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A feu et à sang

Au Kazakhstan, une révolte contre le capitalisme de « transition »

La répression se déchaîne sur les manifestants au milieu un black-out complet d’internet dans le pays. Une révolte qui inquiète la Russie mais qui n’arrange pas non plus les puissances occidentales.

Philippe Alcoy

6 janvier 2022

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Le prix du gaz, étincelle d’une révolte générale au Kazakhstan

C’est le prix du gaz qui aura été cette fois l’étincelle d’une explosion sociale profonde. Car si tout a commencé à cause de l’augmentation exponentielle du prix du gaz (suite à la fin des subventions et aux contrôles des prix décrétés quelques années auparavant) le malaise était profond. Et il semble s’être développé pendant des années, pendant des décennies. Face à une contestation partie de l’ouest du pays, dans une région riche en ressources en gaz et pétrole, et devenue très rapidement nationale, le président kazakh, Kassim-Jomart Tokaïev, a tenté de calmer la situation en faisant des concessions aux manifestants. Ainsi, le gouvernement a été dissout, l’augmentation du prix du gaz « suspendue », des contrôles des prix réintroduits temporairement. Tokaïev a même fait démissionner Noursoultan Nazarbaïev, l’homme qui a gouverné le pays de 1990 à 2019, de son poste au Conseil de Sécurité, d’où il continuait à exercer un réel pouvoir au Kazakhstan. Mais rien n’y a fait, les manifestations se poursuivent.

Si le président Tokaïev a pris de telles mesures c’est que la situation est devenue dramatique. Plusieurs bâtiments officiels ont été envahis et pour certains incendiés, notamment à Almaty, capitale économique du pays. Les manifestants se sont emparés de l’aéroport de la ville pendant plusieurs heures avant d’en être chassés par les forces de répression. Dans une ville près d’Almaty une statue du dirigeant Nazarbaïev a été déboulonnée.

Le gouvernement n’a pas tardé à lancer la répression. Le pays a été complètement plongé dans un black-out d’internet et même les communications téléphoniques de ligne sont devenues difficiles. Les affrontements entre forces de sécurité et manifestants ont été très durs faisant plusieurs morts et blessés, d’un côté comme de l’autre. Pour y faire face le président kazakh a fait appel à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) composée de plusieurs ex républiques soviétiques dont la Russie. Aussitôt l’appel émis, des troupes russes et d’autres pays débarquaient au Kazakhstan avec pour mission notamment de protéger les infrastructures, laissant le champ libre pour la répression aux forces de sécurité locales.

Cependant, certains analystes considèrent que l’appel aux forces de l’OTSC a été en partie motivé parce le fait que les autorités n’étaient pas sures de la loyauté de certains éléments des forces armées. Finalement, même s’il reste très difficile d’obtenir des chiffres fiables, on parle de « dizaines » de morts et 1000 blessés du côté des manifestants, d’au moins 18 policiers morts et 750 blessés. Il y aurait également autour de 2000 arrestations.

Il n’est pas possible de dire avec certitude jusqu’où ira cette révolte. Beaucoup d’hypothèses sur les motivations de celle-ci inondent les journaux : conspiration occidentale, lutte intestine entre factions de l’oligarchie… Mais au-delà de ces considérations sur qui pourrait tirer profit de la situation, une chose semble faire l’unanimité : ce mouvement est en train d’exprimer des frustrations et des griefs profonds de la société installés au cours des dernières décennies dites de « transition » depuis la chute de l’Union Soviétique au début des années 1990.

Une révolte contre le régime capitaliste de « transition »

Comme l’explique Aynur Kurmanov du Mouvement Socialiste du Kazakhstan : « les travailleurs de Janaozen ont été les premiers à se soulever. L’augmentation du prix du gaz n’a servi que de déclencheur les mobilisations populaires. Après tout, la montagne de problèmes sociaux s’accumule depuis des années. L’automne dernier, le Kazakhstan a été frappé par une vague d’inflation. Il faut tenir compte du fait que les produits sont importés dans la région de Mangistau et qu’ils y ont toujours été 2 à 3 fois plus chers. Mais sur une vague de hausse des prix à la fin de l’année 2021, le coût des aliments a augmenté encore plus, et de manière substantielle. Il faut également tenir compte du fait que l’ouest du pays est une région où le chômage est important. Au cours des réformes néolibérales et des privatisations, la plupart des entreprises y ont été fermées. Le seul secteur qui fonctionne encore ici est celui des producteurs de pétrole. Mais pour la plupart, ils sont détenus par des capitaux étrangers. Jusqu’à 70 % du pétrole kazakh est exporté vers les marchés occidentaux, et la plupart des bénéfices vont également aux propriétaires étrangers ».

Un manifestant interrogé par The Guardian pointait lui aussi des raisons qui vont au-delà de l’augmentation du gaz comme la corruption, le népotisme, les inégalités sociales. « Nazarbaïev et sa famille ont monopolisé tous les secteurs, des banques aux routes en passant par le gaz. Ces manifestations portent sur la corruption (…) Tout a commencé par l’augmentation du prix du gaz, mais la véritable cause des manifestations est la médiocrité des conditions de vie des gens, les prix élevés, le chômage, la corruption » explique-t-il.

