Réflexions post-électorales pour l’action

Après les européennes, où vont les Gilets Jaunes ?

Juan Chingo

Après les européennes, où vont les Gilets Jaunes ?

Juan Chingo

Malgré une hausse du taux de participation par rapport au précédent scrutin de 2014, les élections européennes n’ont guère suscité beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt en France. La tension, au niveau de la campagne, a à peine été relevée par l’implication personnelle du président de la République au cours des deux dernières semaines, Macron incitant à participer au scrutin et au vote utile – qui au final l’a autant servi que desservi. Le résultat, sorti des urnes, marque une bipolarisation entre l’extrême droite et la nouvelle droite qu’incarne La République En Marche, en plus d’une avancée d’Europe Ecologie Les Verts, le tout sur un terrain politique miné par le recul des partis traditionnels de droite comme de gauche ainsi que de La France insoumise. Un résultat négatif, en dernière instance, pour le monde du travail, et qui interroge quant à la suite du mouvement des Gilets jaunes.

Une bipolarisation faible mise en exergue par un champ politique en ruines

La victoire politique relative du RN permet au macronisme, malgré sa défaite, de maintenir son image. Avec le soulèvement des Gilets jaunes, LREM s’est transformé en nouveau parti de l’ordre, ouvertement néolibéral, et remplace de plus en plus la droite traditionnelle, menacée de disparition. Le programme de cette dernière, que Macron s’est approprié, séduit les secteurs les plus aisés de l’électorat traditionnel de droite, tandis que la base populaire minoritaire de LR est de plus en plus tentée par le RN ; pour la première fois, la droite perd pied parmi l’électorat âgé et chez les retraités. Mais si LREM maintient une solide base électorale, au prix de sa droitisation, cette même base se réduit à un bloc social concentré autour des secteurs à revenus élevés, peu à même d’unifier autour d’eux. C’est ce que l’on constate à travers le transfert d’électeurs ayant voté Macron dès le premier tour en 2017 et qui se sont tournés, cette fois-ci, vers EELV. Pour Arnaud Benedetti, professeur associé à l’Université Paris-Sorbonne et observateur de la vie politique française, « le camp de la majorité aurait tort de crier victoire trop vite : (…) si LREM confirme qu’elle possède une base électorale solide, celle-ci se resserre néanmoins sur une couche sociale élitiste et peu rassembleuse ». Et Benedetti d’ajouter : « Macron fédère une base sociologique motivée, politisée, consciente que pour défendre ses intérêts il faut qu’elle fasse bloc. Marx eut fait son miel analytique de cette séquence historique. Peut-être comme jamais depuis la moitié du XIXe siècle, la société du haut ne s’était aussi savamment organisée pour assurer la protection de sa vision du monde. Il a su récupérer la droite ordolibérale, conformiste, paternaliste qui a volé à son secours lors de cette élection au détriment de François-Xavier Bellamy. Les scores des marcheurs dans les Hauts-de-Seine, dans les Yvelines, à Versailles entre autres sont autant d’illustrations de ce transfert de voix ».

