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La Izquierda Diario
1er de décembre de 2017 Twitter Faceboock

Sur les thèses d’Orlando Figes
Octobre 1917 : insurrection prolétarienne ou coup d’Etat ?
Vicente Mellado

Cet article souhaite contester la thèse de l’historien Orlando Figes qui soutient, de façon représentative que l’événement d’octobre 1917, moment fondamental de la révolution russe, a constitué un coup d’État réalisé par une minorité politique (les bolcheviques) contre la volonté majoritaire du peuple de Saint Petersbourg.

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Nous souhaitons démontrer ici que l’événement d’octobre a été l’accomplissement d’une véritable insurrection prolétarienne de masses, où la conspiration et la planification politiques au service de l’insurrection ont constitué un élément fondamental dans sa réalisation et son succès. La manœuvre intellectuelle que réalisent des historiens et des hommes politiques, réformistes et réactionnaires, pour définir les faits d’octobre comme un coup d’État consiste à séparer arbitrairement l’insurrection, dont la préparation et le succès a été fondamentalement l’œuvre de la direction bolchevique, du mouvement révolutionnaire de masses de Petrograd en 1917. Posé de cette façon erronée, l’approche historiographique et les leçons stratégiques d’octobre ne peuvent conclure sur autre chose qu’à la thèse du coup d’Etat.

Octobre, sa place dans l’histoire de l’humanité, et ses ennemis

Octobre 1917 a constitué un point d’inflexion dans l’histoire de l’humanité. La forme dans laquelle le XXe siècle s’est développé découle de la révolution russe et des événements d’octobre en particulier. La constitution des partis communistes dans tout le monde, la modification des stratégies politiques de la bourgeoisie et des élites dirigeantes, pour neutraliser l’action révolutionnaire des masses exploitées et oppressées, les avancées dans les conquêtes sociales et économiques des travailleurs urbains à l’intérieur des cadres souples de la démocratie parlementaire libérale, sont seulement quelques exemples des processus sociaux et politiques qui se sont développés durant le « court XXe siècle » sur le plan international.

De nombreux bilans ont été présentés conçus par des historiens, scientistes sociaux et des économistes. Pour les conservateurs et néolibéraux la révolution russe a constitué le plus grand acte d’autoritarisme contre la liberté humaine et le début du totalitarisme. Aux débuts des années 2017, le journal El País de l’État Espagnol, a réalisé une interview de l’un des soviétologues bourgeois les plus réactionnaires et conservateurs à propos de la révolution russe. Conseiller de l’impérialisme nord-américain, membre du Conseil de Sécurité National du gouvernement de Ronald Reagan, l’historien Richard Pipes a affirmé que : « La Révolution Russe a été l’un des événements les plus tragiques du XXe siècle. Il n’y a eu absolument rien de positif ni formidable dans cet événement. Elle a entraîné l’humanité jusque dans la IIeme Guerre mondiale. Les soviets ont établi un régime de terreur sans précédent. »

Au Chili les idéologues défenseurs du néolibéralisme ont également statué autour de la signification profonde de la Révolution russe pour l’humanité. Mauricio Rojas Mullor, académicien de l’Université du Développement (UDD), Senior Fellow de la réactionnaire et néolibérale Fundacion Para el Progreso, et un membre du comité de campagne de Sebastián Piñera pour la période 2018-2022, ont publié en avril 2017 le livre Lénine et le totalitarisme (1). L’objectif de son œuvre est de calomnier ce qui a été la Révolution d’octobre et l’un de ses référents principaux : Lénine. Cependant, l’attaque intellectuelle et idéologique contre l’insurrection d’octobre ne provient pas seulement de la droite pro impérialiste, mais aussi des rangs des démocrates libéraux.

Insurrection des masses ou coup d’Etat ?

