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Opinion

L’Iran dans l’œil du cyclone

Dans l’œil du cyclone, l’Iran ne sait d’où soufflera la prochaine tempête : le gel des tensions avec Israël ne durera qu’un temps, la bonapartisation du régime s’accélère et son économie asphyxiée continue sa course régressive, tandis que la répression redouble d’intensité contre un peuple qui pourrait se soulever.

Enzo Tresso

3 mai

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L'Iran dans l'œil du cyclone

Crédit photo : CC BY-NC-SA 2.0 DEED

Après la riposte israélienne à Ispahan contre les attaques iraniennes du 13 avril, en réponse au bombardement de l’ambassade de Téhéran à Damas, les tensions ont été gelées à un niveau d’intensité inédit. Si l’affrontement pourrait en rester là, il a profondément reconfiguré les équilibres intérieurs de l’Iran et aggravé les contradictions régionales. Si Israël a pu monnayer sa modération et obtenir, en contrepartie d’une riposte modérée, le feu vert des Etats-Unis pour l’invasion de Rafah, le cabinet de guerre inclinait, après l’attaque du 13 avril, vers une option militaire bien plus massive. Annulant préemptivement son attaque pour répondre de manière anonyme et graduée en frappant Ispahan quelques jours plus tard, les équilibres de la dissuasion ont néanmoins atteint un nouveau niveau d’intensité qui servira de seuil plancher lors des prochains affrontements. En outre, le cabinet de guerre ne cesse depuis plusieurs mois de menacer le Liban d’entrer en guerre pour imposer par la force la résolution 1701 qui prévoit la démilitarisation de la région au sud du fleuve Litani. Mues par le projet d’anéantir le Hezbollah, dont l’arsenal militaire pourrait saturer le dôme de fer, les opérations israéliennes sur le front libanais réveilleront probablement à nouveau les tensions avec l’Iran, parrain du mouvement chiite au Liban, dont le Hezbollah est la frontière avancée. Reste enfin le spectre de Rafah dont Israël médite l’invasion au risque de susciter un mouvement de contestation générale au Moyen-Orient et dans le reste du monde, alors que les masses jordaniennes se radicalisent et dénoncent la compromission insupportable de la Jordanie avec l’Etat colonial et que les étudiants du monde entier commencent à investir leurs lieux d’étude pour mettre fin à la collaboration des puissances impérialistes aux opérations génocidaires de Tsahal à Gaza.

Si les équilibres régionaux ont été profondément transformés après l’attaque de l’Iran, les contradictions de la République islamique se sont aiguisées. Massivement délégitimé, le régime iranien est menacé de nouvelles sanctions tandis que Biden prolonge la politique étrangère de Donald Trump et pousse les signataires européens du traité sur le nucléaire iranien à remettre en cause leurs relations avec l’Iran. Affecté par une crise économique structurelle du fait des sanctions impérialistes, le capitalisme iranien, aussi résilient soit-il, s’enferme dans un cercle vicieux inflationniste marqué par un appauvrissement continu des masses populaires iraniennes. Alors que la fraction des classes dominantes au pouvoir serre les rangs autour de l’ayatollah Khamenei et ne feint plus de croire à la vitalité des institutions islamiques de la Révolution, le jeu électoral iranien semble avoir perdu toute capacité à produire une illusion de légitimité. Les résultats calamiteux de l’élection de l’Assemblée des experts ne se déduisent pas du verdict des urnes – si peu de candidats ont été investis par l’Assemblée qu’il était déjà connu d’avance – mais de leur poids : peu fréquentées, ces élections entérinent la baisse de la participation populaire aux élections du régime, déjà manifeste lors des élections de 2021. Tandis que les institutions para-étatiques que sont la Légion des Gardiens de la Révolution et le Bureau de l’ayatollah prennent contrôle de l’ensemble des institutions fantomatiques de la constitution et exercent une domination de plus en plus profonde sur les entreprises et sur la société civile, le régime saisit l’occasion que lui offre le risque de conflit avec Israël pour renforcer sa mainmise sur la société iranienne en criminalisant toute dissidence comme une trahison, adoptant lois après lois un agenda de plus en plus réactionnaire et répressif.

