Faux-débats et raccourcis "scientifiques" pour casser l’Education

Blanquer, ses marottes et les grosses machines de l’école réactionnaire

Christa Wolfe

Blanquer, ses marottes et les grosses machines de l’école réactionnaire

Christa Wolfe

Le projet tient en quelques mots : retrouver les vertus de l’école de la IIIè République, c’est-à-dire fabriquer de l’unité nationale, produire le respect et l’obéissance et favoriser l’élitisme de la bourgeoisie en maintenant la plupart des élèves dans les seuls "fondamentaux". Mais ce projet d’une école décidément réactionnaire se donne aujourd’hui des moyens high-tech et un discours pseudo-scientifique : l’écart entre le fond (caché) et les moyens (ouvertement) revendiqués apparaît radical.

Or, c’est dans l’écart qu’on trouve justement les personnels et les élèves, mis en situation concrète d’éprouver l’absurdité de leurs conditions de travail - ce qui s’accompagne, pour beaucoup, d’une souffrance réelle qui rappelle celle des personnels soignants éprouvant au travail de véritables « conflits de valeurs ». Comme si, par le jeu de ce qu’on pourrait désigner comme une « économie psychique de l’institution », un conflit nié ici devait ressurgir là.

Mais en réalité, si le projet de Blanquer est de rendre le travail à l’école quasiment impossible - ou invivable au quotidien, d’autant plus dans les conditions de la crise sanitaire - tout en prétendant que tout continue comme à l’ordinaire, c’est pour gommer le conflit social authentique qui se joue entre une bourgeoisie qui ne veut plus enseigner au tout-venant des élèves mais à qui coûterait trop, politiquement, l’annonce immédiate de la fin dernière de l’Education nationale. Faire durer l’agonie, donc, maintenir - ou prétendre maintenir - des éléments ici ou là, imiter le fonctionnement « à la normale », tout en empoisonnant doucement et en favorisant les dysfonctionnements réels : Blanquer prend le costume du fossoyeur qui aurait soudoyé le médecin légiste.

Il s’agit donc d’une part de comprendre ce que dissimule - mal - la communication du ministre, mais aussi de se donner les moyens de faire avouer à la bourgeoisie ce conflit qui est le sien et de donner à tous et toutes des moyens de s’y opposer et de ne pas le laisser à la charge des personnels qui l’endossent, au quotidien, à sa place. Ici encore, on pourrait trouver des parallèles et des pistes de comparaisons intéressants, en termes de modèle de ces dysfonctionnements volontaires - et particulièrement cyniques pour les personnels – du côté de la destruction larvée, sur de longues années, de l’hôpital public.

Rentabilité et efficacité des personnels

Dans ce dispositif, le Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) - création de Blanquer, en janvier 2018 - joue un rôle de consultation et de programmation qui révèle de manière précise un certain nombre d’éléments du « paradigme » de la classe dominante en matière d’éducation. Les grosses machines - IRM en premier lieu - font apparaître à la fois la volonté manifeste d’imposer à l’éducation des méthodes et des programmes - y compris lorsque les études véritablement scientifiques démontrent qu’ils ne peuvent marcher - mais elles montrent également le caractère résolument arriéré, et en réalité déjà dépassé sur le plan scientifique, du paradigme choisi par la classe dominante.

Avec le Grenelle de l’éducation et colloque « scientifique » "Quels professeurs au XXIème siècle", le ministère vient d’ajouter - de manière grotesque - à l’arriération de son paradigme la preuve en acte que le projet du « tout numérique », censé être un moyen de surmonter les difficultés matérielles réelles, non seulement ne surmonte rien mais s’effondre même face aux conditions réelles. Historiquement, l’arrière-plan - que le Grenelle vient de rappeler ce 3 décembre avec sa métaphore des « oeufs dans la boîte » - c’est celui de « L’industrie de l’enseignement » - titre d’un livre de Lê Thành Khôi qui date de 1967 - dans la filiation des recherches sur le « capital humain » des années 1960-1970. A cette industrie pourvoyeuse de capital humain et fonctionnant par l’accumulation et par la distribution différenciée d’un capital - la connaissance - il s’agit donc d’appliquer les mêmes exigences qu’à n’importe quelle industrie, notamment celle de la rentabilité et de l’efficacité.