Un coup d’État constitue un acte de force réalisé par une minorité organisée qui s’approprie le pouvoir politique et l’exerce contre la majorité du peuple. Cet acte de force a pour prémisse l’existence d’un groupe de conspirateurs sans aucun lien avec les secteurs de la société civile mécontents à l’égard de l’État et de son régime. Autrement dit, le lien organique avec les institutions ou les organisations de masses ne constitue en aucun cas un argument légitime pour la conquête du pouvoir par le groupe des putschistes. Par conséquent, le coup d’État est un acte qui est légitimé par lui-même, sans que le lien avec des secteurs de la société civile et l’opinion publique n’ait la moindre importance. L’un des historiens les plus proéminents de la révolution russe, le libéral Orlando Figes, a affirmé :

« Peu d’événements historiques ont étés aussi profondément dénaturés par le mythe que ceux qui ont eu lieu le 25 octobre 1917. L’image populaire de l’insurrection bolchevique, comme une lutte sanglante réalisée par des dizaines de milliers de personnes avec quelques milliers de héros tombés, doit plus à Octobre (1928, film de propagande d’Eisenstein, brillant bien que dans une bonne mesure fictif, destiné à commémorer le dixième anniversaire de l’événement) qu’à la réalité historique. La Grande Révolution socialiste d’Octobre, comme elle a été dénommée dans la mythologie soviétique, en réalité fut un événement à petite échelle, un fait plus semblable à un coup militaire, qui est passé inaperçu pour la grande majorité des habitants de Petrograd. Les théâtres, les restaurants et les tramways ont continué à fonctionner de manière tout à fait normale quand les bolcheviks ont pris le pouvoir. » (2)

« L’insurrection d’octobre n’a été qu’un coup d’Etat, activement soutenu par une minorité de la population (et qui comptait certainement l’opposition de quelques dirigeants bolcheviks), mais elle a eu lieu au beau milieu d’une révolution sociale qui s’est concentrée sur la conscience populaire du pouvoir soviétique […]. » (3)

Avant de procéder à la critique de cette affirmation, je dois souligner que l’œuvre historiographique de Figes a suscité l’admiration profonde du grand historien marxiste Eric Hobsbawm (4). Elle constitue une excellente œuvre historiographique que tous ceux qui sont intéressés par l’histoire de la révolution russe ont le devoir de lire. Cependant, il me semble essentiel d’en réaliser une critique depuis le point de vue des ceux qui se proposent de transformer la réalité. Je souhaite accentuer l’effet politique et stratégique de la thèse de Figes après avoir soutenu que la révolution d’octobre a été un coup d’État.

En premier lieu, Figes s’est vu dans l’obligation de reconnaître le lien étroitement organique existant entre les bolcheviks et les travailleurs de Petrograd, ainsi qu’avec la garnison de l’Armée et la flotte navale (5). Cependant, il a invoqué comme prémisses que, en premier lieu, les bolcheviks ont eu une stratégie totalitaire qui se servait du discours de soutien aux soviets, et en deuxième lieu, qu’après avoir conquis la direction des soviets ils ont tiré profit de leur précoce bureaucratisation en 1917 (6) pour concrétiser le coup d’État, base de la future dictature totalitaire.

Cette thèse du totalitarisme et de l’idéologie dictatoriale comme inhérente au bolchevisme depuis ses premières heures, a été critiquée et réfutée par d’autres historiens spécialisés de la Révolution russe, au sein desquels l’œuvre d’Alexandre Rabinowitch (7) se distingue. Cet auteur a réalisé une recherche exhaustive à propos de la première année de gouvernement des soviets, pendant laquelle ils ont gouverné avec les socialistes révolutionnaires de gauche. Il a conclu qu’il n’existe pas le moindre indice mettant en évidence l’existence de principes totalitaires et dictatoriaux parmi les bolcheviks. Au contraire, la dégénérescence bureaucratique et la transition au totalitarisme, s’explique, selon l’auteur, par des circonstances historiques concrètes et non par l’existence préalable d’une stratégie politique totalitaire. Cela a été démontré par : l’existence de fractions et d’ailes à l’intérieur du bolchévisme préalablement et postérieurement à octobre 1917 ; la flexibilité organisationnelle qui leur a permis d’atteindre des milliers d’ouvriers ; et le co-gouvernement avec les socialistes révolutionnaires de gauche. La participation de ces derniers a permis de légitimer le gouvernement des soviets comme une véritable république d’ouvriers et de paysans, apportant des cadres expérimentés de la paysannerie et légitimant les soviets dans les campagnes comme organismes d’auto-organisation, en opposition à l’Assemblée Constituante. Ce qui a collaboré à la dégénérescence, selon Rabinowitch, a été le départ des socialistes révolutionnaires de gauche du gouvernement soviétique en 1918, et le début de la guerre civile qui a fini par miner la base sociale du bolchevisme.