En effet, sur de nombreux aspects, le Kazakhstan est un cas d’école des « pays en transition » issus de l’Union Soviétique. Dans ces pays la restauration du capitalisme et la « stabilité » ont été assurés par un régime dictatorial, profondément corrompu issu directement de la bureaucratie stalinienne du Parti Communiste en URSS. C’est peut-être l’un des pays où la transformation des bureaucrates en bourgeois a été le plus explicite. Celui qui a été président du pays pendant toute cette période de réintroduction du capitalisme, Noursoultan Nazarbaïev, a été premier ministre du Kazakhstan dès 1984 et ensuite est devenu premier secrétaire du Parti Communiste du Kazakhstan à la fin des années 1980. Après la chute de l’URSS il devient non seulement « l’homme fort » du pays mais sa famille devient l’une des plus fortunées du Kazakhstan dans un pays où le salaire moyen est d’à peine 7000 dollars par an. En plus de cela, il faut noter que Nazarbaïev a conservé le style arrogant et de culte de la personnalité typiques du stalinisme. Ainsi, l’ancienne capitale du pays Astana a été rebaptisée du prénom de Nazarbaïev, « Noursoultan ».

Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que la haine populaire se dirige aussi vers Nazarbaïev, les manifestants scandant de nombreux slogans contre l’ancien président, qui reste jusqu’à présent très influent dans la politique du pays. Mais à travers la personne de l’ancien président, ce qui est décrié largement par les jeunes et les travailleurs c’est le régime tout entier, ce capitalisme de « transition » qui n’est rien d’autre qu’un modèle de capitalisme dépendant de l’exportation des hydrocarbures, très dur avec les classes exploitées du pays mais très amical avec les grands capitalistes du pays et les multinationales.

Un régime ami de la Russie mais aussi des multinationales occidentales

En effet, si l’on peut avoir l’impression que le Kazakhstan est l’un de ces pays qui font partie de la « zone d’influence » de la Russie, la réalité est bien plus complexe. Le pays est certes resté un partenaire privilégié de la Russie pendant toutes ces années mais son gouvernement a toujours travaillé à entretenir de très bonnes relations avec la Chine et avec les puissances impérialistes occidentales. Une façon aussi de contrebalancer l’influence russe.

Pour témoigner de cette proximité avec les capitaux occidentaux, on peut citer un article très élogieux de Forbes de juillet dernier où l’on pouvait lire : « les entreprises occidentales, menées par de grands noms américains, ont commencé à investir d’abord dans le secteur du pétrole et du gaz, puis dans de nombreuses industries. Elles vont de GE, qui a des intérêts dans les chemins de fer et les énergies alternatives, au géant de l’ingénierie Fluor, en passant par des entreprises de biens de consommation comme PepsiCo et Procter & Gamble. Le total des investissements directs étrangers s’élevait à 161 milliards de dollars en 2020, dont 30 milliards en provenance des États-Unis ». Pour sa part Euronews en décembre dernier mentionnait des multinationales qui ont reçu un prix pour le « long partenariat » avec le Kazakhstan lors d’un forum d’investissements : « Parmi ces entreprises figurent le groupe énergétique Chevron, la multinationale française TotalEnergies, le groupe Hevel Energy, le groupe industriel géorgien, Goldbeck Solar, la société parisienne Danone, le gestionnaire d’actifs suisse INOKS Capital, la société pharmaceutique polonaise Polpharma, la multinationale laitière française Lactalis et bien d’autres encore » On notera le nombre important de multinationales françaises.

Le Kazakhstan est en effet un pays très important au niveau régional mais aussi mondial. Et c’est pour cela que la situation est suivie de très près par Moscou et les capitales occidentales. Comme le note Emma Ashford pour le think tank pro-impérialiste Atlantic Council : « le Kazakhstan est étonnamment important pour les économies des États d’Europe et, dans une moindre mesure, d’Asie, car sa stabilité politique lui a permis de devenir un exportateur majeur de pétrole, de gaz naturel et de charbon. Le Kazakhstan est également un important pays de transit énergétique pour les États voisins d’Asie centrale, riches en ressources. Les manifestations ont déjà touché les travailleurs du champ pétrolier de Tengiz, bien que la production n’ait pas encore été affectée. Si ces manifestations deviennent suffisamment importantes pour perturber la production ou le transit d’énergie, elles pourraient avoir des répercussions économiques disproportionnées par rapport à l’importance politique du Kazakhstan ».

Pour la Russie finalement ce qui se passe au Kazakhstan a une importance particulière. Le pays d’Asie Centrale est fondamental pour la stratégie de défense russe. Sa déstabilisation ne peut qu’inquiéter des autorités russes qui dédient une grande partie de leur énergie à préserver tout un réseau de pays protégeant la Russie de toute éventuelle attaque. Et cela est d’autant plus important que Moscou se trouve dans une situation très tendue avec l’Ukraine et les puissances occidentales dans sa frontière occidentale. La crise au Kazakhstan n’était dans les plans de personne, ni des analystes russes, ni des analystes occidentaux. Il s’agit d’une mauvaise surprise pour Moscou. Il n’est pas étonnant que des journaux pro-russes aient crié au « complot » occidental, sans avancer aucune preuve bien évidemment. Mais la réalité c’est que Poutine et son régime sont profondément contre-révolutionnaires, opposés avant à toute action directe des masses. Un « instinct de survie » appris sans aucun doute à l’école du KGB stalinien dont est issu Vladimir Poutine.

Dans un monde où la compétition entre les puissances se fait de plus en plus dure et directe, avec des frictions et des menaces de conflits inter-étatiques permanentes, les conflits de classe de grande ampleur, qui parfois semblent disparaître des calculs des classes dominantes, vont s’inviter de plus en plus. On ne peut pas savoir comment évoluera la situation au Kazakhstan. Peut-être le régime réussira-t-il à se sauver en réprimant avec l’aide de ses alliés et en canalisant les mobilisations. Mais il s’agit d’un avertissement. Non seulement pour les dirigeants kazakhs mais pour toute une série de régimes autoritaires dans la région et à travers le monde. La classe ouvrière et la lutte de classes ne manquera pas de s’inviter dans la prochaine période.


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