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La Izquierda Diario
28 de septembre de 2017 Twitter Faceboock

Impérialisme et nations opprimées
Les marxistes, l’auto-détermination des peuples et la question nationale catalane (partie 1)
Camille Münzer

La situation inouïe que l’on vit actuellement dans l’Etat Espagnol, où les tensions entre la Catalogne et le gouvernement central ne font qu’augmenter, ramène sur le devant de la scène les débats autour du droit à l’auto-détermination des peuples. Nous abordons ci-dessous quelques éléments sur la façon dont la question a été débattue entre les marxistes ainsi que sur la question nationale catalane elle-même.

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Crédit photo : EFE

Le gouvernement de l’Etat Espagnol a décidé de faire un pas de plus dans la répression le 20 septembre dernier, lorsque la garde nationale a arrêté plusieurs membres de la Generalitat et réalisé des perquisitions dans les sièges des principaux partis indépendantistes en vue d’empêcher le référendum prévu le 1er octobre. Ces évènements ont tout de suite suscité une réaction populaire, dont les meilleurs exemples sont l’occupation de l’Université de Barcelone par ses étudiants, le refus des dockers de décharger les bateaux qui hébergent quelques 4000 CRS déplacés à Barcelone pour réprimer le 1er octobre, ou le préavis de grève générale déposé par la CGT (gauche syndicale).

Si l’extrême-gauche a globalement pris une position en soutien au référendum et contre l’escalade répressive de Madrid, certaines forces, telles que Lutte Ouvrière, voient dans les aspirations des catalans à l’autodétermination un mouvement opposé à l’intérêt des travailleurs. Effectivement, ils déclarent que « les intérêts des travailleurs sont étrangers aux deux camps qui s’affrontent. Leur salut ne dépend pas des frontières ou de leur carte d’identité, mais de leur capacité à ôter le pouvoir à la bourgeoisie, qu’elle soit catalane ou espagnole. »

Du côté de Barcelone, Ada Colau, maire de la ville, a fait preuve d’une ambiguïté sur la question jusqu’au dernier instant, refusant de fournir les moyens matériels à l’organisation du référendum, tout en y affirmant son soutien. Il en est de même pour Pablo Iglesias et Podemos qui, tout en déclarant être « pour le droit à décider », ne souhaitent pas que le processus d’autodétermination implique une rupture avec le régime, ni avec le cadre légal de l’Etat Espagnol.

Finalement, derrière le « droit à l’autodétermination », différentes stratégies s’affrontent autour de l’orientation à donner à la suite du mouvement. Dans cet article nous reviendrons sur la manière dont les marxistes se sont positionnés à l’égard de ce droit, ainsi que sur les différents moments qui ont marqué la lutte du peuple catalan pour cette autodétermination.

Marx, Engels et la question nationale

Le débat sur la question nationale et le droit à l’auto-détermination commence avec des écrits assez imprécis de Marx et Engels sur ce thème. Le débat a été approfondi par la suite au sein de la Seconde Internationale et a culminé avec la formulation par Lénine de la première position concrète sur le droit à l’auto-détermination des peuples.

Marx n’a jamais proposé une théorie systématique de la question, ni une définition concrète de la « nation », voire une stratégie politique aboutie à l’intention du prolétariat sur ce thème. Ses écrits sont, pour la plupart, des déclarations politiques sur des cas spécifiques. Mais on peut lire dans le Manifeste du Parti communiste une déclaration d’intention sur la nature internationaliste du mouvement ouvrier : le prolétariat victorieux accomplira la tâche que la bourgeoisie a été incapable d’accomplir, c’est-à-dire l’abolition de l’État-nation et des antagonismes nationaux, qui ont commencé avec la mondialisation du capitalisme. Alors que la bourgeoisie s’attachait à des intérêts nationaux, la grande industrie avait créé une classe qui avait les mêmes intérêts au delà de la nationalité, et dont la nationalité, disait Marx, était déjà morte.