Pour l’auteur, le maintien des SR de gauche dans le gouvernement soviétique aurait permis que la guerre civile soit moins catastrophique et aurait modéré la politique de réquisition des céréales imposée aux paysans. Cependant, leur maintien était impossible au vu de la tentative d’organiser une insurrection contre les bolcheviks, après que ceux-ci ont conclu un l’accord de paix avec le Haut Commandement de l’Armée allemande en mars 1918 à Brest-Litovsk. Selon les socialistes révolutionnaires de gauche, un tel accord de paix a constitué une « trahison » des principes de la révolution mondiale, puisqu’il a obligé la jeune république soviétique à annuler toute tentative d’extension de la révolution russe par voie militaire vers l’occident européen. Rabinowitch a affirmé que ce positionnement a constitué le « suicide politique » des SR de gauche.

À ce sujet, un autre élément permet de réfuter le totalitarisme supposé inhérent au bolchevisme. La prohibition postérieure des fractions à l’intérieur du parti bolchevik au Xe Congrès du parti en 1921, bien qu’elle a été réalisée comme mesure circonstancielle pour assurer l’exécution rapide des plans pour gagner la guerre, a fini par constituer la couverture légale du renforcement de la bureaucratie et de sa manifestation stratégique : le stalinisme. Autrement dit, Figes, ainsi qu’un grand nombre historiens de droite et de la gauche modérée, assimilent l’insurrection de masses à un coup d’État. Cette assimilation ne constitue pas un manque de rigueur scientifique ou intellectuelle. Au contraire, elle répond à une évaluation politique traditionnelle de ceux qui conçoivent la démocratie libérale parlementaire comme le seul système politique capable de garantir la réalisation de la liberté humaine.

Pour Figes, la révolution russe et la « dictature bolchevique » ont été la conséquence de l’inexistence d’une tradition d’institutions démocratiques dans l’empire russe. Cela a conduit à des débordements dans l’encore fragile organisation institutionnelle libérale née en Février 1917. S’il y a eu en Russie une occasion de changer le cours de l’histoire à l’époque de la monarchie absolutiste cela a été avec les réformes initiées par Alexandre II dans les années 1860. Selon Figes, si les tsars qui lui ont succédé avaient poursuivi l’œuvre d’Alexandre, il est fort probable que des institutions sociales et politiques permettant la concrétisation des demandes démocratiques imposées par le peuple russe à partir de 1905 se seraient développées. Malheureusement, l’assassinat d’Alexandre II par les Narodniki en 1881 a suscité comme réponse de la part du tsarisme le ralentissement du processus de réformes et un retour à l’absolutisme le plus conservateur et réactionnaire-initié par Alexandre III et approfondi par le dernier tsar, Nicolas II. Dans ces conditions, autant la radicalisation du peuple russe était inévitable, comme le fait que des minorités et des groupes radicaux autoritaires tirent profit de la situation. (8)

Je ne cherche pas ici à invalider l’œuvre de Figes. Au contraire, je cherche à clarifier les choses : Figes réalise une interprétation démocrato-libérale de l’histoire de la révolution russe. Pour les démocrates libéraux, la violence politique, en toute circonstance, n’est pas justifiée. Peu importe si la violence provient des secteurs populaires des masses, en tant que telle, si elle est canalisée vers un objectif politique elle ne peut que donner naissance à une dictature. C’est là qui réside la grande différence avec Figes relativement à la signification d’octobre 1917. La différence est politique.

