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30 de juin de 2017 Twitter Faceboock

Impérialisme
Lecture. Le Militaire. Une histoire française, de Claude Serfati
Guillaume Loïc

Ce jeudi 29 juin au soir, le collectif « ni guerre ni état de guerre » recevait, à la Bourse du travail de Paris, l’économiste Claude Serfati pour une conférence autour de son dernier livre, Le militaire. Une histoire française . L’occasion d’une discussion particulièrement riche, alors que, loin du prétendu « renouvellement démocratique », le nouveau pouvoir d’Emmanuel Macron a pris soin depuis bientôt deux mois d’afficher la centralité politique qu’il compte conserver au complexe militaro-industriel qui est au cœur, de longue date, de l’impérialisme français.

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Claude Serfati est enseignant et chercheur, à l’Université Versailles-Saint-Quentin et à l’Institut de recherche économique et sociale. Spécialiste de l’industrie et de l’innovation, il a déjà publié plusieurs livres sur le secteur de la Défense en France, et sur la place de la guerre dans les développements contemporains de l’impérialisme. Le militaire constitue donc à la fois le prolongement de ces développements, et, comme l’auteur le soulignait jeudi, un livre-outil, destiné à appuyer l’action politique contre l’impérialisme français et son militarisme. Ci-dessous, un aperçu de quelques-uns des arguments de l’ouvrage, tels que Claude Serfati les a présentés à la Bourse du travail.

La spécificité militaire de l’impérialisme français

Si Jaurès avait indéniablement raison en disant que le capitalisme portait la guerre « comme la nuée l’orage », comme l’a rappelé ce jeudi Claude Serfati dans son introduction, il n’en reste pas moins que les différents pays capitalistes dominants au sein de l’espace mondial ont eu historiquement un usage différencié de la force militaire. Et, sur ce plan, la France se distingue de longue date par le surdéveloppement de son industrie militaire (aujourd’hui septième puissance mondiale, elle est néanmoins la troisième vendeuse d’armes, par exemple), le rôle politique joué par son armée à l’intérieur (de la défaite de 1870 et du partage colonial, jusqu’aujourd’hui dans le cadre politique « antiterroriste »), et son activisme à l’international (pour ne donner qu’un exemple, 70% des résolutions du conseil de sécurité de l’ONU concernant l’Afrique sont rédigées par la France). Alors que, trop souvent, la dénonciation de l’impérialisme américain, ou la mémoire des militarismes allemand ou japonais conduit, en France, à euphémiser cette réalité, c’est un premier mérite du livre que de la mettre indubitablement en lumière. Le pays « des droits de l’homme » est en fait l’impérialisme le plus militarisé du monde au regard de son rang dans la hiérarchie internationale.

Mais l’argumentation ne s’arrête pas à ce simple constat : il s’agit pas seulement de prendre conscience de cette spécificité, mais de définir quelle est son origine. Pour ce faire, Claude Serfati la relie de manière convaincante à la structure du capitalisme français, et à sa place dans l’espace mondial. Pour se faire, l’auteur se place dans un cadre théorique qui est aussi le nôtre à Révolution Permanente, et qui considère ce dernier comme un espace de rivalités inter-impérialistes, et ce même si les capitalismes les plus puissants de la planète ont su mettre en place, précisément pour assurer leur domination mondiale, des formes de coopération – une vision qui s’oppose à celle qui voudrait que la « mondialisation » ait donné lieu à l’émergence d’un impérialisme (ou un « Empire ») global écrasant uniformément les peuples, où les tensions voire les guerres entre grandes puissances seraient désormais écartées, un « hyper impérialisme » pour reprendre les terme de Karl Kautsky, l’un des premiers à théoriser ce point de vue au sein du marxisme. En l’occurrence, le militarisme particulièrement fort de la France peut donc être compris comme une manière de compenser, et ce de longue date, par la violence militaire, une relative faiblesse économique vis à vis de ses concurrents immédiats. Ce trait se retrouve, pour Serfati, aussi bien dans la brutalité des conquêtes coloniales françaises (à un moment où la France était devancée économiquement par la Grande-Bretagne puis par l’Allemagne) que dans l’activisme militaire dont la France fait montre depuis 2008 dans le cadre de la crise économique mondiale.