L’évaluationnite aiguë du ministère s’explique ainsi par la nécessité de mesurer l’efficacité des méthodes d’enseignement. Et les outils numériques - dont le Grenelle vient de montrer les performances toutes relatives - sont présentés comme le meilleur support pour augmenter cette efficacité. Après la période de confinement de mars/mai derniers, le CSEN a produit un rapport intitulé « Recommandations pédagogiques pour accompagner le confinement et sa sortie ». On passera sur l’effet de retard à l’allumage, puisque ce document est sorti en mai alors que le confinement a démarré le 17 mars et on s’occupera, à la suite de Cédric Fluckiger, spécialiste en sciences de l’éducation et didactique informatique, d’y découvrir non seulement les biais méthodologiques et les présupposés du CSEN mais encore le modèle d’ensemble porté par le ministère et qui dessine un réel authentiquement dystopique.
Fluckiger démontre en effet que le CSEN part du postulat que l’outil seul suffit à produire un gain d’efficacité. Avec l’exemple du TNI (tableau numérique interactif), Fluckiger parle d’un « paradigme déterministe en technologie » c’est-à-dire de l’idée que l’outil surdéterminerait à soi seul l’apprentissage en classe et le favoriserait de manière fermée, sans qu’aucun autre paramètre ne puisse l’empêcher. Or, il rappelle que ces outils sont toujours pris dans des contextes, des situations d’enseignement, et que l’outil n’est qu’une pièce dans le jeu complexe de la classe, qui est plutôt un système dynamique. Mais le choix du CSEN de privilégier une science dure et en réalité dépassée, contre les sciences sociales, sert à occulter l’appréhension de la diversité des situations réelles d’enseignement. Le CSEN peut ainsi privilégier l’application - Fluckiger parle de « paradigme applicationniste » - de recettes complètement déconnectées des situations réelles et prétendre résoudre des difficultés, alors qu’en réalité il ne cherche qu’à les dissimuler. Et la conclusion de l’article de Fluckiger le dit explicitement : la démonstration pseudo-scientifique du CSEN, dont il a énuméré les biais, a pour finalité d’empêcher l’énoncé d’autres questions politiques, plus urgentes et plus essentielles, sur les moyens accordés à l’école. Il faudrait donc, au lieu de dérouler un tel « fétichisme » de l’outil technologique, partir des besoins réels, qui sont criants et constatables empiriquement au quotidien.

Usages et mésusages des neurosciences et des sciences cognitives

A cet hypnotisme de l’outil numérique s’ajoutent les neurosciences, présentées comme la solution aux difficultés d’apprentissage. La plupart des scientifiques du CSEN appartiennent au champ des neurosciences ou des sciences cognitives. Il s’agit donc bien de construire, autour de ces champs disciplinaires, un nouveau modèle pour l’Education nationale et, encore une fois, de dissimuler les graves inégalités sociales, constatées par n’importe quel professeur, sous un discours qui prétend expliquer les difficultés par le seul facteur organique. Alors qu’il s’agit d’un simple « réductionnisme biologisant », comme le nomme Fluckiger, les neurosciences ont le privilège d’être souvent considérées comme le champ disciplinaire le plus « hype » du moment. Mais il est permis d’aller plus loin que ce constat, déjà affligeant, d’une réduction de l’élève à son organe cérébral : négation des effets sociaux qui pèsent sur les élèves, les neurosciences se présentent aussi comme la négation radicale de la dimension de relation sociale propre à l’enseignement - et qui a été durement éprouvée pendant le confinement du printemps. Elles sont aussi le moyen théorique de gommer la dimension subjective - située, incarnée et finalement historicisée - de tout discours d’enseignement.

Blanquer a suffisamment démontré depuis 2017 que la parole des enseignants le gêne et qu’il veut se donner les moyens de l’encadrer et de la contraindre. L’école dystopique qui émerge de ce privilège accordé aux neurosciences consisterait en fait en un « encodage » des savoirs des enseignants, conçu comme des outils, en direction des élèves, considérés comme matière première à travailler. Les aspérités du discours, les pas de côté qui viennent du dialogue avec la classe, seraient ainsi gommés de l’enseignement.