Pour les marxistes, il existe des actes de force et de violence légitimes. C’est la violence de masses. Non pas la violence du terrorisme individuel des groupes conspirateurs ultragauchistes, ou les coups de forces minoritaires déconnectés des organisations des travailleurs et des secteurs populaires (9). La violence des travailleurs, des secteurs populaires et des couches subalternes contre l’oppression et l’exploitation constitue un acte légitime. Et ce d’autant plus lorsque nous ne parlons pas d’une violence de masses quelconque, mais celle à son plus haut niveau : la violence des masses révolutionnaires, c’est-à-dire quand ce qui est en jeu est, justement, de savoir qui exerce le pouvoir politique dans un territoire donné. À cet égard, deux éléments complémentaires sont importants.

Premièrement, la violence de masses peut se manifester de deux manières : en tant qu’acte spontané dans lequel l’énergie sociale des masses se déploie en toute liberté et dans toutes les directions ; ou comme un acte qui combine le premier avec la conspiration et la planification politiques conçues par une direction pour assurer le succès de la mobilisation et pour garantir l’exercice du pouvoir politique par les classes subalternes. Ce dernier est ce qu’on définit comme insurrection. Le contraire de ce que Figes soutient.

Deuxièmement, l’insurrection n’implique pas nécessairement un acte sanglant avec des centaines ou des milliers de morts. La tentative de Figes de délégitimer l’insurrection parce qu’il n’y a pas eu d’affrontements sanglants – au-delà de l’exagération cinématographique réalisée par Eisenstein aux fins politiques de propagande – ni une confrontation à grande échelle, montre que ce soviétologue ne comprend pas l’insurrection comme l’art qui permet aux exploités et opprimés d’accéder au pouvoir. L’insurrection d’Octobre ne peut être réduite au seul moment de la prise du Palais d’Hiver. Ce que Figes ne comprend pas, ainsi que les libéraux et les réformistes, c’est que la prise du Palais d’Hiver – bâtiment qui abritait ce qui restait du gouvernement provisoire affaibli – à l’aube du 26 octobre a constitué l’acte symbolique qui a assuré la réalisation de l’insurrection commencée deux jours plus tôt à Petrograd. Durant le 24 et le 25 octobre, toutes les positions stratégiques de la capitale de l’Empire russe étaient tombées sous le contrôle des éléments armés du soviet. C’est là que réside l’explication de l’insurrection comme un acte de masses.

L’art de l’insurrection à Petrograd ou comment les bolcheviks ont conquis l’hégémonie sur la classe ouvrière et les soldats

L’insurrection est le résultat de la combinaison de forces multiples en mouvement. L’acte d’octobre impliquait l’articulation stratégique entre les soviets – et comités d’usines etc. –, les Gardes Rouges – garnisons gagnées pour la révolution –, et le parti révolutionnaire. De cette combinaison est née la force armée capable de réaliser le passage à l’insurrection d’octobre.

À cet égard, et contrairement à ce qu’affirme Figes, David Mandel, dans son magnifique travail sur les ouvriers de Petrograd en 1917-1918 (10), a démontré non seulement comment les bolcheviks ont conquis la plupart des soviets de Petrograd et du Nord de la Russie, mais aussi comment leur politique visant à renverser le gouvernement provisoire de Kerenski s’est légitimée. La thèse de Mandel est que les ouvriers ont choisi les bolcheviks parce qu’ils étaient les seuls à avoir un programme et une réponse politiques face à l’énorme crise économique qui traversait la Russie en 1917. Les bolchéviks ont été les principaux à revendiquer la nécessité d’une République des soviets comme seule voie pour pérenniser les conquêtes de la révolution.