De son côté, avec sa première place aux européennes, le RN réussit à sortir de la crise dans laquelle il se trouvait depuis sa défaite au second tour des présidentielles et, surtout, à la suite de la performance désastreuse de Marine Le Pen au débat d’entre-deux tours. Comme en 2014, l’extrême droite arrive en tête avec 500.000 voix d’écart, conséquence notamment du recul de l’abstention, ce qui permet au RN de regarder l’avenir avec davantage d’optimisme. Le parti se renforce par ailleurs dans des zones où l’extrême droite était traditionnellement faible, comme le grand Ouest ou la région parisienne, avec toujours un creux dans les grandes villes, conséquence de la hausse du prix de l’immobilier et du processus de gentrification des centres qui lui est corrélé. Comme le souligne Sylvain Crépon, spécialiste de l’extrême droite, dans les colonnes du Monde, la liste de Jordan Bardella « arrive ainsi en tête à Aulnay-sous-Bois, Sevran, Villepinte ou Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, mais aussi à Orly et Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne. Des territoires marqués par l’abstention (60,59 % en Seine-Saint-Denis, par exemple). On avait vu ce vote apparaître en banlieue dans les années 1980-1990 puis disparaître […]. Et le voilà revenu. Il y a un effet de démobilisation des classes populaires issues de l’immigration qui votaient à gauche, ne se reconnaissent plus dans les partis de gauche et cèdent à l’abstention. Et, en face, des ‘petits Blancs’ qui semblent se mobiliser en faveur du RN. Comme si la question raciale se substituait à la question sociale ». Parti majoritaire chez les ouvriers qui sont allés voter [1], le plus prometteur pour le projet d’un RN qui prétend se transformer en alternative de gouvernement ne se trouve pas de ce côté-là, mais sur sa droite, c’est-à-dire du côté de la crise historique dans laquelle se trouve aujourd’hui LR. Dimanche 26 mai, c’est en effet pas moins de 18 % de l’électorat Fillon de 2017 qui a voté RN, mettant ainsi en relief la façon dont certaines digues sont en train de sauter, rendant la séparation entre droite et extrême droite de moins en moins hermétique. Pour autant, cela implique-t-il la possible formation d’un bloc nationaliste conservateur à vocation majoritaire ? Rien n’est moins sûr. En effet, même si le danger de marginalisation de la droite traditionnelle joue en faveur du RN, ce ne serait pas la première fois que l’extrême droite ferait face à cet obstacle politique infranchissable. Toujours selon Benedetti, Marine Le Pen « incarne moins l’expression identitaire de la droite nationale dont elle est issue que l’affirmation d’un néo-souverainisme. C’est sa force aujourd’hui dans un contexte où les enjeux de protection et de puissance sont soumis à la faillite du modèle de Maastricht. Pour autant, la bataille pour récupérer la droite républicaine est désormais ouverte. Comment ? Sous quel format ? OPA ? Alliance à venir ? Les questions se posent. Mais c’est un sujet essentiel. Pourra-t-elle rassurer cet électorat en déshérence, pas hostile à la construction européenne mais charnellement opposé à Macron, tout en conservant la dynamique idéologique qui fait aujourd’hui sa capacité d’attraction ? Il faut qu’elle s’invente une nouvelle force de projection électorale, susceptible d’agréger des sensibilités et non pas de les incorporer. Mitterrand à gauche et Chirac à droite avaient su faire cela ». Comme on peut le voir, en dépit du « transformisme » politique qui caractérise le marinisme, la mue ne sera pas facile à opérer, et rien ne garantit le succès d’une telle opération.

Ce qui est sûr, cependant, c’est que dans ce cadre de grande volatilité politique, qui constitue une expression de la persistance de la crise organique, le RN conforte son résultat en termes de nombre absolu d’électeurs, et s’enracine ainsi dans le paysage politique hexagonal. Le RN dispose en effet du plus haut pourcentage de fidélité électorale au dernier scrutin. Mais en dépit du « moment populiste » au niveau international, couplé au fort sentiment antimacroniste aiguisé par le soulèvement des Gilets jaunes et, au plan électoral, à une tendance au vote utile exploitée à fond par Bardella et Le Pen, le RN ne fait pas un sans-faute. Il ne progresse pas nécessairement, comme en témoigne le fait que, cette fois-ci, l’extrême droite n’a pas réussi à atteindre le même score qu’il y a cinq ans, à savoir un peu moins du quart des suffrages exprimés.

L’escroquerie du possibilisme vert

Derrière le duo LREM-RN, la seule force qui progresse réellement est constituée par les écologistes d’EELV. Poussé par la vague verte des autres pays européens, mais aussi par le bombardement médiatique à propos des défis climatiques actuels et par la politisation – quoique non radicale pour l’instant – de la jeunesse scolarisée, et favorisé par la crise de la social-démocratie et l’impasse stratégique dans laquelle se trouve LFI, Yannick Jadot, avec son pari très macronien du « ni droite, ni gauche », a réussi à se faire un espace.

