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La Izquierda Diario
2 de décembre de 2016 Twitter Faceboock

Démocratie ouvrière et populaire ou « Homme nouveau » ?
Fidel, le Che et le socialisme à Cuba
Fernando Rosso
Juan Dal Maso

Réflexions autour de l’essai d’Ernesto Guevara, Le socialisme et l’homme à Cuba, à la suite de la disparition de Fidel Castro.

Juan Dal Maso et Fernando Rosso

Link: https://www.revolutionpermanente.fr/Fidel-le-Che-et-le-socialisme-a-Cuba

Avec la lucidité qui le caractérisait, Ernesto Che Guevara avait développé dans son essai Le socialisme et l’homme à Cuba, une série de problèmes reliés à la "transition socialiste" sur l’île.

Dans son « Message aux peuples à la Tricontinentale » le Che souligne que « les bourgeoisies nationales ne sont plus du tout capables de s’opposer à l’impérialisme (si elles l’ont jamais été) et elles forment maintenant son arrière-cour. Il n’y a plus d’autres changements à faire : ou révolution socialiste ou caricature de révolution. ». Il pose dans ce texte la question centrale de toute révolution qui est la question de la démocratie ouvrière ou celle de l’organisation de la société.

« Le socialisme et l’homme à Cuba » est très reconnu et a été amplement revendiqué et critiqué depuis des angles opposés pour une même raison : l’importance pointée par le Che, des questions relatives aux forces morales et aux facteurs subjectifs de la construction du socialisme.

Face à la mort de Fidel Castro, fait qui a généré un grand impact en Amérique Latine et dans le monde entier, l’héritage de la révolution cubaine revient dans le débat public, raison pour laquelle ce texte du Che mérite d’être revisitée et pensé à partir des leçons d’autres expériences historiques et des apports de la théorie marxiste.
En ce sens, un aspect qui n’est que très partiellement pris en compte mais de grande importance dans la réflexion du Che est le rôle du monde du travail dans la construction socialiste et les formes d’organisation de la révolution en général et de la transition en particulier. Cette question ne trouve pas de réponse définitive mais est acceptée comme un problème qui n’a pas trouvé de réponse au moment où le Che écrit ce texte, en 1965.

Le Che pointe l’importance de l’avant-garde révolutionnaire mais il met l’accent sur le fait que l’acteur principal de tout processus révolutionnaire est ce qu’il appelle « la masse » : « La masse a participé à la réforme agraire et dans la difficile tâche de l’administration des secteurs publics ; elle est passé par l’expérience héroïque de Playa Giron [l’invasion impérialiste à la Baie des Cochons, en avril 1961] ; elle s’est forgée dans la lutte contre les différentes brigades armées de la CIA ; elle a vécu une des définitions les plus importantes des temps moderne pendant la Crise d’Octobre [la crise des missiles, en 1962] et continue à travailler dans la construction du socialisme ».

Cependant, la relation entre gouvernement et masses se présente de façon unilatérale depuis le haut vers le bas : « …la masse réalise avec enthousiasme et discipline sans égales les tâches que le gouvernement fixe, qu’elles relèvent d’un aspect économique, culturel, de défense, sportif etc. l’initiative est prise par Fidel du haut commandement de la révolution et est expliquée au peuple qui la prend comme sienne. D’autres fois, certaines expériences locales ont été prises par le parti et le gouvernement pour être ensuite généralisées en suivant la même procédure ».
Dans ce contexte, le Che signalait l’importance d’une « interaction dialectique » entre les masses et les dirigeants de la révolution, tout en posant le problème du lien entre l’avant-garde organisée dans le parti et les masses qui à de nombreuses reprises étaient poussées par l’avant-garde que sont les travailleurs. De cette façon arrive une définition hautement controversée : la « dictature du prolétariat » s’exerçait « non seulement sur la classe vaincue, mais aussi individuellement, sur la classe victorieuse ».

Pour résoudre ce problème le Che signalait un déficit clé dans le processus révolutionnaire qu’était la question des institutions dans la révolution : « Tout ceci implique, pour que le succès soit total, la nécessité d’une série de mécanismes : les institutions révolutionnaires. Avec l’image des masses en marche vers l’avenir vient le concept d’institutionnalisation, comme un ensemble harmonieux de canaux, d’échelons, de barrages, d’engrenages bien huilés qui permettront d’avancer, qui permettront la sélection naturelle de ceux qui sont destinés à marcher à l’avant-garde et la répartition des récompenses et des châtiments à ceux qui respectent ou violent les lois de la société en construction. Nous n’avons pas encore complété l’institutionnalisation de la révolution. Nous cherchons quelque chose de nouveau qui permette une parfaite identification du gouvernement et de l’ensemble de la communauté : des institutions adaptées aux conditions particulières de la construction du socialisme et le plus éloignées possibles des lieux communs de la démocratie bourgeoise transplantés dans la société en formation (comme les chambres législatives par exemple). Nous avons fait quelques expériences dans le but de créer progressivement les institutions de la révolution, mais sans trop de hâte. Notre plus grand frein a été la crainte qu’un rapport formel nous sépare des masses et de l’individu et nous fasse perdre de vue la dernière et la plus importante ambition révolutionnaire, qui est de voir l’homme libéré de son aliénation. Malgré la carence d’institutions, qui doit être surmontée graduellement, les masses font maintenant l’histoire comme un ensemble conscient d’individus qui luttent pour une même cause. Sous le socialisme, l’homme est plus complet malgré son apparente standardisation. Malgré l’absence d’un mécanisme parfaitement adapté, sa possibilité de s’exprimer et de peser dans l’appareil social est infiniment plus grande ».

