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La Izquierda Diario
7 de janvier de 2019 Twitter Faceboock

Le signe d’une crise profonde
Les femmes aux avant-postes de la révolte des gilets jaunes
Laura Varlet, cheminote syndicaliste

La transformation du marché du travail ces dernières décennies fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler dans les services et en particulier dans les secteurs de l’aide à la personne, du nettoyage, de l’éducation ou encore des soins. La crise du capitalisme néolibéral, qui dure depuis 2008, a plongé dans une précarité sans précédent toutes ces femmes travailleuses, souvent mères isolées, et leurs familles. Ce sont elles qui se révoltent aujourd’hui, et qui sont plus déterminées que jamais à se battre pour un avenir meilleur pour elles-mêmes, leurs enfants et leurs familles. Qu’est-ce que cette situation en dit sur la profondeur de la contestation sociale en cours ? Comment en est-on arrivé là ?

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Ces femmes précaires qui se révoltent…

De nombreux analystes ont souligné la présence remarquable des femmes et le rôle primordial qu’elles jouent dans la révolte en cours dans le pays. Avec leurs gilets jaunes, elles sont souvent en première ligne dans les manifestations, en permanence sur les ronds-points et les blocages, déterminées à se battre pour un avenir meilleur.

La plupart de ces femmes travaillent dans des petites ou moyennes entreprises, sont employées dans le secteur des services. Elles sont nombreuses à travailler dans les services essentiels de la santé, des transports, de l’éducation, ou encore dans le travail social. Femmes de ménage, aides à domicile, assistantes maternelles, aides-soignantes, infirmières dans les EHPAD ou les hôpitaux, elles travaillent pour des salaires qui ne permettent pas de s’en sortir.

Ces femmes, très souvent mères isolées, qui combinent un (ou plusieurs) travail précaire, à temps partiel ou en CDD, parfois en horaires décalés, avec des tâches ménagères et la garde de leurs enfants, se révoltent aujourd’hui parce qu’elles en ont assez de devoir jongler pour finir le mois, parce qu’elles en ont assez de devoir choisir entre bien manger ou bien se soigner. En France, les femmes à la tête d’une famille monoparentale sont particulièrement touchées par la précarité : parmi celles qui travaillent, près d’un quart vit sous le seuil de pauvreté, soit un million de femmes. Elles savent exactement ce qu’elles peuvent acheter avec 10 euros de plus ou de moins dans le budget tellement les comptes sont serrés. Ce n’est pas que pour elles qu’elles se révoltent, c’est aussi pour l’avenir de leurs enfants. Toujours en train de jongler, sans jamais se plaindre… Aujourd’hui, elles sortent du silence. C’est l’heure de relever la tête. En première ligne de la précarité, elles sont donc également en première ligne de la lutte contre Macron et son monde.

Les femmes et les services essentiels à la reproduction sociale

Ces métiers, souvent mal rémunérés et assez peu valorisés, sont pourtant essentiels dans la société et sont très majoritairement assurés par des femmes.

Pierre Rimbert, dans son article La puissance insoupçonnée des travailleuses, récemment publié dans Le Monde Diplo, explique qu’aujourd’hui « en France, les travailleuses représentent 51% du salariat populaire formé par les ouvriers et employés ; en 1968, la proportion était de 35% ». Puis, il rajoute que « la quasi-totalité de la force de travail enrôlée depuis cinquante ans est féminine – dans des conditions plus précaires et pour un salaire inférieur d’un quart. À elles seules, les salariées des activités médico-sociales et éducatives ont quadruplé leur effectif : de 500 000 à 2 millions entre 1968 et 2017 — sans compter les enseignantes du secondaire et du supérieur ».

D’autres études, comme celles de l’Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne, affirment que la part de femmes en activité professionnelle et pauvres dans l’hexagone est passée de 5,6 % à 7,3 % entre 2006 et 2017. Les femmes se retrouvent principalement dans les métiers du nettoyage, du commerce et du service à la personne. Parmi les salariés non qualifiés, 49 % des femmes sont à temps partiel, contre 21 % des hommes. En France, en 2017, les femmes occupaient 70 % des CDD et des emplois intérimaires et 78 % des emplois à temps partiel.

Pourtant, de la femme de ménage immigrée à l’enseignante du secondaire ou à l’infirmière, ces femmes jouent un rôle primordial dans les services essentiels à la reproduction sociale de ce système. Elles font en sorte que tous les travailleurs et travailleuses, qui doivent aller charbonner dans les usines, les taules, les ateliers, les services, du privé ou du public, puissent se soigner, se nourrir et éduquer leurs enfants, cette force de travail de demain dont le capitalisme a tant besoin. Ce sont ces mêmes femmes qui, après leur journée de travail, dans des conditions de plus en plus dégradées, retournent à la maison pour accomplir les tâches ménagères, rémunérées par personne mais bien utiles pour que chaque ouvrier, chaque travailleur retourne au travail le lendemain en ayant mangé, lavé ses vêtements, etc.

Une chose apparaît donc clairement : si ces millions de femmes, qui constituent une partie essentielle de la classe travailleuse au sens large, s’arrêtent ; c’est donc toute la société qui s’arrête.