Fin de la manche, la partie continue

Ne désirant pas entrer en guerre contre Israël et les Etats-Unis, l’Iran tente de freiner l’escalade. Après avoir répondu de manière graduée à l’assassinat de Mohamed Reza à Damas, le 1er avril, l’Iran a lancé, pour la première fois de son histoire, une attaque directe mais limitée contre Israël, tirant drones et missiles depuis son territoire. Si la riposte a permis à l’Iran de réaffirmer son pouvoir de direction sur les composantes de l’axe de la résistance, le régime théocratique ne souhaite pas exhausser à nouveau le niveau d’intensité des engagements dans la région. Alors que les propagandistes de Téhéran communiquaient volontiers sur la « nouvelle équation » qui devait régler les nouvelles opérations de riposte de l’Iran [1], ils ont tout fait pour minimiser la portée de la réponse qu’Israël a apportée aux opérations du 13 avril pour ne pas mettre à exécution leur nouvelle doctrine qui substitue aux ripostes asymétriques dont le régime est coutumier, déléguant ses campagnes vengeresses à ses différents proxies, une réponse directe aux agressions israéliennes à venir.

Toutefois, en dépit du gel des tensions, le niveau d’intensité des engagements (et l’agressivité des menaces) a fixé un dangereux précédent. Considérant que l’affront n’a pas été pleinement lavé, les dirigeants israéliens du cabinet de guerre n’ont pas oublié les premiers plans de riposte qu’ils avaient actés le soir du 13 avril, avant que les Etats-Unis ne fassent pression pour empêcher l’éclatement d’une guerre régionale dans laquelle ils auraient été immanquablement entraînés, ce qui les aurait détournés de leur stratégie d’endiguement de la Chine dans l’Indopacifique. À cet égard, le niveau d’intensité des prochains engagements ne descendra pas d’un cran mais reprendra à partir du point où la dernière séquence vient de se clore.

Les prochaines opérations qu’Israël pourraient conduire menaceront ainsi, de manière prioritaire, les sites nucléaires iraniens, conformément au plan de riposte porté par Benny Gantz, qui militait pour une vaste campagne de frappe contre ces bases, au lendemain du 13 avril [2]. Comme le souligne Anthony Samari, pour l’Orient-le-Jour, le nœud formé par le Hezbollah et l’Iran apparait comme une priorité stratégique pour Israël. Si l’Etat colonial ne peut espérer attaquer directement l’Iran sans déclencher une riposte immédiate du Hezbollah dont la protection des intérêts iraniens est la raison d’être, la situation à la frontière libanaise et une potentielle invasion du Liban ne manqueront pas de susciter une réponse iranienne. Dans ces coordonnées contradictoires, la possible accession de l’Iran au rang des puissances nucléaires demeure un facteur de tension : « Dans le même temps, la République islamique se rapproche chaque jour un peu plus de la bombe atomique. Les dirigeants iraniens sont-ils prêts à franchir le cap ? Ce n’est pas encore clair. Israël fera tout ce qu’il peut pour éviter ce scénario. Quitte à prendre le risque d’un conflit direct avec la République islamique. Un conflit qu’il sera d’ailleurs beaucoup plus facile pour lui de gérer si le Hezbollah est affaibli d’ici là. Dans l’esprit israélien, plus il repousse cette guerre contre son principal ennemi, plus le coût de celle-ci sera élevé. C’est comme si les trajectoires de ces deux puissances vont forcément finir par se heurter. Le conflit reste pour autant évitable ».

Si les deux puissances sont parvenues à restaurer leur dissuasion avec des réponses graduées, le gel des tensions n’est que provisoire alors que la guerre coloniale d’Israël à Gaza a bouleversé tant la stabilité des équilibres régionaux que le rythme de développement des contradictions. Dans l’œil du cyclone, Téhéran doit désormais affronter ses contradictions internes et faire face à une crise de légitimité sans précédent alors que les puissances impérialistes annoncent de nouvelles sanctions.