Or, si les enseignants enseignent quelque chose, ce n’est pas seulement en vertu d’un savoir qu’ils et elles « ont » mais à raison d’une perspective construite sur leur propre savoir et sur les élèves qui sont en face d’eux. Autrement dit, la réalité de la transmission dans une salle de classe ne peut se passer de la dimension sensible et proprement humaine qui se trouve dans la texture de la relation. Et ce n’est pas un hasard si cette dimension, qui échappe parfois à la volonté des enseignants et/ou des élèves, devient aujourd’hui la cible de la classe dominante : il s’agit bien, au moment où les attaques redoublent dans la société pour plier tout le monde aux seuls intérêts de la bourgeoisie, de faire obstacle à des subjectivations divergentes et d’empêcher autant que possible la parole de sujets conscients.

Ce détour nécessaire par les neurosciences pour revenir à l’école non seulement n’est d’aucune utilité pratique - on dira plutôt qu’il a pour fonction de faire étalage d’une « modernité pour les nuls » - mais en plus il est un exemple, en réalité assez grave, de sortie de route d’un champ disciplinaire : les neurosciences ont pour finalité la compréhension et l’observation médicales des éventuels pathologies et dysfonctionnements du cerveau (du type AVC ou traumatismes intra-crâniens). A ce titre, elles jouent bien un rôle dans la médecine expérimentale et thérapeutique. On voit ici qu’elles se retrouvent articulées à une logique de contrôle social et de mise au pas particulièrement intrusive.

En 2006 déjà, à l’époque de sa candidature à l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy avait lui aussi fait appel à la [capacité des sciences à déceler « dès la crèche ou la maternelle » les troubles du comportement-https://www.liberation.fr/evenement/2006/02/28/les-tout-petits-pris-dans-le-tout-securitaire_31452] faisant suite à un rapport de l’INSERM qui préconisait le dépistage des troubles chez les enfants. Or, pour Sarkozy en 2006 comme pour Blanquer aujourd’hui – Blanquer ayant servi comme recteur puis comme DEGESCO, sous Sarkozy, par ailleurs - cette instrumentalisation des sciences - qui ne force pas une partie des scientifiques eux-mêmes - vient consolider un paradigme déterministe, largement dépassé sur le plan scientifique lui-même, et qui prétend s’appliquer, en dehors de toute réalité, aux sujets sociaux dans leur ensemble. Il s’agit, en réalité, d’une attaque contre le processus (biologique) - y compris au nom du « process d’apprentissage » - et d’en finir avec l’historicité des individus vivants et avec leur capacité de changement. Les neurosciences de Blanquer ne sont ainsi que l’énième réitération de la « Fin de l’histoire » sur un versant scientiste assez grossier et qui, sous couvert de modernité technique, appartient en fait à des paradigmes largement dépassés par les paradigmes probabilistes actuels. De la même manière, le « réductionnisme biologisant » que pratique le ministère est largement dépassé par les travaux de l’écologie politique et de la médecine neuroscientifique, qui ont montré le caractère central de la vie de relations - avec les autres mais aussi avec l’environnement de manière générale - dans le développement des organismes vivants.

Ainsi, sous des apparences de modernité, de haute technicité et d’efficacité scientifique, la classe bourgeoise ne sait que reproduire son vieux monde et s’acharner à le conserver.

Pour conclure, on peut se souvenir de la conférence de Boris Hessen à Londres en 1931 intitulée « Les racines sociales et économiques des Principia de Newton » qui consistait à poser la question de l’appartenance du champ scientifique au monde dessiné par les intérêts bourgeois. Le mérite de cette question - en laissant de côté les désaccords politiques - a été d’interroger les intérêts cachés derrière la prétendue « objectivité des systèmes » de pensée scientifiques. Il est évident que, sous plusieurs aspects, en effet, la recherche scientifique obéit aux structures capitalistes - ne serait-ce que par le moyen des financements. La crise sanitaire actuelle obéit à ce modèle : crise provoquée par l’exploitation capitaliste des ressources naturelles, et dont la seule issue désignée comme souhaitable est celle d’un vaccin qui sert déjà d’instrument de plus-value boursière. Le capitalisme nous démontre ici que sa boucle est bouclée et que la seule véritable issue est révolutionnaire, pour mettre la richesse authentique du monde et de la science au service des besoins réels de toutes et tous.

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