L’hiver de notre mécontentement

1995 : leçons d’une grève, leçons d’une victoire ?

Christa Wolfe

1995 : leçons d’une grève, leçons d’une victoire ?

Christa Wolfe

Fébrilité dans la Macronie : peur de se retrouver dans le sillage d’Alain Juppé, Premier ministre de Chirac, annonçant réforme de la Sécu et des régimes spéciaux, en novembre 1995, et se voyant forcé de faire machine arrière, à ride abattue, quelques semaines plus tard, face à l’une des plus grosses mobilisations ouvrières après 1968 ?

[Ill. Cortège de cheminots en décembre 1995, à Paris. Crédits S. Eason, H. Archive]

Par un étrange feuilletage des temps, le souvenir de la grande grève de 95, qui revenait déjà en 2019 à nos mémoires, se ravive aujourd’hui avec la grève contre la nouvelle réforme des retraites. Souvenir d’une mobilisation particulièrement massive, très longue (23 jours de grève d’affilée chez les cheminots) et surtout victorieuse. Elle force le gouvernement de droite de l’époque, qui avait pourtant annoncé rester « droit dans ses bottes », à reculer sur la réforme des régimes spéciaux dans la fonction publique et contraint Jacques Chirac à la dissolution de 1997 qui aboutira à passer la main à la Gauche plurielle pour éteindre l’incendie.

En 1995, la France vient de voter le traité de Maastricht (1992) et durcit sa transformation néolibérale, sous la présidence de Chirac, élu quelques mois plus tôt sur un programme démagogique de lutte contre la « fracture sociale ». L’offensive portée par Alain Juppé, son Premier ministre, est arrivée comme par surprise dans un moment particulièrement houleux pour le gouvernement, puisque l’éducation et les universités s’étaient déjà mobilisées contre les restrictions de budget et le gel des salaires. L’arrogance de Juppé et sa promesse de coupler son projet de contre-réforme de la Secu à la fin des régimes spéciaux ont non seulement provoqué la mobilisation de plusieurs secteurs –SNCF, RATP, enseignement, La Poste – mais ont aussi suscité le soutien massif de la population, au nom de la défense des services publics. Tout en maintenant son caractère défensif – lorsque Juppé capitule, en décembre, les mobilisations refluent rapidement – le mouvement de novembre-décembre 1995 couple la question du rejet des contre-réformes à une dimension politique de refus de la privatisation des services publics, perspective qui faisait pourtant trépigner la droite depuis plusieurs décennies, entamée sous François Mitterrand et que poursuivra, après 1997, Jospin et ses ministres de la Gauche plurielle dans le cadre du gouvernement le plus privatiseur de la Vème République. 1995, néanmoins, met un sérieux coup d’arrêt à cette machine et représente un coup de semonce pour la bourgeoisie et ses politiques.

Si l’on observe la séquence rétrospectivement, on voit que ce qui a été gagné alors a été repris ensuite, en 2003, lors de la contre-réforme Fillon des retraites, puis en 2010, sous Nicolas Sarkozy, malgré des mobilisations d’ampleur. Mais face à un Macron arrogant, qui joue surtout son destin post-présidentiel sur cette réforme, une victoire, dans un contexte où les offensives se sont enchaînées et où l’inflation pèse lourd, pourrait ouvrir une brèche nécessaire pour l’ensemble de notre classe. Dans cette perspective, quelques éléments du mouvement de 1995 paraissent devoir être rappelés : car si l’on insiste sur le caractère massif des mobilisations de l’époque et sur le soutien très large d’une partie de la population attachée à la défense des services publics, c’est surtout la centralité de la grève, et sa longévité, qui ont été la condition de la victoire.

Trois semaines de grève qui ont mis les patrons à terre

Partie d’abord sur une coïncidence des calendriers, puisqu’une manifestation pour la fonction publique contre le gel des salaires, prévue le 24 novembre, a rencontré non seulement l’annonce de Juppé sur la fin des régimes spéciaux (16 novembre) mais aussi le moment du renouvellement du Contrat de plan pour la SNCF, la grève a rapidement permis un feuilletage de revendications, colorant d’emblée le mouvement d’une dimension politique de défense des services publics. L’offensive néolibérale en tant que telle, c’est-à-dire sous son aspect politique de changements structurels, s’est donc heurtée au front que construisaient à la fois les salarié.e.s du public mais aussi les usagers, y compris donc les salarié.e.s du privé, qui ont maintenu leur soutien à la grève durant toute la période, comme le montrent plusieurs sondages de décembre 95. Côté directions syndicales, CGT, FO et la FSU récemment créée, sont contraintes par la pression de leur base, de maintenir un front uni et d’appeler à la grève. La CFDT, alors dirigée par Nicole Notat, a fait le choix de la « responsabilité », c’est-à-dire de la collaboration. Elle y perdra des plumes et des fédérations entières, notamment à La Poste et dans le rail.