Crise du modèle social... quel lien avec le rôle des femmes dans le mouvement actuel ?

Depuis maintenant plusieurs années, et notamment à partir de la crise du modèle néolibéral en 2008, des transformations considérables ont eu lieu dans la structure sociale, dans le monde du travail, et par conséquent dans la vie quotidienne de millions de travailleurs, et en particulier de travailleuses femmes. Avec les plans d’austérité, la casse des services publics et les réformes anti-sociales mises en place par les gouvernements successifs, ce sont non seulement les conditions de travail et les services publics qui se dégradent, mais c’est aussi le coût de la vie qui augmente considérablement. Cette situation fait qu’aujourd’hui il est plus difficile de se soigner et de soigner ses enfants correctement, de les amener à la crèche (et d’en trouver) ou à l’école, de les nourrir, de leur acheter des vêtements. C’est encore plus difficile, presqu’une utopie, si l’on songe aux activités de loisir ou culturelles, que ce soit pour les familles des classes populaires ou leurs enfants. Les privatisations, les licenciements ou encore le manque de personnel dans les services publics sont devenus la règle. Cela a bien évidemment un impact aussi bien sur les travailleurs et travailleuses, que sur les usagers de ces mêmes services publics.

Cela amène à une situation où ces femmes qui travaillent majoritairement dans les secteurs d’aide à la personne, de la santé, du nettoyage, de l’éducation ou des transports, n’ont pas les conditions adéquates pour prendre soin des autres dans leurs métiers. Et d’autre part, elles n’ont pas les forces ni les moyens, après des journées de travail à rallonge et épuisantes, de prendre soin de leurs enfants et familles correctement, en même temps que ce sont souvent les mêmes sur qui retombent la plupart des tâches ménagères. Comme signale le communiqué récemment publié par le Collectif National pour les Droits des Femmes, « elles vivent l’injonction paradoxale d’une société qui les ignore : on attend d’elles qu’elles travaillent comme si elles n’avaient pas d’enfant.s et qu’elles élèvent leur.s enfant.s comme si elles n’avaient pas de travail ».

Femmes en colère et en lutte, mais pas féministes ?

Depuis plusieurs années, nous assistons à des luttes, des grèves et des résistances dans nombreux de ces secteurs, comme la santé, les EHPAD, les cantines des écoles, ou le secteur du nettoyage. Comme avec la courageuse et victorieuse grève de 45 jours des salarié.e.s sous-traitant.e.s d’Onet dans les gares de la région Nord-Ile-de-France, ou encore les grèves dans l’hôtellerie, dont la dernière en date est celle des Hyatt Vendôme, elle aussi victorieuse. Ces luttes acharnées, qui ont eu souvent ces mêmes femmes comme protagonistes, étaient-elles des signes avant-coureurs de l’explosion sociale que l’on vit aujourd’hui un peu partout en France ? Il y a de fortes chances que ce soit le cas. Les raisons profondes de cette colère et du déclenchement de ces luttes, il faut probablement les chercher dans l’ensemble des éléments que l’on vient d’exposer.

Pierre Rimbert souligne, à nouveau dans son article paru dans Le Monde Diplo, que « le développement prodigieux des services vitaux à dominante féminine, leur pouvoir potentiel de blocage et l’apparition de conflits sociaux victorieux n’ont pas jusqu’ici connu de traduction politique ou syndicale ». Cette affirmation permet d’établir un parallèle intéressant avec le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui. Cette spontanéité et radicalité dans la lutte des grévistes d’Onet, entre autres, on la retrouve également chez de nombreuses femmes gilets jaunes qui ne se reconnaissent aujourd’hui dans aucune organisation syndicale ou politique, et qui font pour la plupart leurs premières manifestations et expériences de lutte.

Quant aux revendications majoritairement mises en avant, aussi bien pour les grèves comme celle d’Onet ou les Ephad, que pour de nombreuses femmes gilets jaunes, elles se situent sur le terrain de l’exigence du respect et de la dignité, et d’obtenir simplement des meilleures conditions de vie et/ou de travail. A ce sujet, on entend souvent des réticences venant de différentes organisations ou collectifs féministes, sous prétexte que les revendications portées par ces femmes ne prennent pas à leur compte des mots d’ordre spécifiquement « féministes », tels que l’égalité salariale hommes-femmes ou la lutte contre les violences et les discriminations faites aux femmes.