La neutralisation de la radicalité écologiste est un phénomène qui ne date pas d’hier. Néanmoins, la normalisation des écologistes atteint aujourd’hui des sommets de grotesque. Jamais le capitalisme ne pourra être vert ; mais plus encore que ses prédécesseurs, Jadot a avancé loin en termes d’assimilation libérale de l’écologie politique. Son projet, qui consiste à discuter, dans le cadre du Parlement européen, d’un traité environnemental qui ferait de l’écologie le « standard légal le plus élevé » et qui « tournerait le dos à la logique productiviste des traités antérieurs », cherche à faire croire que tout ceci pourrait « changer les règles du jeu vis-à-vis des industries polluantes et de leurs lobbys » : c’est bien la nouvelle escroquerie du possibilisme vert. Sous couvert de concepts ronflants, l’idée serait de constituer une Cour pénale de façon à juger les « éco-crimes » et « l’écocide », ou encore à établir des décrets environnementaux contraignants en fonction desquels les pays qui outrepasseraient les limites de leur « empreinte écologique » pourraient être traînés devant la Commission. Dans un tel traité, la lutte contre le capitalisme serait remplacée par un « protectionnisme vert contre la destruction de la planète », véritable appel du pied au souverainisme impérialiste régnant, dans la mesure où Jadot envisage de mettre en place une taxe « socio-environnementale » aux frontières qui permettrait « de tenir compte du vrai coût des produits, tout en progressant vers une TVA à 0 % sur le territoire européen pour les biens de première nécessité ». Ce traité ne serait ainsi rien d’autre qu’une pure chimère, visant à vendre à bon compte l’idée d’un contrôle libéral de la crise écologique actuelle. L’écologie politique avait pour fonction, dans le passé, de dénoncer les dangers de la crise écologique en cours. Aujourd’hui, l’écologisme s’est transformé en un style de vie de plus de la « modernité » néolibérale.

Ceci étant dit, le vote écologiste en France reste fragile : en 2009, le score des écolos avait été plus élevé encore, avant que l’identité politique des écologistes ne disparaisse sous Hollande. Il est vrai que EELV pourrait confirmer ses résultats lors des prochaines élections municipales et régionales : ses tenants sont d’ailleurs dans le viseur de l’écologiste bourgeoise et libérale Anne Hidalgo en vue des élections à la Mairie de Paris. Néanmoins, les écolos français n’ont pas la même solidité et structuration que les « Grünen » d’Outre-Rhin : leur capacité à se transformer en une alternative politique réelle dans la perspective des présidentielles de 2022 doit encore se confirmer.

Le populisme de gauche, plus instable encore que le vieux réformisme

Nous avons souligné précédemment les grandes faiblesses de LFI face à l’irruption violente de la lutte des classes, faiblesses qui ont révélé les ambivalences stratégiques de la formation de Jean-Luc Mélenchon. Comme le dit une journaliste de Médiapart – bien qu’à partir d’une analyse distincte de la nôtre –, la débâcle électorale de la LFI a plutôt été la « chronique d’un désastre annoncé » [2]. La lutte entre les partisans d’une gauche réformiste classique et les partisans d’un souverainisme de gauche, de même que les doutes de Mélenchon sur cette question, ont rendu illisible le discours de LFI. Un bon exemple de cela est le discours tenu sur l’Union européenne, devenu de plus en plus modéré avec le temps dans le but de ne pas éloigner les électeurs d’une gauche réformiste classique. Comme le dit Jérôme Sainte-Marie, politologue et sondeur proche de Jean-Luc Mélenchon pendant la présidentielle, « un positionnement ‘au milieu du gué’, ni vraiment populiste ni vraiment gauche classique, qui a fini par mécontenter tout le monde. (…) La stratégie était trop populiste pour la gauche, et trop à gauche pour les populistes ».

Mais, fondamentalement, c’est son tournant souverainiste de gauche que Mélenchon paie au prix fort. En décembre 2017, dans un entretien accordé aux Échos, il déclarait avec confiance : « la ligne politique et mes objectifs n’ont rien à voir avec ceux du FN ou des nationalistes. Mais tous ces gens rament pour moi d’une certaine manière, en contribuant à la construction d’un champ culturel où nos mots d’ordre – l’Europe ne protège pas les Français mais les menace – sont en train de devenir dominants. Il faut capitaliser positivement cette colère qui peut être dangereuse ». C’est pourtant l’inverse qui a eu lieu, car c’est bien Le Pen qui a capitalisé le vote anti-UE et le vote utile contre Macron.

Maintenir un discours ambigu sur des thèmes chers à l’extrême droite a toujours des conséquences néfastes. Pire encore, les faiblesses de LFI s’expliquent face à des phénomènes de la lutte de classes, notamment le soulèvement des Gilets jaunes, vis-à-vis duquel il a fait preuve d’un suivisme acritique – là où Le Pen a soutenu le mouvement au début, tout en maintenant ses distances, conservant son allure de présidentiable et en défendant la police et les peines de prison pour les GJ condamnés. La position de LFI lui a aliéné les sympathies d’une partie des Gilets jaunes, certains craignant une récupération politique de leur mouvement, mais a également contribué à éloigner son électorat de classe moyenne, qui a préféré l’illusion du possibilisme vert. Enfin, l’abandon de toute référence à la classe ouvrière comme sujet de transformation sociale, et son remplacement par la référence au « peuple » rend impensable la moindre bataille politique pour gagner des Gilets jaunes. C’est de tout ceci que LFI et Mélenchon paient aujourd’hui les pots cassés.