Au cours de ce processus, les comités d’usine, les comités des travailleurs de maintenance et de gestion de la production, ont été essentiels pour maintenir les entreprises en activité. C’est la tentative du gouvernement provisoire entre juillet et août 1917, avec la complicité des patrons, d’affaiblir les fonctions des comités d’usine, ainsi que de fermer les usines ou les déplacer à la périphérie de la ville, qui a provoqué l’effondrement du soutien des travailleurs au gouvernement provisoire, déjà affaibli, issu de février – qui en juillet a réintégré les très détestés libéraux et a tenté une alliance forcée entre ceux-ci et les socialistes modérés. À partir de juillet, avec la tentative de coup d’État militaire de Kornilov en août, les bolcheviks ont pris le commandement, étendant leur influence et leur direction sur l’ensemble des travailleurs et leurs organisations (11). Certaines des principales usines métallurgiques – Piltilov, New Lessner, Old Lessner, Vulkan, Nobel – se sont constituées en bastions bolcheviks et en centres de légitimité du pouvoir soviétique. A cela s’ajoute l’accroissement de l’électorat en faveur des bolcheviks lors des élections à la Douma et des délégués à l’Assemblée constituante. Par tous ces biais les bolcheviks ont été reconnus comme les principaux défenseurs de l’instauration d’une République soviétique. Cette nouvelle situation politique, selon Mandel, a été la clef dans la légitimité qu’a acquis ultérieurement l’acte insurrectionnel d’octobre dirigé par les bolchéviks. Les travailleurs ont perçu cet événement comme la défense du seul pouvoir qu’ils considéraient comme l’alternative à l’effondrement économique : les soviets.

Il est donc surprenant que Figes ait si facilement affirmé que l’acte d’octobre ait été un coup d’État, ayant eu recours à l’œuvre de Mandel et du même historien menchevique Soukhanov, qui reconnaissait – dans son travail sur la révolution russe – qu’Octobre avait constitué une insurrection populaire (12). Ce que Mandel a consigné dans son vaste ouvrage constitue un fondement empirique suffisant pour expliquer comment les travailleurs et leurs institutions ont étés conquis par les idées bolcheviks. On ne peut pas établir de séparation formelle entre les bolcheviks et les organisations de masse soviétiques à la veille d’octobre. L’affirmer est défendre un point de vue politique spécifique sur la manière dont les acquis sociaux d’une révolution peuvent être défendus.

Par conséquent, le problème fondamental n’est donc pas de savoir si les bolcheviks avaient ou non une légitimité dans les organisations de masse de Petrograd et Moscou, les principales villes de l’empire tsariste. Le cœur de la discussion est de déterminer si l’insurrection des exploités et opprimés, contre un gouvernement qui défend et collabore avec les capitalistes, afin d’instaurer un nouveau régime politique qui garantisse les droits des classes subalternes et qui avance vers une société sans classes sociales, est possible et légitime.

En ce qui concerne la prise du pouvoir politique en octobre, Mandel a déclaré que depuis août 1917, les ouvriers de Petrograd étaient presque entièrement en faveur du pouvoir des Soviets. L’ambiguïté de ce mot d’ordre était qu’il ne précisait pas si cela impliquait une insurrection (13). Pour cette raison, l’acte magistral des bolcheviks a été de légitimer l’acte insurrectionnel fondé sur la défense des conquêtes des soviets face au danger de la contre-révolution à venir, plaçant les Gardes Rouges et les régiments à l’offensive stratégique. D’un autre côté, l’opposition des menchéviques et des SR de droite à un gouvernement soviétique, ainsi que leur persistance à maintenir une coalition gouvernementale avec les libéraux, ont contribué à miner leur légitimité vis-à-vis des travailleurs, des soldats et des marins.