La lecture des journaux de l’époque est assez édifiante : la grève reconductible, trois semaines durant, a été le facteur décisif pour faire plier le gouvernement. Le 5 décembre 1995, Catherine Levi dans Les Échos titre ainsi son article : « Les entreprises, déjà au bord de l’asphyxie, redoutent une deuxième semaine noire », témoignant de la pression réelle que la grève des transports exerce, par capillarité, sur tous les secteurs de la production. En effet, de nombreuses entreprises, dépendantes des transports pour leur approvisionnement, leurs livraisons ou simplement pour que leurs salarié.e.s puissent venir travailler, se sont trouvées mises à l’arrêt. Ainsi, au-delà des secteurs directement engagés dans la grève, l’ensemble de l’appareil productif s’est trouvé bousculé par la mobilisation de certains secteurs-clefs. De la même manière, la grève à La Poste a aussi eu des « effets de système » sur les trésoreries des entreprises, car la distribution des factures et des chèques s’est trouvée suspendue.

La grève n’a donc pas simplement opposé les personnels des services publics à leurs directions et ministères de tutelle, mais elle a mis en jeu l’ensemble des dépendances structurelles des chaînes de production, faisant surgir le pouvoir réel des travailleurs. Localement, comme à Rouen, dans le 20ème arrondissement parisien, ou à Marseille, dans l’Education également, des structures « Interpro » ou des « Coordinations » refont surface, pour la première fois depuis les grands conflits des infirmiers et des cheminots, une décennie auparavant. Avec la solidarité de classe qui s’est exprimée durant tout le temps de la grève, ce que 95 a réussi à convoquer, ce sont les linéaments du sujet social à opposer à l’offensive de la bourgeoisie. Avec ses limites, également, en termes de « grève par procuration ». Si le « Tous ensemble ! » est scandé dans les journées de grève et de manifestation, le mouvement ne parvient pas à agréger totalement autour de lui l’ensemble du monde du travail. L’Intersyndicale n’en veut pas, craignant de perdre la main, et le gouvernement recule avant que cette perspective ne fasse son chemin, par en bas, malgré les appels lancés, localement, par les « Interpros ».

Sophie Béroud revient dans un article très éclairant sur la chronologie de l’ensemble du mouvement de novembre-décembre 1995 et elle fait apparaitre d’une part la longévité de la grève totale et reconductible de la SNCF – entamée le 23 novembre – et les différentes scansions des autres secteurs mobilisés : les fonctionnaires de l’éducation, mobilisés dès le 10 octobre mais auxquels s’ajoutent les transports le 24 novembre, la manifestation pour les droits des femmes le 26, une journée contre le plan de réforme de la Sécurité sociale le 28, enfin le 30 novembre une journée d’action du secteur public de l’énergie. En décembre, ce sont cette fois des journées de manifestations interprofessionnelles et unitaires qui mobilisent jusqu’à 2,2 millions de personnes le 12 décembre. En tout, le bilan montre que la grève a suspendu plus de 850 000 journées de travail.

Plusieurs articles témoignent que cette mobilisation a redonné aux syndicats un rôle qui avait été mis à mal dans les conflits précédents, qui s’organisaient en coordinations, en dehors du – ou en opposition au – cadre syndical. Si les AG de cheminots, rassemblées en corps de métier, ont mobilisé massivement la base, elles ont continué à déléguer aux syndicats la gestion du conflit. L’hiver 95 a donc été l’occasion d’un « grand retour » des syndicats et d’une unité syndicale refondée – les journaux de l’époque célèbrent, par exemple, la réconciliation entre FO et la CGT. On peut supposer que cet encadrement et l’accord tacite entre les directions syndicales et les AG de métier du secteur des transports sur la répartition des tâches ont eu le double effet de rendre techniquement puissant le mouvement, qui pouvait démontrer à la fois sa forte mobilisation et son unité, tout en balisant très fermement le terrain de la lutte qui s’exprimait : celui de la défense des retraites et des métiers.

