culte. Du point de vue de la praxis, du point de vue de la stratégie, il faut considérer la religion comme un moyen. L’esprit communautaire n’est-il pas un ingrédient de la révolution ? Ne faut-il pas que le prolétariat acquiert une conscience de classe pour se révolter ? L’aspect communautariste au sein des religions ne peut-il pas paradoxalement être un tremplin vers une conscience de classe ? N’y a-t-il pas par ailleurs une élection affective entre religion et révolution visible à travers le concept de « ferveur » qu’elles ont en partage ?

La ferveur, si on l’assimile à la foi comme la croyance qui résigne l’esprit confiant au passéisme semble s’opposer à la praxis. Elle apparaîtrait comme un élément anti-révolutionnaire. En fait, la ferveur qualifierait les effets concrets de la foi sur l’action : l’acte fervent est intense. La ferveur désigne le plus haut degré de puissance d’un acte du fait qu’il puise sa source dans une détermination psychologique inébranlable. On pourrait d’ailleurs employer l’expression « ferveur historique » (Marx, Introduction à la Critique du droit politique de Hegel, 1844) si l’on donne le devenir historique pour objet de la ferveur. Si la théorie du matérialisme historique s’emploie à montrer que le devenir historique dépend d’un procès dialectique nous permettant de de mettre en lumière les contradictions intrinsèques du capitalisme comme système auto-destructeur et la nécessité du communisme, si l’organisation de la production au sein du système capitalisme crée spontanément ses propres fossoyeurs, pourquoi Marx écrit-il le Capital ? Est-ce là un ouvrage purement descriptif ? En fait l’enjeu du Capital est politique : il s’agit de comprendre les faiblesses du capitalisme pour agir en conséquence et mettre fin à ce système aliénant. Le savoir de Marx est moins théorétique que pratique : il ne s’agit pas de contempler les faits, de savoir pour savoir mais de savoir pour agir ainsi qu’il l’indique dans sa onzième thèse sur Feuerbach. Le Capital, qui expose les mécanismes du fonctionnement du capitalisme sur le plan économique, invite à la prise de conscience d’un état de choses qui peut changer dès lors que l’on y investit la force des prolétaires et qu’on l’engage dans la révolte. L’étymologie du mot « ferveur », fervere, qui signifie « être échauffé d’un récent carnage », nous montre que celle-ci ne peut être qu’historique, en prise avec une temporalité, et qu’elle a pour contexte la violence prompte à susciter la révolte. L’idée de ferveur nous invite à repenser le religieux : le religieux n’est pas toujours dans ce que l’on appelle les religions ; et réciproquement, les religions sont souvent des rétrécissements, « des institutions de défense contre le religieux, voire de simples annexes sentimentales d’un pur moralisme, celui d’une classe sociale, de la classe bourgeoise par exemple ». Le religieux peut se comprendre à l’aune de cette notion de ferveur, ainsi que le propose Durkheim, comme conscience des émotions engendrées par le rassemblement des individus. La ferveur historique n’est donc pas une contemplation dévote : elle a des implications pratiques. La ferveur historique agit : il s’agit de croire en ce procès dialectique de l’histoire dont le dénouement est la réalisation de l’homme, et d’agir en fonction de cette croyance. S’il y a une prise de conscience générale du prolétariat de ce déterminisme matériel, de cette évolution dialectique, de l’illusion de la conscience par le système capitaliste et une croyance du prolétariat en son propre potentiel révolutionnaire, le changement devient une réalité. La ferveur historique est actrice de la révolution : le « mouvement réel » de l’histoire s’achève dans le communisme et cette dynamique du mouvement réel réside en partie dans la ferveur historique. La rationalité avec laquelle Marx démontre que chaque société de classes a connu inexorablement une fin par un processus logiquement intelligible donne du crédit à son diagnostic du capitalisme et au pronostic de sa fin. Cette scientificité pourrait bien être une condition de la ferveur, elle-même nécessaire à la validité de la démarche scientifique de Marx. Ainsi comme Marx le dit dans L’Introduction à la Critique du droit de Hegel : « En lutte contre cet été de choses, la critique n’est pas la passion de la tête, elle est la tête de la passion ».

La pensée originale de Marx n’est en elle-même pas étrangère aux credo de la religion judéo-chrétienne et des utopies socialistes, seulement elle ne se contente pas d’espérance et de vaines envolées lyriques. Si l’on persiste à penser le communisme comme une utopie, et que l’on ne veut pas trahir la pensée de Marx et de Engels qui contestent cela dans l’Idéologie allemande par ses mots « Pour nous, le communisme est un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la vérité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état actuel des choses », cette utopie doit être « concrète », pour reprendre l’expression de Hebert Marcuse, car elle est indissociable d’une stratégie révolutionnaire entée sur le diagnostic économique et la prospective scientifique. L’histoire n’est pas l’odyssée de l’Esprit, l’histoire est le faire des hommes en tant que résultat de leur vie matérielle. La transcendance prend alors le nom de politique, d’association, ou de « moment messianique » et elle s’exprime de manière immanente dans la lutte. Marx et Engels sont des historiens au sens où l’entend Benjamin : l’historien est celui qui comprend l’histoire du point de vu des vaincus. Une lecture matérialiste dialectique de l’histoire, laquelle accueille l’idée de révolution, d’une crise du système capitaliste et avec elle d’un bouleversement social menant à la fin des classes desquelles la majorité de l’humanité est exclue comme une nécessité à accomplir, anime la ferveur des opprimés, ferveur qui est un élément de la révolte. Cette histoire n’est en fait alors pas seulement une compréhension mais aussi l’écriture de l’histoire du point de vue des vaincus. Le discours de Marx implique une dialectique entre la théorie et la pratique, et avec elle celle de l’athéisme, nécessaire à la dissolution du voile idéologique de l’idéalisme, et de la religion, dont le messianisme et l’humanisme peuvent inspirer et guider une révolution. Concevoir cette dialectique semble est un moyen préventif contre les écueils du marxisme vulgaire et le fanatisme, contre le culte totalitaire de l’État et contre la théocratie. Elle garantirait l’aspect sacré du respect de la dignité humaine, barrière contre les crimes contre l’humanité, sans pour autant impliquer un culte de la personnalité, un fétichisme qui peut être compté au nombre des apanages du fanatisme religieux et des totalitarismes. Finalement, passée aux cribles du matérialisme historique de Marx, la religion semble réinventée, purgée de son caractère idéologique, de même que, l’esprit religieux de certains textes de Marx, textes repris par le courant messianique du marxisme, semble faire barrière aux interprétations marxistes scientistes culminant dans les interprétations simplement causalistes de l’histoire.

Crédit photo : Mural en Sao Félix de Araguaia (Matto Grosso) sobre la Teología de la Liberación

 
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