C’est-à-dire que, quand Marx disait que les prolétaires n’ont pas de pays, il voulait dire qu’ils ont, au-delà de leur appartenance nationale, les mêmes intérêts. Ou bien, la nation pour le prolétariat ne serait simplement qu’un cadre intermédiaire pour la prise du pouvoir. Alors que le Manifeste établissait les bases théoriques d’un internationalisme prolétarien, il ne donnait pas pour autant de stratégie concrète sur la manière de résoudre la question nationale. C’est plus tard que Marx élabora sur la question, écrivant des articles circonstanciels sur la Pologne et sur l’Irlande autour de 1870. En Irlande s’était développé un nationalisme progressiste, de même que les travailleurs irlandais immigrés en Grande-Bretagne constituaient une des couches les plus exploitées du prolétariat du pays. Cette configuration donnera lieu à un travail plus approfondi, qui sera ensuite repris et développé par les héritiers de Marx, tout particulièrement Lénine.

A ce titre, on peut tirer trois conclusions. Premièrement, seule la libération de la nation opprimée permet de dépasser les divisions nationales et permet l’union des prolétariats des deux nations contre leur ennemi commun, la bourgeoisie. En effet, pour Marx, la conscience de classe du prolétariat anglais est limitée par des préjugés anti-irlandais, alors que ceux-ci forment une fraction importante de la classe ouvrière. Deuxièmement, l’oppression d’une autre nation renforce l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie sur le prolétariat de la nation dominante. Ainsi, il ne peut pas y avoir de lutte pour le socialisme lorsqu’une nation en domine une autre. Marx, dans une lettre adressée à Engels le 10 décembre 1869, affirme que « la classe ouvrière anglaise ne fera rien avant de s’être débarrassée de l’Irlande. C’est en Irlande que doit être appliqué le levier. Voila pourquoi la question irlandaise a une telle importance pour le mouvement social en général ». Enfin, troisièmement, l’émancipation de la nation opprimée affaiblit économiquement, politiquement et militairement le pouvoir de la classe dominante dans la nation dominante, ce qui contribue à la lutte révolutionnaire du prolétariat dans cette nation. Dans sa lettre, Marx va jusqu’à dire que si l’Angleterre est le pilier de la révolution, l’Irlande en est le levier, en raison de sa position dans les rapports de domination entre nations et la place du prolétariat irlandais au Royaume-Uni.

Des marxistes contre l’autodétermination des nations

Les débats au sein du mouvement marxiste ont perduré longtemps après la mort de Marx et d’Engels. Certains se sont placés en opposition aux dernières formulations des deux fondateurs du marxisme au sujet du droit à l’autodétermination des nations. Le cas le plus célèbre est celui de Rosa Luxembourg, qui voyait la lutte pour l’indépendance nationale comme une lutte stérile qui ne devait pas remplacer la lutte en propre du prolétariat. Elle s’opposait donc à l’indépendance de la Pologne qui, à l’époque, faisait partie de l’Empire Russe.

Comme souvent avec Luxembourg, l’argumentation était subtile et fondée scientifiquement : la Pologne était intégrée économiquement à la Russie, d’où l’économie polonaise ne pouvait pas exister isolée de l’économie russe. Ni la bourgeoisie polonaise, dont les affaires dépendaient de la bourgeoisie russe, ni le prolétariat polonais, dont les intérêts historiques se trouvaient dans l’alliance avec le prolétariat russe, ne devaient lutter pour l’indépendance. Elle dira dans « L’État-nation et le prolétariat » de 1908 que « le développement bourgeois-capitaliste polonais a soudé la Pologne à la Russie et condamné l’idée d’indépendance nationale à n’être plus qu’une utopie. (…) Simultanément, après l’échec final du programme de l’État-nation et de l’indépendance nationale, l’idée nationale a été réduite à une idée générale et floue de séparation nationale et, sous cet aspect, le nationalisme polonais est devenu une forme de réaction sociale sanctifiée par la tradition. »

A partir de l’expérience du nationalisme polonais elle en tire trois conclusions. Tout d’abord, que le droit à l’autodétermination est une revendication abstraite dans le cadre du capitalisme. Ensuite, elle conclut qu’une nation n’existe pas comme une entité homogène -ce qui est vrai- c’est-à-dire que chaque nation est traversée par des antagonismes de classe. Donc, soutenir l’indépendance d’une nation c’est se placer dans le même camp que la bourgeoisie de cette nation. Enfin, l’indépendance de certaines nations est une revendication utopique à cause de l’interdépendance économique établie par le développement capitaliste. Ce serait contraire aux « lois de l’Histoire ».