La débâcle de LFI tout comme le recul de la gauche radicale en Europe lors des dernières élections montrent les impasses actuelles, y compris en termes électoraux, du populisme de gauche – quand bien même il s’agit de l’objectif central de ses partisans et de ses théoriciens, à l’instar de Chantal Mouffe. Comme le souligne Médiapart, « ces expériences délivrent un enseignement : les partis populistes effectuent souvent des percées électorales, mais ils se révèlent peu endurants. La stratégie populiste permet, en effet, de faire une irruption fulgurante dans le jeu politique, de passer rapidement de 1-2 % à 15-20 %, mais elle s’avère peu efficace, voire handicapante, pour maintenir l’étiage à 20 % ». À la différence du vieux réformisme, qui s’appuyait sur des secteurs organiques de la classe ouvrière et qui se recompose pendant les Trente Glorieuses, à partir de conquêtes sociales et d’une forte structuration politique et syndicale, le populisme contemporain n’a aucun de ses avantages tout en cumulant ses faiblesses. Mélenchon avait théorisé une vague « dégagiste », mais il a perdu de vue que les conditions de crise du capitalisme néolibéral et l’affaiblissement de la démocratie bourgeoise (qui ont épuisé leurs courroies de transmission à l’instar des syndicats et autres corps intermédiaires) font que les « moments populistes » de gauche sont éphémères. Face à l’effervescence politique de secteurs populaires, soit c’est une politique de classe qui est mise en avant – favorisant des bonds dans la subjectivité, ainsi que dans l’organisation des travailleurs et de secteurs de masse –, soit ce sont les forces réactionnaires qui finissent par s’imposer. Clairement, la première option n’est pas celle de Mélenchon, qui a été partisan pendant des décennies de différentes versions du réformisme, y compris dans son versant hyper-républicain – d’où son impuissance stratégique.

La perte d’hégémonie de la LFI sur la gauche rebat à nouveau les cartes après la débâcle du PS, principale force politique à gauche depuis 1971. EELV a beau être mieux positionné pour conduire un regroupement, son caractère pro-marché ne facilite pas les choses, quand bien même on peut imaginer que la direction du PCF sera prêt à tout type d’alliances face au risque de perdre ses derniers bastions aux municipales. Mais le coup porté par le résultat électoral à la stratégie populiste de Mélenchon redonne des ailes à ceux qui, à l’intérieur ou à l’extérieur de LFI, rêvent d’un rassemblement des anti-néolibéraux et des anticapitalistes, bien qu’ils soient orphelins des modèles européens qui leur servaient d’exemple jusqu’à présent – à savoir Syriza en Grèce, après son virage néolibéral, ou Podemos dans l’État espagnol, qui s’adapte de plus en plus au social-libéralisme et qui a subi un double échec, aux législatives d’avril puis aux européennes de mai.

Mais il n’y a pas que la droite traditionnelle ou le PS qui sont menacés de disparition : l’extrême gauche pourrait malheureusement connaître le même sort. D’un côté, dans le cas de Lutte Ouvrière, un sectarisme ainsi qu’une politique attentiste, rouge dans les discours mais adaptée à la bureaucratie syndicale ; de l’autre, pour ce qui est de la majorité du Nouveau parti Anticapitaliste, une politique de raccourcis dans la construction d’un parti révolutionnaire : ces deux écueils pourraient signifier, si un nouveau cap qualitatif était franchi, un acte de décès pour un courant qui représente néanmoins une tradition fortement ancrée dans le paysage politique et social depuis 1968. Mais il n’y a aucune fatalité à cela. Contre la passivité sectaire des uns et l’impressionnisme opportuniste des autres, la stratégie trotskyste représente la seule orientation permettant aux révolutionnaires de fusionner de façon correcte avec l’avant-garde du mouvement de masse. C’est ce qu’ont tenté de porter l’avant-garde cheminote de l’Intergare, le Comité Adama ainsi que des secteurs d’extrême gauche, dont celui qui anime RévolutionPermanente.fr, regroupement connu dans les manifestations parisiennes comme le « pôle Saint-Lazare ». Il s’agit là de la seule tentative, embryonnaire, certes, et en partie symbolique bien que sérieuse, de lier au soulèvement des Gilets jaunes d’autres secteurs du monde du travail. L’idée était également de contrer l’hostilité vis-à-vis de ce mouvement de la part des directions syndicales, y compris de celle de la CGT, qui ont même donné leur aval à la répression en décembre, au cours des moments les plus aigus du soulèvement. Si l’ensemble des forces d’extrême gauche avait placé ses forces dans la mise en place d’une politique indépendante et audacieuse, aidant à dépasser les aspects les plus contradictoires du programme autant que de l’organisation des Gilets jaunes, alors cette même extrême gauche aurait pu apparaître clairement comme une véritable alternative révolutionnaire pour un secteur du mouvement, face aux impasses réactionnaires du RN ou à l’impuissance stratégique du souverainisme de gauche.