L’armée et l’industrie de défense au cœur de la Cinquième République

Si, depuis le Second Empire, l’armée joue un rôle crucial au sein de tous les régimes politiques qu’a connu le pays, Claude Serfati revient en profondeur sur la construction particulière constituée par la Cinquième République. Pour l’auteur, le général De Gaulle a en quelques sortes mis au pas pour mieux mettre au centre le militaire au cours de cette étape charnière pour le capitalisme français qu’a constitué la décolonisation. L’option d’une prise en main directe de la politique par l’armée a alors été écartée (marginalisation des généraux putschistes d’Alger), mais tout un dispositif a été élaboré pour asseoir le nouveau régime sur et grâce à la force militaire : professionnalisation de l’armée (dont le « savoir-faire » en opération et en termes de répression est allé croissant, s’est exporté par exemple vers les dictatures latino-américaines, et est envié aujourd’hui jusqu’au Etats-Unis), concentration des pouvoirs autour du Président, notamment en ce qui concerne la politique étrangère, « opérations extérieures », renseignement, bases militaires permanentes en Afrique, en Océanie, dans les Antilles, etc.

C’est donc à nouveau par le militarisme que la France a échappé à la relégation au rang de puissance de second ordre après la Seconde Guerre mondiale et malgré la décolonisation. Elle a pu à la fois se constituer comme gendarme de l’impérialisme (et de « l’Ouest ») dans différents endroits du globe, et au premier chef sur le continent africain, et défendre ses intérêts économiques notamment en s’aménager un accès privilégié aux matières premières. L’industrie nucléaire, civile et militaire, constitue ici l’expression la plus saillante de ce redéploiement, initié par De Gaulle mais qui reste au fondement du régime actuel – c’est d’ailleurs une question qui est revenue plusieurs fois dans la discussion de jeudi soir.

Le « moment 2008 », ou la phase actuelle de redéploiement du militarisme français

Dans le débat public dominant, il est fréquent que l’on entende dire que les budgets militaires ont été rognés ces dernières années par l’austérité. En fait, si des signes de surchauffe se font sentir dans l’appareil militaire hexagonal, c’est bien parce qu’il a été extrêmement sollicité depuis le début de la crise mondiale, et pas faute de moyens, puisque comme l’explique Claude Serfati non seulement les budgets alloués à l’armée sont parmi ceux qui se maintiennent le mieux, mais encore la loi de programmation militaire en cours d’exécution a-t-elle d’ores et déjà atteint un taux de réalisation de...105%. De fait, entre la multiplication des opérations extérieures (Côte d’Ivoire, Libye, Mali, Centrafrique, etc.) et la mise en place de l’opération Sentinelle sur le territoire français, on a bien assister à un redéploiement significatif de l’emploi par l’impérialisme français de ses forces armées.

Pour comprendre ces engagements militaires tous azimuts des dix dernières années, sans commune mesure avec ceux opérés par les autres puissances impérialistes, Claude Serfati s’en remet à nouveau à l’argument du défaut de puissance du capitalisme français, défaut compensé par la force. En perte de vitesse face à son principal « partenaire » et concurrent qu’est l’Allemagne, en proie à une désindustrialisation record parmi les grandes pays capitalistes, l’Hexagone s’est donc projeté les armes à la main – et le refus d’entrer dans la coalition américaine en Irak en 2003 ne doit en aucun cas masquer cette réalité, d’autant que dans le même temps exactement était déclenchée l’opération Licorne, en Côte d’Ivoire. Il faut ajouter à cela, note Serfati, que les « printemps arabes » ont ébranlé des régimes très souvent particulièrement proches de la France, au premier chef la Tunisie, pour laquelle on se souvient que Michèle Alliot-Marie, alors Ministre de la Défense, avait proposé à Ben Ali le « savoir faire » répressif de l’ancienne métropole. L’intervention en Libye en 2011 a alors joué un rôle de bascule, provoquant une escalade interventionniste aujourd’hui incarnée par les 4000 hommes de l’opération Serval, au Sahel. Dans la continuité de la démonstration réalisée par l’auteur, il faudrait noter aussi qu’entre influence des « printemps arabes », épuisement des régimes issus de la vague des « conventions démocratiques » des années 1990 et nouvelles opportunités économiques ouvertes par les contre-tendances développées par les économies africaines subsahariennes dans le cadre de la crise mondiale, nombre de relais politiques de la France ont été ébranlés ces dernières années au sud du Sahara, ce qui a aussi favorisé une ingérence plus directe (et, donc, parfois militaire) de l’Hexagone. Pour maintenir ses positions. Pour se placer comme garant des intérêts impérialistes en général, aussi. Bref, il s’agit bel et bien de s’octroyer par les armes un rôle sur la scène internationale que la dynamique actuelle du capitalisme français ne lui permettrait pas sinon.