Rosa Luxembourg est emprisonnée au début de la Première Guerre mondiale pour ses positions antimilitaristes. Elle avait été l’une des rares figures de son parti à s’opposer à la vague chauvine qui avait engouffré les partis sociaux-démocrates d’Europe. En 1915, elle épouse une partie de la position pour l’auto-détermination des nations et des peuples, où elle affirme que le socialisme donne à chaque peuple le droit à l’indépendance et la liberté de gérer ses propres affaires. Pourtant, c’est une politique pour l’après-révolution et non pas dans le cadre du capitalisme, pour les pays semi-coloniaux. Les marxistes qui s’opposeront ensuite à la revendication d’autodétermination des peuples vont s’inspirer principalement des textes de Luxembourg entre 1893 et 1917. On peut résumer leurs arguments en quatre points.

Il y a tout d’abord un argument économiciste. La Pologne est dépendante économiquement de la Russie, une indépendance politique est alors un non-sens. Autrement dit, le développement économique de la Pologne, lié au marché russe, détermine « avec la force en fer de la nécessité historique », que l’indépendance de la Pologne est utopique et qu’une unité entre le prolétariat polonais et russe est inévitable.

Il y a ensuite un argument d’ordre culturel : la question nationale est un problème essentiellement culturel et non pas politique. C’est pour cette raison que Luxembourg défendait « l’autonomie des nations » et leur libre développement culturel, mais pas leur droit politique à l’indépendance. Elle ne voyait pas, dans le refus du droit à former une nation indépendante, une des formes de l’oppression nationale.

Puis, nous retrouvons un argument sociologique. Pour Luxembourg et les marxistes qui s’inspireront d’elle, c’est seulement la petite-bourgeoisie conservatrice, romantique et réactionnaire, qui lutte pour l’indépendance des nations opprimées. Aujourd’hui on retrouve également cet argument chez Lutte Ouvrière, prompte à ranger les sentiments nationaux dans les pays dominés du côté de la petite-bourgeoisie. Ils ne perçoivent pas le potentiel révolutionnaire d’une lutte pour l’indépendance. De même, ils pensent que la question nationale ne peut pas mobiliser les masses, d’où le fait que Luxembourg voyait la révolution russe de 1917 comme une révolution de la classe ouvrière, et non pas une révolution dirigée par la classe ouvrière, entrainant derrière elle la paysannerie et les nations opprimées.

Il y a, enfin, un argument politique : La lutte pour la libération d’une nation opprimée est la lutte « réactionnaire » ou « utopique » d’une petite-bourgeoisie qui ne concerne pas le prolétariat. Elle ne concevait pas le fait que la revendication de l’auto-détermination des nations par le prolétariat russe était une condition indispensable de leur solidarité internationaliste avec le prolétariat des nations opprimées.

Lénine et le droit à l’autodétermination

En partant des écrits de Marx, Lénine a élaboré une stratégie révolutionnaire cohérente pour le mouvement ouvrier concernant la question nationale sur la base du droit à l’auto-détermination. Comme pour ses prédécesseurs, son point de départ était l’internationalisme prolétarien, mais il alla au-delà dans la mesure où il voyait une relation dialectique entre l’internationalisme et le droit à l’autodétermination des nations. Il affirmait que seulement la liberté d’être indépendant ouvrait la voie à la liberté d’association entre les nations et possiblement à leur fusion. Que seulement la reconnaissance par le prolétariat de la nation dominante du droit à la nation opprimée à son auto-détermination pouvait lever les méfiances des opprimés et unifier les prolétariats des deux nations contre la bourgeoisie.

De même, Lénine voyait le lien dialectique entre la lutte pour l’autodétermination et la révolution socialiste. Il a essayé de montrer que les masses (le prolétariat, la paysannerie et même la petite-bourgeoisie) de la nation opprimée sont les alliés du prolétariat, qui peut diriger la lutte contre la bourgeoisie et son État. C’est-à-dire qu’on peut voir les luttes pour la libération nationale des nations opprimées non seulement comme un mouvement démocratique, mais comme des alliés du prolétariat dans la révolution socialiste. Donc, de la même manière qu’on ne pense pas que la lutte pour les revendications démocratiques soit une manière de détourner les masses de leur lutte pour le socialisme, le droit des nations à l’autodétermination ne l’est pas non plus.

