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La Izquierda Diario
10 de octobre de 2017 Twitter Faceboock

Penser l’émancipation
Espaces politiques et politiques de l’espace : la rénovation, ou la « pacification » des quartiers populaires
Joanna Pena Flores

Ce texte est issu d’une intervention dans l’atelier « Architecture, villes, révolution » qui s’est tenu le 14 septembre dernier dans le cadre du colloque « Penser l’émancipation » (Université Paris 8, 13-16 septembre).

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Depuis plus de 40 ans, les quartiers populaires français dits de « grands ensembles » ont été le théâtre de conflits sociaux et de luttes politiques qui ont marqué aussi bien la mémoire collective que l’environnement urbain de ces espaces. Parallèlement, une série de politiques publiques ont été menées dans le but de résoudre le « problème des banlieues » s’appuyant en grande partie sur la rénovation du bâti. Des premières opérations « îlots sensibles » dans les années 1980 au PRU initié en 2003, l’objectif affiché reste inchangé : transformer l’image des grands ensembles en agissant sur leur forme urbaine et leur peuplement.
Nous voudrions ici étudier le rapport existant entre ces luttes collectives, leurs inscriptions dans l’espace et les politiques de rénovations urbaines dans les quartiers populaires.

Construction de l’espace politique des quartiers
A l’occasion du récent anniversaire des émeutes de 2005, une abondante littérature scientifique a cherché à tirer les bilans de cet épisode conflictuel, et à reposer la question centrale de la politisation des émeutes : les quartiers populaires avaient-ils fait preuve d’une expression politique, et si oui (ce qui relève aujourd’hui d’un assez large consensus), comment la définir ?
Cette question des formes de politisation des quartiers populaires dépasse largement l’épisode des émeutes de 2005. Chaque fois qu’une mobilisation ou que des affrontements surgissent dans ces espaces, elle se repose dans le débat public.
Très souvent, on mesure alors ces formes d’organisation par rapport à celle plus « traditionnelles » du mouvement ouvrier et de ces institutions (le parti, le syndicat, la grève… reconnus comme des éléments objectifs d’organisation politique) [1]. La thèse de la désaffiliation analyse ainsi un processus ancien de dépolitisation des « banlieues rouges » depuis plus de 40 ans, banlieues rouges autrefois très intégrées à la société salariale et au mouvement ouvrier [2]. Une autre littérature raconte les luttes politiques des quartiers populaires d’un point de vue différent, celui de l’histoire de « l’immigration et des banlieues », elle remet en perspective la thèse de la désaffiliation pour proposer une histoire politique autonome des quartiers populaires et des descendant de l’immigration en France [3]. Bien que ces analyses se croisent à certains moments, il existe une certaine étanchéité, voir une confrontation entre ces histoires politiques des quartiers populaires, qui s’illustre notamment par les relations difficiles parfois entretenues entre les militants issus de ces différentes traditions ; les uns accusés de faire preuve d’un certain paternalisme, les autres d’une méfiance et d’un rejet des partis traditionnels.
Parfois ces histoires politiques différentes partagent pourtant la même scène, à savoir le quartier, cet espace politique marqué symboliquement et matériellement par leurs luttes. Le quartier X où je mène mon enquête de terrain illustre bien la création de cet espace politique par des expériences militantes bien distinctes. Je vais revenir ici sur deux périodes où le quartier fut le théâtre de lutte et d’appropriation politique de l’espace.
La première période qui nous intéresse et celle du quartier comme idéal-type de la banlieue rouge et du communisme municipal au cours des années 60-70. Le quartier accueille alors les nombreux ouvriers de la zone industrielle voisine et de la région, ainsi que des militants communistes, alors à la tête de la municipalité, qui organisent le quartier en différentes cellules militantes. Pour le PCF local, le quartier ouvrier est un laboratoire militant et la réalisation d’un idéal de modernité (contrairement à de nombreuses commune, la ZUP n’est pas subie, c’est un projet revendiqué par les élus), l’espace est d’ailleurs à cette époque fortement marqué par cette emprise politique qui ne manque pas de baptiser les rues et îlots par des noms évocateurs : résidence Gagarine, Martin Luther King, rue Karl Marx… Les récits des militants communistes de cette époque sont marqués par la nostalgie d’un idéal émancipateur qui aurait caractérisé le quartier à son origine. Il y a tout d’abord un idéal de solidarité entre les habitants qui s’appuie sur une organisation politique quotidienne de la vie du quartier, avec des réseaux militants et associatifs solidement implantés et un certain appui institutionnel de la mairie ; il y a aussi un lien très fort entre le quartier et le monde du travail, le rapport de force avec le patron est institué et il se poursuit jusque dans la vie du quartier ; il y a enfin l’idée d’une appropriation politique du quartier comme terrain de lutte . Le quartier à cette époque est donc un outil de lutte mais aussi un symbole du communisme municipal. Cette expérience politique se terminera classiquement avec la fermeture en chaine des usines peuplant la zone industrielle au cours des années 1970, le quartier subira une alors forte paupérisation et les communistes perdront la mairie en 1983.