Dans la planification de l’insurrection, il est impossible de ne pas mentionner le rôle de Léon Trotsky. Staline lui-même a déclaré que « toute l’organisation pratique de l’insurrection a eu lieu sous la direction immédiate de Trotsky, président du Soviet de Petrograd. On peut dire avec certitude que l’adhésion de la garnison au Soviet et l’habile organisation du travail du Comité Militaire Révolutionnaire sont dues au parti, et surtout au camarade Trotsky ». (14)

À cet égard, le colonel de l’armée américaine Harold Walter Nelson, dans son ouvrage sur la pensée militaire de Trotski (15), met en évidence la capacité du stratège bolchevique pour former le Comité Révolutionnaire Militaire (CMR), organisation de défense de la révolution russe, dépendant du Soviet de Petrograd. Ainsi, l’art de l’insurrection a consisté à avoir préparé l’insurrection sous la fragile couverture de la « légalité soviétique », soutenue par un organisme de masse, le Soviet. Face au danger de l’offensive de l’armée allemande de Riga en Lettonie, et l’envoi de forces contre-révolutionnaires à la ville, la CMR a obtenu toute l’autorité politique pour armer l’ensemble des travailleurs et mobiliser les garnisons et marins dans la défense de Petrograd. Quand les régiments ont juré allégeance au Soviet et non au gouvernement provisoire, Kerenski a perdu la totalité de ses forces armées pour freiner l’insurrection, ce qui a impliqué la concrétisation de l’insurrection et le renversement de ce gouvernement.

Du 24 au 25 octobre, la CMR a mis en œuvre le plan d’insurrection. Les Gardes Rouges et les régiments ont occupé les bâtiments publics les plus importants de Petrograd : la Compagnie nationale de téléphones, le transport et les principaux pont-levis d’accès à la ville. La CMR a consolidé ses positions pendant la journée, recevant l’approbation du Soviet (16). Dans la nuit du 25 au 26 octobre, toute la ville était sous le contrôle de la CMR. Le seul bâtiment du gouvernement qui n’avait pas été pris était le Palais d’Hiver. Il fut conquis sans résistance majeure, se constituant en symbole du triomphe de l’insurrection d’octobre, non dans l’insurrection elle-même, dont l’exécution eut lieu dans le processus d’armement des ouvriers et la déclaration de loyauté exclusive à l’égard au soviet des garnisons de la ville.

Nous avons souhaité préciser ici que l’identification de l’insurrection a coup d’État constitue une manœuvre idéologique destinée à continuer de promouvoir le consensus idéologique reposant sur l’idée que la seule perspective politique viable pour l’humanité est constituée par les structures républicaines et libérales du pouvoir politique. Je pense que tout marxiste minimalement conséquent devrait centrer ses efforts en renforçant les organisations qui représentent les travailleurs et le peuple, qu’elles existent dans le cadre de la légalité républicaine, ou en dehors.

Il est clair que le développement et le renforcement de ces organisations qui permettront l’arrivée au pouvoir des plus larges secteurs des classes subalternes impliquera, inévitablement, des affrontements avec l’Etat et les capitalistes. Cependant, la décision de l’insurrection pour garantir la pérennité des conquêtes sociales n’est pas un caprice ultragauchiste ou d’avant-garde. Au contraire, c’est une option stratégique pour assurer les exigences sociales, économiques et politiques d’un peuple.

NOTES

(1) Cf. Torres, Pablo, « Lénine, le parti et la révolution » ; [pour des références sur ce même genre de révisionnisme en France notamment, lire ici]

(2) Figes, Orlando, La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple (préface de M. Ferro, trad. fr. P.-E. Dauzat), Paris, Denoël, 2007 (texte original : A People’s Tragedy : Russian Revolution 1891-1924, 1996. Les références sont données ici dans l’édition espagnole La revolución rusa 1891-1924. La tragedia de un pueblo, Edhasa, 2000, p. 538.

(3) Ibid., p. 513.

(4) Hobsbawm a signalé que l’œuvre de Figes a été la meilleure interprétation de la révolution russe qu’il ait connu.