La fin provisoire de la situation pré-révolutionnaire, mais une stabilité loin d’être consolidée

Le succès relatif de la bipolarisation LREM-RN est une mauvaise nouvelle pour le monde du travail. Contre tout ce que peuvent dire les partisans du vote utile, le maintien du faux duel droite – extrême droite renforce en réalité ces deux options, qui sont toutes deux absolument contraires aux intérêts des travailleurs. Ce duo, en réalité, exacerbe les aspects les plus réactionnaires du régime de la Ve République. Et quand bien même Le Pen en appelle, pour la galerie, à la dissolution de l’Assemblée, c’est bien le gouvernement actuel qui se retrouve légitimé, en raison du fait qu’il aurait évité une catastrophe. C’est ce qui le force à repartir à l’attaque, avec trois réformes extrêmement dangereuses qui sont dans les tiroirs, bien que leurs modalités concrètes de mise en œuvre n’aient pas encore été annoncées. Néanmoins, sur le fond, ce qui encourage le macronisme à aller de l’avant n’est pas tant sa relégitimation, toute relative comme nous le soulignions, mais bien le caractère absolument lâche et traitre des directions syndicales du mouvement ouvrier. Ces dernières ont d’abord tourné le dos aux Gilets jaunes, en faisant le choix de s’aligner sur le régime et l’État bourgeois au cours des moments les plus décisifs. De surcroît, malgré quelques grincements de dents et quelques portes claquées sur le tard, elles ont maintenu leur participation au dialogue social, et ce alors qu’il s’agit d’un piège pour le salariat – plus encore lorsque l’on sait que l’Elysée a l’intention de ne rien négocier, et pas même redistribuer quelques miettes comme le faisait François Hollande à son époque. C’est également ce dont témoignent les difficultés du rapport entre la CFDT, partisan a priori de la collaboration, et le pouvoir en place.

Mais au-delà de la dimension électorale, c’est bien l’impasse stratégique dans laquelle se trouvent les Gilets jaunes et à laquelle ils sont confrontés depuis quelques mois qui a permis à Macron de repasser à l’offensive après les européennes. Nous avions parlé, de notre côté, d’une situation pré-révolutionnaire ouverte après novembre, même si elle n’avançait pas qualitativement après son pic le plus aigu en décembre, lorsque le trône a vacillé. Il y a bien eu plusieurs reprises de flammes qui auraient pu signifier de nouveaux départs de feu, comme à la suite du flagrant délit de mensonges de Christophe Castaner après le Premier mai. Dans la mesure où le pouvoir n’a alors pas pu repasser à l’offensive, nous avons laissé en l’état cette définition. Mais la persistance de l’impasse dans laquelle se trouvent les Gilets jaunes, de même que certains signes de fléchissement de la mobilisation au cours des derniers actes, le tout dans le cadre du rôle traître joué par la bureaucratie des confédérations syndicales et l’absence d’une alternative, même minime, qui soit à la hauteur des enjeux posés à l’extrême gauche, mettent un point final à cette même période pré-révolutionnaire ouverte et nous fait passer, à nouveau, dans une situation transitoire au caractère, aujourd’hui, incertain.