De nouvelles sanctions impérialistes : l’économie iranienne asphyxiée

Alors que les Etats-Unis avaient signé, en septembre 2023, un accord limité avec l’Iran qui prévoyait le dégel de 6 milliards de dollars d’avoirs iraniens en Corée du Sud, ils se sont rétractés de l’accord après les attaques du 7 octobre. Depuis la riposte de 13 avril, les puissances impérialistes menacent, en outre, d’alourdir les sanctions déjà existantes et d’en imposer de nouvelles alors que l’Iran fait à nouveau face, depuis le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, à des mesures extrêmement contraignantes qui plongent l’économie du pays dans une crise structurelle. Le ministre des affaires étrangères israélien, Israël Katz, a ainsi défendu auprès de 32 ministres des affaires étrangères occidentaux, dont 27 ministres de l’UE, la nécessité d’une « offensive diplomatique contre l’Iran », après la vaste opération du 13 avril en réponse à l’attaque israélienne du consulat iranien à Damas. D’après Josep Borrell, ces nouvelles sanctions imposeraient un embargo sur une liste étendue de composants utilisés dans la fabrication de missiles et de drones. Les Etats-Unis ont, pour leur part, menacé de durcir les mesures qu’ils ont rétablies depuis 2020.

Déformation économique lourde, le renforcement des sanctions aura des conséquences diverses sur l’ « économie de résistance » (eqtesad-e moqavemat) iranienne, comme la désigne le pouvoir depuis 2014. Sous sanction depuis 2011, l’économie iranienne a été durablement déformée par les mesures étatsuniennes qui impactent également les pays et les acteurs économiques qui sont engagés dans des relations avec l’Iran. Comme le souligne Esfandyar Batmangheldj, spécialiste de l’Iran, « dans une économie industrialisée, les sanctions sont initialement vécues comme un choc d’offre. Alors que la plupart des études sur les effets des sanctions sur l’économie iranienne se concentrent sur l’impact de ces mesures sur les exportations de pétrole, l’effet le plus significatif des sanctions est la réduction de l’accès aux biens d’équipement importés – les machines et équipements dont dépend le secteur manufacturier. Les chocs de sanctions de 2012 et 2018 ont entrainé une forte baisse non pas seulement des importations de pièces et machines européennes, mais également de pièces et de machines chinoises, ce qui signifie que l’Iran n’a pas de relation commerciale fonctionnelle avec les deux plus importants exportateurs mondiaux de biens d’équipement » [3].

Contraintes de composer avec l’inaccessibilité du marché extérieur, les industries iraniennes ont vu leur rythme de croissance passer de 13% par an avant les sanctions à moins de 1% depuis 2021. Si l’économie iranienne conserve les avantages des mesures développementistes prises en 1979, pour dépasser la situation de sous-développement dans laquelle les puissances impérialistes la maintenaient, qui ont conduit à une industrialisation rapide du pays, les leviers de compensation des sanctions ont durablement miné la production industrielle : important des moyens de production par l’intermédiaire de pays tiers, la substitution des importations s’est traduite par une hausse des coûts de production en même temps que par une régression technologique de l’appareil industriel tandis que l’exclusion de l’Iran des échanges en dollars a contribué à la mise en place d’un système de troc, notamment pour les produits pétroliers, qui maintient le pays dans le giron de la Chine, qui fournit au pays des biens de consommation en contrepartie de remises en nature sur le pétrole iranien.

Cependant, cette situation n’est pas d’équilibre et la tendance générale obéit à un mouvement de détérioration : « Enfin, même si les entreprises manufacturières iraniennes ont bénéficié du fait que l’Iran dispose d’un vaste marché intérieur, la résilience atteindra ses limites. La dynamique de la dévaluation de la monnaie signifie que le choc de demande provoqué par les sanctions se matérialiste plus lentement que le choc d’offre : les prix à la production augmentent plus vite que la baisse du pouvoir d’achat. Cela permet aux entreprises de répercuter la hausse des coûts des intrants pour protéger leurs marges et conduit à une sorte d’inflation des vendeurs, rendue possible par le fait que, dans de nombreux sous-secteurs, il existe une forte concentration parmi les fabricants iraniens. En d’autres termes, les entreprises répercutent le coût des sanctions sur les ménages. Intrinsèquement, les perspectives de croissance intérieure diminuent, en particulier pour les petites entreprises qui n’ont pas la possibilité de conquérir davantage de parts de marché » [4]. Dans les conditions d’une restriction du volume de la production, les tendances à la dévaluation de la monnaie se redoublent de la politique inflationniste menée par les entreprises pour garantir leur marge en fixant des prix élevés dans les secteurs où la centralisation des capitaux est la plus forte et où la concurrence est la plus faible. Une « politique de prix » qui aggrave la paupérisation accélérée de la population, conduisant à la dégradation continue des conditions de vie des classes populaires, ainsi qu’à une pressurisation accrue des petites et moyennes entreprises et à la ruine d’une partie de la petite-bourgeoisie.