(5) Figes, Orlando, op. cit. : dans les Gardes Rouges (p. 418) ; dans la flotte du Baltique (pp. 424-425) ; dans les régiments de l’Armée (p. 428) ; pour l’entrée des socialistes « défencistes » au gouvernement (p. 433) ; la classe ouvrière urbaine (pp. 442-443) ; Kronstadt, le quartier de Vyborg, et le Régiment N°1 des Mitrailleuses (pp. 444-445) ; après l’offensive de juillet, les soldats font un virage à gauche (p. 459) ; l’avant-garde ouvrière (p. 472) ; après la tentative de coup d’Etat par Kornilov, l’influence des bolcheviques a augmenté et ils ont conquis la majorité dans les soviets (pp. 502-513).

(6) Ibid., pp. 511.

(7) Rabinowitch, Alexander, The Bolcheviks in power. The first year of soviet rule in Petrograd, Indiana University Press, 2007,trad. fr. La Fabrique, 2016.
(8) Figes, Orlando, op. cit., pp. 73-76.

(9) Au Chili, le renommé et prestigieux intellectuel marxiste Carlos Perez Soto, affirme dans ses écrits que la violence de masses contre l’Etat capitaliste constitue un acte légitime du peuple opprimé, dénonçant avec justesse les actes de violence individuelle appartenant à des groupes ultra-gauchistes. Cependant, il considère l’expérience d’octobre menée par les bolcheviques comme un acte d’avant-garde (un euphémisme utilisé pour éviter de dire « coup d’État »), soit un acte de force illégitime « sans le peuple ». Ceci explique pourquoi la proposition marxiste de Perez pour une théorie politique révolutionnaire rejette l’acte d’insurrection de masses et l’existence d’une stratégie de parti révolutionnaire - qui pour moi est un outil fondamental pour assurer le triomphe et l’approfondissement d’une révolution. Mais le plus important est que Perez ne conçoit pas l’insurrection comme un art qui permet de combiner l’action du parti et des masses. À cet égard, je dois reconnaître que l’œuvre de Pérez constitue une grande contribution pour penser le marxisme du XXIe siècle, sans parler du fait qu’il est l’un des très rares intellectuels critiques du monde académique chilien (et peut-être le seul) qui a osé se dire marxiste. La récupération et l’analyse critique de la pensée de Hegel pour développer la théorie marxiste aujourd’hui, ainsi que sa critique radicale de la pensée et de la méthode scientifiques, apportent une énorme contribution à la théorie critique. Cependant, la contribution du marxisme de Perez à l’action politique, en écartant l’insurrection de masse menée par un parti révolutionnaire, finit par être plus utile pour les stratégies des nouveaux phénomènes politiques néo-conformistes, et pour cette raison, il devient plus tolérable et acceptable dans les cercles critiques de l’académie universitaire, où les débats sur le problème du pouvoir politique sont complètement inexistants. Voir son article « Elementos de Teoría Política Marxista » [Éléments de théorie politique marxiste »], 2015, en particulier pp. 14-20.

(10) Mandel, David, The Petrograd Workers and the Soviet Seizure of Power, Mcmillan, 1984 [trad. fr. Les soviets de Petrograd. Les travaillleurs de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918), Paris, Syllepse, 2017.

(11) Voir en particulier le chapitre 7, « The October Revolution in the Factories ».

(12) Ibid., P. 351.

(13) Ibid., P. 337.

(14) La Pravda, 6 novembre 1918, in El Caso León Trotsky. Informe de las audiencias sobre los cargos hechos en su contra en los procesos de Moscú [« L’affaire Léon Trotsky ». Rapport des auditions sur les accusations portées contre lui dans les procès de Moscou], Buenos Aires, CEIP León Trotsky, p. 64.

(15) Nelson, Harold Walter, Léon Trotsky et l’art de l’insurrection. 1905-1917, 1988, Buenos Aires, éditions IPS, 2016.

(16) Ibid.

Traduction : Mariana Cano

 
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