La seconde période sur laquelle nous nous arrêtons a marqué durablement l’image du quartier par sa conflictualité. A la fin des années 1990 et sur une période de 5 ans, trois jeunes habitants trouvent la mort, à chaque fois lors d’une altercation avec la police. Alors qu’en 1997, trois jours d’affrontements entre les jeunes et la police secouent le quartier, en 2002 un mouvement plus organisé voit le jour. La mobilisation, alors encadrée par une association de quartier reçoit un large écho et suscite l’intérêt d’organisations politiques de gauche mais aussi de chercheurs en sciences sociales venus enquêter sur cette expérience militante peu commune. Très vite la question de l’appropriation de l’espace, de son occupation politique, devient primordiale. Après plusieurs jours de mobilisation, une impressionnante opération du RAID, relayé médiatiquement par les déclarations du ministre de l’intérieur N. Sarkozy, vient effacer toute trace de protestation sur l’immeuble QG de la mobilisation (ils improvisent un ravalement de façade pour effacer les tags, arrachent les banderoles, fouillent le local de l’association…). Ce même local est dès lors ciblé par une mesure d’expulsion en raison de ses activités politiques. Un véritable rapport de force va s’installer pour l’occupation politique des lieux. Chassés de leur local, les membres du mouvement s’installent dans une grande tente au pied de la barre, décidés à investir physiquement les lieux face au déploiement important de force de police dans le quartier, il y organisent des réunions et rencontrent la presse. Plus tard, la justice leur donnera raison et exigera de l’Office HLM qu’il restitue de local de l’association, mais la veille de la remise des clefs il sera mystérieusement incendié. Trois ans plus tard en 2005, les émeutes secoueront une nouvelle fois le quartier, cette fois-ci sans mot d’ordre ni QG.
Cet épisode militant que j’ai raconté ici très brièvement a construit un nouvel espace politique au sein du quartier, bien différent de celui de la première période. La question de l’appropriation politique de l’espace va se jouer ici non plus comme un projet politique et idéologique appuyé par des institutions puissantes (le parti, la mairie), mais comme une nécessité politique du présent confronté à un terrain particulièrement hostile et incertain. Contrairement à la période du communisme municipal, l’occupation de l’espace se dispute ici entre plusieurs « camps » (la mairie, les forces de l’ordre, les habitants mobilisés) et se trouve donc au cœur de la lutte. L’expulsion puis l’incendie du local, ainsi que l’opération grand nettoyage musclée du RAID montrent bien que l’inscription de la mobilisation dans l’espace du quartier est un enjeu politique important. Du côté des militants comme de leurs opposants institutionnels (police, mairie, Office HLM), l’objectif est de gagner du terrain : investir politiquement la place publique qui leur est habituellement refusée pour les uns ; et rétablir l’ordre public, ou autrement dit invisibiliser cette conflictualité pour les autres. Il y a donc confrontation entre deux espaces politiques : l’espace public républicain qui masque la conflictualité d’une société de classe par la notion d’ordre public, contre un espace politique de résistance construit par les habitants mobilisés comme moyen d’expression et de lutte politique.
Le temps de la rénovation urbaine : destruction-production de l’espace politique ?
De ces deux histoires politiques, celle d’une cité ouvrière investie par les militants communistes et celle d’une « banlieue à problème » théâtre d’émeutes et de luttes organisées, il ne reste aujourd’hui rien, pas une seule trace n’est restée inscrite dans l’espace en témoignage des luttes passées. En effet, les différentes phases de rénovation urbaine qu’a connue la ville ont toutes eu à cœur d’effacer les signes d’occupation politique de l’espace, où de conflictualités passées.
Dans les années 1990, une première opération de rénovation urbaine rebaptise le quartier qui porte encore la marque du communisme municipal. Les îlots Gagarine, Gorki ou Luther King, font place aux résidences Provence, Picardie ou Alsace. De plus elle implantera dans le quartier les premiers dispositifs sécuritaires de digicode aux portes des bâtiments.
Plus tard, à la veille du Programme National de Rénovation Urbaine, la première barre HLM du quartier est détruite, et il s’agit bien entendu de celle qui avait accueilli la mobilisation. La plus grande opération de rénovation du quartier débute en 2007 avec le PNRU. Elle s’est traduit par des transformations urbanistiques majeures : démolition des plus grandes tours, rationalisation des voies de circulations et des déplacements piétonniers, sécurisation de l’espace (grilles, digicodes, vidéo-surveillance, aménagements relevant de la prévention situationnelle…). En plus de transformer l’ensemble du quartier selon les principes de ce que l’on peut appeler l’urbanisme sécuritaire, cette phase de rénovation a effacé les dernières traces des évènements qui se sont déroulés à la fin des années 1990, et notamment une grande fresque réalisée en hommage à l’une des victimes, symboliquement remplacé par un « arbre du souvenir ».
On voit bien à travers à travers ces opération de rénovation la question fortement politique du rétablissement de « l’ordre public », qui passe par la création d’un l’espace public « pacifié », débarrassé de la conflictualité. La rénovation urbaine permettrait donc de produire cet espace politique, elle serait un autre moyen, plus durable et fiable qu’une compagnie de CRS, de « gagner du terrain » dans ces espaces perdus de la république que seraient les grands ensembles. En transformant matériellement l’espace, la rénovation urbaine tend ainsi à effacer une partie de l’histoire politique du quartier et fragiliser la transmission intergénérationnelle des récits militants.

NOTES
[1] Cortesero R et Marlière E, « L’Emeute est-elle une forme d’expression politique ? Dix ans de sociologie des émeutes de 2005 », Agora n°70/2015[2], SciencesPo, Les Presses.

[2] Bacqué M-H et Sintomer Y, « Affiliations et désaffiliations dans l’ancienne banlieue rouge », Contretemps, n°13 « Cité(s) en crise. Ségrégation et résistance dans les quartiers populaires », 2005.
[3] Lire Rafik Chekkat, Emmanuel Delgado Hoch, Race rebelle : Lutte dans les quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Paris, Syllepse, 2011.

 
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