Si l’ampleur des nouvelles sanctions prévues n’est pas encore connue, elles participeront de la désertion des capitaux européens et des pays qui demeurent signataires des accords sur le nucléaire qui, sans souffrir des sanctions levées par les Etats européens, sont, depuis 2020, frappés par les « sanctions secondaires » des Etats-Unis. Leur effet sera donc indirect mais réel tandis qu’elles attiseront la méfiance des entreprises des pays qui, sans punir l’Iran, craignent pour leurs investissements : « Il y a un problème plus profond : les entreprises européennes ne souhaitent plus investir en Iran. La tendance à la réduction des risques qui a émergé après l’invasion russe de l’Ukraine a aggravé le sentiment – apparu après le retrait de Trump de l’accord nucléaire – selon lequel le risque géopolitique est une dimension inhérente au marché iranien. Pour cette raison, même dans le cas où un accord diplomatique mènerait à la levée des sanctions secondaires américaines, la plupart des entreprises européennes actives en Iran entre 2016 et 2018 refuseraient d’y revenir – et les entreprises actives dans ces années-là n’étaient déjà qu’une fraction des entreprises qui travaillaient en Iran jusqu’au choc des sanctions de 2012 » [5].

Le risque d’une implosion sociale n’est donc pas à écarter d’autant que les sanctions ont donné à l’Etat iranien et aux différentes institutions du régime un rôle central et lui ont permis de devenir l’unique médiateur des transactions entre les entreprises iraniennes et les pays extérieurs. Alors que la situation économique plonge les classes populaires iraniennes dans la misère et nourrit son ressentiment à l’égard du régime, les sanctions ont paradoxalement permis à l’Etat d’étendre son influence sur la société civile jusqu’à en contrôler la plupart de ses émanations. Cette situation contradictoire dans laquelle les sanctions sapent l’assise populaire du pouvoir d’Etat tout en lui accordant une centralité accrue contribue ainsi à accélérer la bonapartisation d’un régime, confronté à une grave crise organique, qui, n’étant plus capable de susciter le consentement de la société civile, ne peut plus que l’écraser.

Une crise de régime

À l’intérieur des frontières du pays, la crise ouverte par l’attaque israélienne participe ainsi du renforcement croissant du pouvoir répressif, massivement délégitimé, qui ne feint même plus de croire aux institutions de la Constitution de 1979. Alors que le pays s’enfonce dans la pauvreté, les institutions sont largement désavouées, comme en témoigne le taux de participation historiquement bas aux dernières élections législatives, où seul 40% de la population est allé voter parmi les seuls candidats approuvés par le régime ont pu se présenter. A Téhéran, le taux de participation a à peine dépassé les 10%, selon des évaluations officieuses. Comme le confiait Massoud, un étudiant dans la capitale, au Financial Times, « le vote n’a aucune valeur quand nous n’avons pas de voix. Cela n’a aucun effet sur nos vies. Voter donnera un sentiment de sécurité à ceux qui ne nous écoutent pas lorsque les élections seront terminées ». Le régime peine, en outre, à retrouver l’équilibre après les puissances manifestations populaires qui ont suivi l’assassinat de Mahsa Amini : largement contesté, il s’enferme dans un bonapartisme radicalisé.

Massivement délégitimée, la fraction gouvernante des classes dominantes s’est énormément repliée sur elle-même, comme le souligne Ali Avez : « La différence entre l’ayatollah Khomeini et Khamenei est que Khomeini avait délégué d’énormes pouvoirs à ses subordonnés. Hachemi Rafsandjani était le président du Parlement et le numéro deux du pays. Ali Khamenei était Président de la République. Le fils de Khomeini avait également une grande influence. Personne dans l’entourage de l’ayatollah Khamenei ne bénéficie d’un tel statut et d’une telle expérience. Ebrahim Raïsi, l’actuel Président de la République, n’est même pas pris au sérieux par son propre cabinet. Il n’y a vraiment personne qui puisse venir combler le vide lorsque l’Ayatollah Khamenei n’est pas là » [6].