Avec ses réflexions, le « Che », qui ne le disait pas explicitement, posait sur la table un thème central du processus révolutionnaire cubain : l’absence d’institutions démocratiques directes de la masse ouvrière et paysanne, comme le furent les soviets de la révolution russe ou encore toute sorte d’expériences liées à ce mode d’auto-organisation et qui surgissent dans tous les processus révolutionnaires, conseils d’usines, comités de grève, cordons industriels, etc. L’absence d’une organisation de ce type dans la révolution cubaine rendait beaucoup plus difficile ce que le « Che » affirmait comme une nécessité : accentuer la participation des masses dans tous les mécanismes de décision et de production » et paradoxalement ce problème montré par le « Che » était le produit de cette même politique de la direction cubaine envers le mouvement ouvrier caractérisée par l’unité monolithique de la Centrale des Travailleurs de Cuba et l’élaboration, depuis en haut, de la planification économique.

Au contraire, des institutions du type soviétistes auraient été nécessaires pour réussir à unir la population et des producteurs (c’est à dire des assemblées de représentants élus issues des assemblées générales des usines et des lieux de travail qui se seraient coordonnées aux niveaux régionaux et national). Ce type d’organisation est celle qui permet que « la masse » se transforme en un véritable « pouvoir constituant » : les initiatives ne sont pas émises du haut vers le bas, pour que les bases « approuvent » ce qui a été discuté entre les dirigeants. Les formes d’auto-organisation démocratique permettent une relation beaucoup plus égalitaire entre la base et les organes de direction.

Face à la consolidation d’un régime totalitaire dans l’URSS, Léon Trotsky, principal ennemi du stalinisme et de la bureaucratisation à la fin des années 30, défendait la perspective de lutter pour la démocratie soviétique comme principale revendication, non pas pour un problème d’architecture formelle des institutions de la révolution, mais pour une question de contenu politique : la « force morale » devient ce que les masses prennent dans leurs mains, le gouvernement et leur destin propre.
Le rétablissement, dans l’URSS de l’organisation démocratique des travailleurs et paysans, à travers les soviets, sur la base du multipartisme soviétique, à savoir la possibilité d’expression de toutes les tendances politiques ouvrières et populaires défendant les conquêtes de la révolution était l’un des drapeaux des trotskistes pour barrer la route à la bureaucratie et sauvegarder la révolution.

Cette idée n’était pas une théorie abstraite dans l’émergence des processus révolutionnaires au 20e siècle. Pendant les années 50 et 60, les soulèvements des pays de l’Est (Allemagne de l’Est, en 1953, Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968), alors qu’aucun courant marxiste révolutionnaire ayant un poids significatif n’était en capacité d’intervention, des formes d’organisations de base qui allaient des assemblées d’usines jusqu’au conseil ouvrier sont apparues dans ces processus ayant pour acteurs centraux le monde du travail et la jeunesse, combattant pour un socialisme sans bureaucratie.

Dans ce contexte, le Che a eu la finesse et la sensibilité de voir la nécessité de donner une forme concrète au rôle des masses, mais sans une claire perspective programmatique et stratégique qui serait organisée directement du bas vers le haut, surmontant le problème de la hiérarchisation de l’Etat cubain.
Cette question, que le Che laisse ouverte, trouve néanmoins dans le texte une réponse à travers le concept « d’homme nouveau », conscient et en ultime instance construisant l’avant-garde.

Dans ses chroniques Les Soviets en action, le journaliste et fin observateur de la révolution russe, John Reed, décrit la « multifonctionnalité » des soviets : organisation de décision consciente de travailleurs, fondamentale pour suivre le chemin de la révolution et de la prise du pouvoir. Reed décrit ces institutions surgies du mouvement de masse lui-même de la façon suivante : « la principale fonction des soviets est la défense et la consolidation de la révolution. Ils expriment la volonté politique des masses dans le congrès des soviets, où leur autorité est quasiment suprême. Cette centralisation existe parce que les soviets locaux créent le gouvernement central et non l’inverse (…). Les soviets sont les organes de représentation les plus élaborés de la classe des travailleurs, mais sont aussi les armes de la dictature du prolétariat, ce à quoi tous les parti anti-bolcheviques s’opposent radicalement ».

L’absence de ce type d’organisation n’est pas l’unique faiblesse de la Révolution Cubaine : l’impossibilité du socialisme dans un seul pays en est une autre. Néanmoins, elle reste le problème central. Discuter de ces problèmes et leur solutions a été l’une des tâches que s’est donnée le Che, mais sans résultat pour la révolution. C’est un élément clé pour comprendre les processus révolutionnaires à venir dans le cadre du legs de ce que l’expérience latino-américaine a pu construire de plus avancé.

Trad. KZ

 
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