Mais il suffit de regarder la plupart des mobilisations d’ampleur dans l’histoire, et même des processus révolutionnaires, dans lesquels les femmes ont joué un rôle important, et même parfois déclencheur de ces révoltes, pour voir qu’il est très rare de voir dès le début des revendications féministes au sein stricte. Un exemple assez parlant est la mobilisation et la grève spontanée des milliers de femmes le 23 février 1917, correspondant à notre 8 mars, en Russie. Ces mobilisations, dépassant toutes les expectatives, vont marquer le début de la révolution, celle qui va finir par renverser le tsar, puis instaurer le premier pouvoir ouvrier de l’histoire quelques mois plus tard. C’est ce même pouvoir révolutionnaire qui a ensuite mis en place des mesures qui ont révolutionné complètement la vie des femmes, comme le droit au divorce ou à l’avortement, ou encore qui a été à l’origine de l’ouverture de crèches, cantines et laveries pour permettre aux femmes de socialiser les tâches ménagères et ainsi de dégager du temps pour le reste. Pourtant, les mots d’ordre de cette révolte du 8 mars 1917 en Russie, avec les ouvrières textiles en tête, était « Pain, paix et liberté ». Du pain contre les conditions de vie terribles vécues par les travailleurs et travailleuses et les classes populaires ; la paix pour cesser de voir mourir des contingents entiers de jeunes au front d’une guerre qui avait trop duré ; et la liberté contre le pouvoir autoritaire du tsar. A première vue, aucune revendication strictement féministe.

Concernant le mouvement des gilets jaunes, même si des revendications directement féministes, comme l’égalité salariale hommes femmes, etc ne sont pas spécialement mises en avant, il est un fait que ces femmes courageuses sont dans la rue pour de meilleures conditions de vie. La précarité touche avant tout les femmes, et elles en sont complètement conscientes. C’est ce message aussi qu’elles ont souhaité faire passer en appelant à la journée nationale de mobilisation des femmes gilets jaunes, avec des manifestations dans plusieurs villes. Elles se battent sans relâche, jour et nuit. Certaines ont fait des centaines de kilomètres, après la journée de mobilisation dans leurs villes respectives, pour pouvoir participer à la mobilisation des femmes gilets jaunes dimanche à Paris. Comme l’explique Michelle, actuellement sans emploi et qui avait marqué « du pain et des roses » sur son gilet jaune en hommage à la grève des ouvrières textiles à Lawrence, aux Etats Unis, au début du XXème siècle, « on ne veut pas seulement survivre, on veut aussi des roses, la culture, le loisir, qui ne sont pas accessibles à tout le monde », et encore moins aux femmes.

C’est avec la détermination, la force et la combativité de toutes ces femmes que l’on pourra songer à remettre en question l’ensemble de ce système d’exploitation et d’oppression. Gwen, coiffeuse de 25 ans, venue manifester à la marche des femmes gilets jaunes dimanche dernier, explique que « Nous sommes des femmes, mais aussi des travailleuses, moins bien payées que les hommes. Nous voulons montrer que nous sommes des citoyennes, pas juste bonnes à faire le ménage à la maison ou à s’occuper des enfants ». C’est sur la base de cette prise de conscience, de cette entrée dans la lutte et la vie politique de la part de ces femmes qui luttent pour la première fois, que l’on pourra construire les bases d’un mouvement féministe lutte de classes, qui prenne en charge l’ensemble des revendications des femmes des classes populaires et qui aille jusqu’à remettre en question ce système capitaliste et patriarcal.

Qu’est-ce que la détermination de ces femmes dit sur la profondeur de la révolte sociale en cours ?

Le 10 décembre, avec l’hypocrisie qui le caractérise, Emmanuel Macron a choisi de parler de la « colère sincère » de « la mère de famille célibataire, veuve ou divorcée qui ne vit plus, qui n’a pas les moyens de faire garder les enfants et d’améliorer ses fins de mois  ». Derrière ce ton condescendant de la part du président des riches, se cache la peur du rôle que les femmes peuvent et sont en train de jouer dans ce mouvement de révolte. Mais surtout, la peur de ce que cela exprime comme signe avant-coureur d’une situation qui peut devenir révolutionnaire, avec ces femmes qui font face à la répression, comme nous avons vu dimanche dernier à Paris lorsqu’elles ont forcé un barrage de police qui les empêchaient de manifester.

Car Emmanuel Macron sait très bien que ces femmes ne seront probablement plus jamais simplement des femmes précaires qui galèrent. Aujourd’hui, ce sont des femmes en colère, révoltées, qui se battent pour un avenir meilleur. Et cette expérience de lutte, la répression, la solidarité, le soutien de la population, les marquera probablement à vie. Lorsque les femmes rentrent dans la bataille de manière aussi déterminée, c’est souvent le symptôme d’un mal-être et d’un mécontentement importants, du fait que la colère a des racines profondes. En effet, pour pouvoir lutter, ces femmes mères de famille et précaires, parfois sans-emploi, font des sacrifices énormes, et c’est pour cela aussi que lorsqu’elles relèvent la tête et qu’elles décident de lutter, elles font souvent partie des éléments les plus déterminés.

Pour revenir à l’exemple de la Russie de début du XXème siècle et comme l’affirme Léon Trotsky dans son récit passionnant L’histoire de la révolution russe, « absolument personne ne pensait encore que la journée du 23 février marquerait le début d’une offensive décisive contre l’absolutisme ». Aujourd’hui, on pourrait dire que la précarité a le visage des femmes, mais que la lutte contre ce système de misère, aussi, a le visage des femmes ! C’est également pour cela que ce réveil de celles qui se battent avec acharnement, sera peut-être le point de départ d’un processus de révolte et de contestation sociale qui est, pour le moins que l’on puisse dire, très loin d’être fini.

 
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