Face à l’opposition populaire, le pouvoir s’est ainsi raidi jusqu’à interdire de participer aux élections à tous les représentants de l’opposition loyaliste au régime : « Ces dernières années, le cercle s’est rétréci au point que le système cherche désormais uniquement à sélectionner des alliés fidèles et même pas à élire des critiques loyaux. Lors de l’élection présidentielle de 2021, même des insiders, comme Ali Larijani, qui a été président du Parlement pendant deux mandats, ont été également disqualifiés. Aujourd’hui, en vue des élections à l’Assemblée des experts, quelqu’un comme Hassan Rouhani, qui a été Président de la République pendant deux mandats (2013-2021), membre du Parlement pendant cinq mandats et conseiller à la sécurité nationale pendant près de seize ans, a été disqualifié. Cela démontre que même du point de vue du système, les élections ne sont plus un moyen de permettre l’agrégation des demandes populaires, ni un moyen de gérer la concurrence entre les élites ». La centralité nouvelle de l’ayatollah aux détriments de toutes les autres institutions s’est ainsi accompagnée d’un renforcement significatif de deux institutions, extérieures à l’appareil de gouvernement, comme le Bureau de l’ayatollah qui est devenu, de simple secrétariat, une vaste bureaucratie de plus de cinq milles postes, et les Gardiens de la révolution.

Alors que les institutions de la Constitution de 1979 sont devenues fantomatiques, ces deux institutions forment une sorte d’État parallèle et exercent un contrôle tutélaire sur toutes les institutions gouvernementales, administratives, policières et militaires. Elles accompagnent le tournant réactionnaire inauguré par l’arrivée au pouvoir d’Ahmanidejad en 2005 que la réforme « Changement de structure » (taghyr-e sakhtar) du Sepah en 2019 a encore approfondi [7]. Écrasant la société civile, ces instances forment l’épine dorsale des forces de répression en même temps que leur contrôle décuplé de toutes les institutions décisionnelles de l’Etat, sous la tutelle directe du Guide suprême Khamenei, détruit les derniers mécanismes constitutionnels capables de susciter un quelconque consentement à l’ordre en vigueur.

La contre-révolution permanente : de nouvelles lois réactionnaires et des exécutions publiques

Toutefois, en dépit des prédictions des commentateurs bourgeois qui annoncent, à chaque révolte populaire, la fin de la théocratie réactionnaire, force est de constater que la guerre coloniale de Tsahal à Gaza et les attaques israéliennes offrent au régime des ressources palliatives pour renforcer son pouvoir. Tandis que la confrontation directe avec Israël et le gel temporaire du conflit ont figé l’équilibre de la dissuasion à un niveau d’intensité inédit, le régime iranien tente de capitaliser sur la menace sécuritaire et les évènements à Gaza pour reconsolider sa domination, après le vaste soulèvement qui avait suivi, en 2022, la mort de Mahsa Amini et réassoir son assise idéologique sur ses forces de répression.

En l’espace de quelques semaines, les représentants du régime ont ainsi multiplié les effets d’annonce. Le soir même des attaques du 13 avril, le guide suprême a ainsi annoncé un vaste plan pour renforcer l’application du voile, marquant une rupture nette avec la politique de relative tolérance qui avait caractérisé l’après Mahsa Amini. Lors d’un point presse du Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, le régime aurait annoncé, le 21 avril, la création d’une nouvelle institution visant à assurer le respect des nouvelles lois sur le port du voile. Alors que la police des mœurs avait été partiellement démantelée en décembre 2022, la République islamique rétablit ses instruments de contrôle, profitant du conflit pour recomposer son arsenal répressif . Comme l’a indiqué Jeremy Laurence, le Haut-Commissariat est « très préoccupé par le fait qu’un projet de loi “Soutenir la famille en promouvant la culture de la chasteté et du hijab” qui impose des sanctions encore plus sévères, est sur le point d’être approuvé par le Conseil des gardiens” ».

En parallèle du durcissement des instruments de contrôle de la population, le régime a également étendu sa politique répressive et lancé une vaste campagne d’exécution contre les figures des soulèvements qui avaient suivi la mort de Mahsa Amini, comme le rappeur Toomaj Salehi, condamné à mort, le 24 avril, par pendaison.