Ce serait cependant une erreur importante que de croire que le nouveau cycle historique de la lutte des classes qu’a ouvert le soulèvement des Gilets jaunes s’est refermé. Les contradictions qui ont donné vie au mouvement restent inchangées. Quant aux effets subversifs d’une mobilisation aussi inédite, il y a fort à parier qu’ils émergeront à nouveau tôt ou tard. Il suffit de penser que LREM ne représente, pour ces européennes, que 12 % du corps électoral et 22,4 % des suffrages exprimés. Pour un parti de gouvernement, c’est faible : outre-Rhin, la Grande Coalition, même très affaiblie, continue cependant à représenter 44,5 % des suffrages exprimés lors du dernier scrutin. La force de la Macronie vient avant tout de la faiblesse de ses adversaires. Plus important encore, en termes d’hégémonie, le macronisme approfondit les caractéristiques du bloc bourgeois à des niveaux presque pathétiques. C’est ce qui l’oblige à continuer d’attaquer pour consolider sa base sociale ; mais, ce faisant, il en accentue le caractère minoritaire au regard de l’ensemble de la population. La bouffée d’oxygène de l’Elysée après les européennes, due à la débâcle de LR et au siphonage de son électorat par LREM, cache, en réalité, les difficultés du macronisme à intégrer une fraction conséquente des classes moyennes au sein d’un noyau dur de soutien formé, notamment, par les secteurs les plus aisés. Un tel projet est pourtant nécessaire pour consolider la stabilité du régime. Cependant, les effets nocifs des réformes néolibérales empêchent que cet amalgame ne se réalise. Cela laisse songeur quant à l’avenir politique du macronisme dans la mesure où les réserves de voix, à droite, sont en train de se tarir, et où la concurrence pour récupérer ce qui reste va s’intensifier. Après avoir poussé un soupir de soulagement, la grande bourgeoisie commence à s’inquiéter car, en cas d’échec du macronisme, le régime sera profondément déséquilibré. L’absence d’une droite capable de remplacer éventuellement LREM n’est pas une bonne nouvelle, pas plus que la situation de vide politique à gauche si la situation politique et idéologique venait à se radicaliser.

Du point de vue de « celles et ceux d’en bas », personne ne peut savoir avec quel calendrier tout peut recommencer – et ceci tout en sachant que le mouvement des Gilets jaunes n’a pas dit son dernier mot, quoiqu’en dise le gouvernement et les principaux médias semaine après semaine, et quand bien même le mouvement fait face à une impasse qui pourrait potentiellement marquer sa fin. Ou pas, c’est selon. C’est d’ailleurs ce que soulignait quelques jours avant les européennes Jérôme Fourquet, d’IFOP, dans L’Opinion : « il y a certes moins de monde mais ce sont les plus déterminés et cela fait 26 samedis de suite qu’ils se mobilisent. Cette inscription dans la durée est assez spectaculaire. Les sondages de popularité montrent que sept Français sur dix sont insatisfaits d’Emmanuel Macron. Le noyau dur de très mécontents compte quatre Français sur dix. (…) Une erreur du gouvernement, une nouvelle annonce de taxes, une sortie malheureuse. (…) Il se peut que dans quelques mois, à la faveur d’une décision, ça fasse masse et ça reparte. Il y a de l’électricité dans l’air ». Rien, absolument rien de cette tension structurelle n’a disparu avec les élections du 26 mai, ni après. Moins encore lorsque l’on connaît les capacités de pyromane social d’un Macron qui s’apprête à jeter encore un peu plus d’huile sur le feu.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[140 % des électeurs qui ont voté RN dimanche sont des ouvriers, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit de suffrages exprimés. Le premier parti de l’électorat populaire reste, aujourd’hui, celui de l’abstention, avec des salariés, des chômeurs et des retraités du monde du travail qui sont largement restés à l’écart des européennes. Aux abstentionnistes, il faut ajouter tous ceux qui, principalement dans les quartiers populaires, ne sont même plus inscrits sur les listes électorales. Sans parler de tous ceux qui, immigrés, n’ont pas le droit de vote bien, qu’exploités dans ce pays et constituant une fraction importante du prolétariat.

[2On songera en effet qu’à peine 37 % de ceux qui avaient choisi le bulletin Mélenchon au premier tour en 2017 ont voté pour LFI en 2019. Ils sont 17 % à avoir voté cette fois-ci pour EELV, 13 % pour les communistes et 7 % pour le PS. Il faut prendre en compte qu’une grande partie de l’électorat de LFI de 2017 s’est abstenu lors de ce scrutin européen.
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