Lénine va plus loin, car pour lui toutes les revendications démocratiques fondamentales ne sont réalisables que de manière partielle, sous un aspect tronqué, ou provisoire, sous le capitalisme. En 1916, au cœur de la guerre inter-impérialiste, dans un texte intitulé La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, qui mérite d’être cité in extenso, il répond en partie à Rosa Luxembourg la chose suivante : « Car ce n’est pas seulement le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique qui, à l’époque de l’impérialisme, ne sont « réalisables » qu’incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout à fait exceptionnel (par exemple, la séparation de la Norvège d’avec la Suède, en 1905). La revendication de l’affranchissement immédiat des colonies, formulée par tous les sociaux-démocrates révolutionnaires, est elle aussi « irréalisable » en régime capitaliste sans toute une série de révolutions. Cependant, cela n’entraîne nullement la renonciation de la social-démocratie à la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes ces revendications - cette renonciation ferait tout simplement le jeu de la bourgeoisie et de la réaction - tout au contraire, il en découle la nécessité de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires ; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en la brisant ; non pas en se contentant d’interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant les masses à l’action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocratique, fondamentale jusqu’à l’assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c’est-à-dire jusqu’à la révolution socialiste qui exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non seulement à la suite d’une grande grève ou d’une manifestation de rue, ou d’une émeute de la faim, ou d’une mutinerie des troupes, ou d’une révolte coloniale, mais aussi à la suite d’une quelconque crise politique du genre de l’affaire Dreyfus ou de l’incident de Saverne1 ou à la faveur d’un référendum à propos de la séparation d’une nation opprimée, etc. »

Le but des révolutionnaires n’est pas de morceler l’humanité en une infinité d’Etats, mais de finir avec les Etats et les frontières. On ne peut pas non plus régler la question des nations opprimées de manière administrative, avec plus ou moins d’autonomie, ou avec une fédération. C’est la position légaliste des bourgeoisies indépendantistes, comme celle de la Catalogne, qui pense qu’un référendum pourra éviter l’affrontement avec l’Etat central de Madrid. Mais on ne peut pas non plus ajourner cette question en attendant le socialisme. C’est pour cela qu’il nous faut un programme politique et une stratégie révolutionnaire pour résoudre concrètement la question. Dans le même texte, Lénine le formule ainsi : « De même que l’humanité ne peut aboutir à l’abolition des classes qu’en passant par la période de transition de la dictature de la classe opprimée, elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu’en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c’est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer. »

Se poser la question en termes d’amitié entre les nations ou en termes de paix entre les peuples est utopique. Il y a un fait fondamental du monde capitaliste qu’aucun révolutionnaire ne peut nier : la division du monde entre nations oppressives et nations opprimées, des nations sans droit et des préjugés raciaux contre ces nations. Le prolétariat des pays dominants ne peut donc pas faire abstraction de ce fait : il doit lutter pour le droit d’autodétermination, revendiquer le droit de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées. Sinon, il n’y a pas d’internationalisme, il ne peut y avoir de confiance entre les différents prolétariats, ni de solidarité de classe entre ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime.

En ce sens, Lénine se focalise, non pas sur le fond économique ou culturel (ce que faisaient d’autres marxistes avant lui) mais sur la dimension politique de la question nationale. C’est-à-dire le droit politique d’une nation à décider de son futur. Sa position sur l’autodétermination des nations ne fait aucune concession au nationalisme, puisque c’est l’idée que la lutte pour l’autodétermination des nations est une lutte qui fait partie de la création des conditions d’un internationalisme entre les travailleurs.

Le problème a évolué depuis Lénine, car la bourgeoisie elle-même a appris les leçons de l’Histoire. L’impérialisme a, paradoxalement, inclus des revendications qui sembleraient aller dans le sens de l’autodétermination des nations : Lyndon B. Johnson, président des USA (1963-1969), affirmait en 1966 qu’il luttait pour le droit à l’auto-détermination du peuple du Vietnam du Sud, pour qu’il soit libre de décider par lui-même de son futur. L’erreur à éviter concernant le droit à l’autodétermination des peuples ne serait pas seulement d’avoir la position de Luxembourg et de refuser de lutter pour l’indépendance, mais également de s’accommoder au nationalisme bourgeois.

1« L’ incident de Saverne » a eu lieu en novembre 1913, lorsqu’un officier prussien a tenu des propos humiliants à l’égard des alsaciens. Cet incident a occasionné des manifestations qui dégénèrent en émeute.

 
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