Si la République Islamique a remis, depuis le 7 octobre, la question palestinienne au cœur de ses éléments de langage et de son idéologie, elle a toujours utilisé le sort des Palestiniens et la lutte contre Israël pour justifier la purge de ses appareils, la répression de ses opposants et l’avancement de son projet régional, vassalisant la Syrie, qu’elle se partage avec la Russie, avançant en Irak, soutenant les Houthis au Yémen et faisant du Liban sa première ligne de défense, grâce au Hezbollah. Comme le résume Hamit Bozarslan, le pouvoir iranien « place l’inimitié interne et externe au cœur du politique, assimile ses oppositions et dissidences à de la trahison, vise à “restaurer” un ordre ancien prétenduemment authentique et noble, qui aurait été corrompu par l’occidentalisation et la félonie des “élites” et considère l’histoire comme un champ de bataille permanent » [8].

Après la révolution islamique, les mots d’ordre pro-palestiniens qui animaient les manifestations contre le Shah et les revendications des masses iraniennes sont en effet devenus les instruments d’une idéologie d’Etat structurée, au nom de laquelle le pouvoir réprime sa population, brise l’opposition à ses lois réactionnaires, justifie la situation économique du pays et légitime sa « diplomatie milicienne » [9] : « Sous le Shah, “la cause palestinienne” unifiait le peuple iranien contre ses dirigeants. Aujourd’hui, la situation est très différente : les clercs au pouvoir depuis près de 23 ans utilisent cette cause dans le but de justifier la répression interne ; dès lors, les slogans scandés par la foule lors des manifestations non-officielles ont bien changé. Ainsi en janvier 2002, les enseignants se sont rassemblés pour exiger une augmentation de leur salaire qui, compte tenu d’un taux d’inflation très élevé, ne leur permet plus de mener une vie décente. “Laisse tranquille la Palestine… et sors-nous de cette ruine ! » [10].

Capitalisant sur la menace d’une guerre régionale, qui réactiverait la douloureuse mémoire de la guerre irako-iranienne qui demeure vivace dans l’opinion publique iranienne, et sur les nouvelles potentielles sanctions, la République islamique réactive violemment depuis le début de l’invasion de Rafah ses outils de criminalisation traditionnels tout en revitalisant la dialectique de l’ami et de l’ennemi, au cœur de la ré-idéologisation permanente de ses forces de répression. Si la population iranienne se montre méfiante à l’égard du discours propalestinien que diffusent les médias d’Etat et souffre des mesures extrêmement brutales que le pouvoir impose en tirant prétexte de la lutte contre Israël, le conflit contribue également au renforcement de l’unité des membres du Sepah et des Gardiens.

Dans l’œil du cyclone, le régime réactionnaire de Téhéran est plongé dans une crise sans précédent : tandis que le gel des tensions avec Israël ne durera qu’un temps et que l’équilibre de la dissuasion s’est figé à un seuil inédit d’intensité lors de la dernière séquence, la bonapartisation du régime s’accélère et son économie asphyxiée continue sa course régressive. Alors que la répression reprend ses droits et que la cause palestinienne sert de prétexte à la criminalisation de l’opposition et à la restauration réactionnaire des élites affaiblies, le cyclone pourrait aussi naître de l’intérieur et d’un nouveau soulèvement populaire.


[1Pierre Ramond, « Pourquoi l’Iran a attaqué Israël ? Comprendre la doctrine de la “nouvelle équation” », Le Grand Continent, 14 avril 2024, lire ici.

[2John Allen Gay, « Israël a contre-attaqué. Quels sont les prochains scénarios d’escalade ? », Le Grand Continent, 19 avril 2024, lire ici.

[3Esfandyar Batmangheldj, « Iran : face aux sanctions, les conséquences géopolitiques de la résilience industrielle », Le Grand Continent, 3 avril 2024, lire ici.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Pierre Ramond, « Le futur d’une ambition : géopolitique de l’Iran dans l’ère post-Khamenei, une conversation avec Ali Vaez », Le Grand Continent, 26 février 2024, lire ici.

[7Stéphane A. Dudoignon, Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran  : sociologie politique d’une milice d’État, Paris, CNRS éditions, 2022, pp. 22-25.

[8Hamit Bozarslan, Le temps des monstres  : le monde arabe, 2011-2021, Paris, la Découverte, 2022, p. 175.

[9Ibid., pp. 170-172.

[10Sepideh Farkhondeh, «  Laisse Tranquille La Palestine et Sors-Nous de Cette Ruine  !  », Confluences Méditerranée, n°43. 4, 2002, pp. 117–122.



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