Ainsi, dès lors que le gouvernement fait marche arrière, partiellement, avec le retrait de la réforme des régimes spéciaux, couplé à des promesses budgétaires de François Bayrou, alors ministre de l’Education (369 millions de francs supplémentaires pour le budget de fonctionnement et 4000 postes de personnels), le mouvement s’éteint en quelques semaines. A la colonne vertébrale de la grève des transports se sont donc ponctuellement rattachés d’autres secteurs, EDF-GDF, La Poste ou encore France Télécom, ainsi que quelques entreprises privées, notamment Renault qui compte jusqu’à 30% de grévistes au Mans, en décembre, mais sans coaguler plus largement sur la durée.

Malgré le caractère essentiellement défensif du mouvement, qui s’est présenté comme le contre-poids des réformes du capitalisme néolibéral, il a valeur de symbole d’un moment de reconstruction de classe face à la marche en avant néo-libérale et son souvenir laisse même une certaine nostalgie en raison de l’enthousiasme qu’il a suscité comme en témoigne le texte d’Annie Ernaux publié en février dernier dans le Monde Diplomatique. Mais c’est aussi un souvenir de victoire, même partielle, pour notre camp, et de recul de la bourgeoisie.

Des réformes techniques et structurelles mais aussi une offensive idéologique

Le blocage du pays par une grève totale et reconductible, disséminant ses effets à tous les niveaux de la production et du travail, sa massification progressive quand plusieurs secteurs ont rejoint les revendications, tout en ajoutant les leurs, et le soutien solidaire de l’opinion, ont donc été les facteurs décisifs du recul du gouvernement Juppé. Recul partiel cependant, comme le souligne Nicolas Da Silva, toujours dans le Monde diplomatique, puisque Juppé aura, malgré tout, la possibilité de procéder à des réformes techniques et structurelles importantes, dans l’idée de revenir sur le dossier des retraites dans de meilleures conditions. L’article 47-1, qui fait notre actualité, est ainsi ajouté en février 1996 à la Constitution, qui laisse à l’Assemblée le vote des lois de financement de la Sécurité sociale, dépossédant ainsi un peu plus les salarié.e.s de la gestion des caisses de Sécu et donnant la possibilité au gouvernement de tenter de procéder à une réforme majeure, même sans majorité, sans recourir au 49.3.

Si les contre-réformes de 2003 et de 2010, ainsi que la contre-réforme Touraine, sous Hollande, s’inscrivent dans le même mouvement d’allongement de la durée de cotisation et de report de l’âge légal de départ, et si elles ont également suscité des mobilisations, pour les deux premières, celles-ci n’ont pas réussi à contre-carrer l’offensive de la bourgeoisie, qui se justifiait de la nécessité des réformes par la démographie et par l’endettement – deux thèmes qui apparaissaient déjà en 1995 et que l’on nous ressert aujourd’hui. Ce n’est donc pas sur le plan de l’argumentaire qu’un revirement idéologique s’est opéré, mais plutôt sur la grève elle-même – manière de révéler que celle-ci est bien l’enjeu réel entre la classe dominante et les salarié.e.s.

Alors qu’il avait fait face à un mouvement dès octobre 2007, dans le cadre d’une nouvelle réforme des régimes spéciaux, Nicolas Sarkozy, à peine élu, s’est fait le porte-parole d’une offensive idéologique violente, largement relayée par des médias de plus en plus partiaux, contre le droit de grève, allant jusqu’à affirmer que « lorsqu’il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit » au moment où son gouvernement introduisait dans les textes une première attaque au droit de grève, connue sous le nom de « continuité du service public ».

Le souvenir de 95 a ainsi été en partie oblitéré par des déclarations officielles d’innocuité et d’impuissance, alors même que la puissance de la grève avait conduit le gouvernement à plier l’échine à l’époque. Pour parer à d’éventuels mouvements massifs, la bourgeoisie a donc entrepris de démoraliser les salarié.e.s, dans le seul but de protéger ses intérêt et sa capacité politique à les imposer. Secondée par la stratégie délétère des directions syndicales, par la suite, avec les grèves perlées ou les journées saute-mouton, installant un fort sentiment d’impuissance là où, en réalité, la bourgeoisie exprimait sa faiblesse face à la potentialité d’une grève de masse.

Aujourd’hui encore, comme l’ont montré les offensives récentes ainsi que les attaques récurrentes et l’ensemble de la répression qui s’abat sur les grévistes , le gouvernement Macron craint bien de se trouver confronté au pouvoir des travailleurs que recèle une grève massive et reconductible. Donnons raison à ses craintes. Si le 7 se poursuit le 8, égrène et se dissémine, se maintient dans la durée, si le monde du travail réussit à imposer un plan de continuité du conflit, le couplant à l’intégration d’autres revendications, salariales et sur la vie chère, alors il sera possible de changer le cours des choses. 1995, et jusqu’au bout.

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