France insoumise ? Une adaptation très préoccupante de la gauche « radicale »

Ce dernier point est abordé par Claude Serfati, mais il a aussi été au cœur de la discussion qui a suivi sa présentation, l’objectif de développer la mobilisation « contre la guerre et l’état de guerre » étant un objectif que se fixe le collectif du même nom. Lire Le Militaire. Une histoire française, découvrir ou approfondir sa connaissance de l’ampleur du dispositif militaro-industriel français (qui mêlé au civil comme c’est le cas par exemple à travers Airbus, englouti la majeure partie des dépenses publiques de recherche et développement) et de la projection militaire permanente de la France à l’international, fait en effet aboutir à un paradoxe : où est donc le mouvement, où sont donc les organisations qui luttent contre cette expression particulièrement barbare du capitalisme hexagonal ? De fait, il faut constater que ce dernier, s’il se heurte à des foyers de contestation à domicile qui, malgré les défaites sociales des dernières années, constituent pour le patronat un obstacle à opérer ses réformes libérales comme il le voudrait (plus que dans les pays voisins, par exemple), n’est presque pas combattu pour sa politique et ses guerres à l’international.

Ce défaut d’anti-impérialisme constitue en lui-même une grande discussion stratégique, peut-être la plus importante pour qui veut se poser sérieusement la question de la libération de l’exploitation et de l’oppression dans les coordonnées dans lesquels elles s’appliquent aujourd’hui en France. Une discussion qui a des conséquences décisives au sein de débats aussi cruciaux que celui qui porte sur la lutte contre le racisme structurel, alors que la ségrégation imposée par ce dernier à la société est bien loin d’être subvertie au sein du mouvement ouvrier et du mouvement social, et ce jusque dans l’extrême gauche. Ou encore sur la division néfaste entre le « social » et le « politique », entretenue par les directions syndicales, et qui revient à enfermer la compréhension de l’exploitation (et la résistance face à elle) dans des coordonnées corporatistes et nationale qui ne sont pas les siennes aux yeux des capitalistes. Mais, si cette discussion est de longue date au cœur d’une des principales faiblesses du mouvement ouvrier français (qui, dès 1914, a suivi la consigne de la mobilisation générale pour la guerre), un seuil symbolique a été franchi avec la recomposition actuelle de la gauche radicale, et l’émergence du Mélenchon de 2017 et de son mouvement, la « France insoumise » (qu’est-ce à dire que cette appellation, alors que la France impérialiste est bien plutôt une puissance qui soumet, s’était-on déjà demandé lors de la campagne présidentielle). Drapeaux rouges interdits, remplacés par une marée de bleu-blanc-rouge, Marseillaise à la place de L’Internationale, déclaration selon laquelle « La Guyane c’est la France », glorification de la Fra nce comme « puissance de la mer » ou « de l’espace »... cette nouvelle « gauche radicale » qui multiplie les garde-à-vous symboliques envers le militarisme hexagonal marque, en creux, l’ampleur de ce qu’il faut reconstruire si l’on veut pouvoir s’opposer, et à terme détruire, l’impérialisme français.

1 Editions Amsterdam, février 2017, 240 p., 17 euros

 
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