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Cartographie des grèves des femmes : Vers une grève internationale féministe

Mara Montanaro

Cartographie des grèves des femmes : Vers une grève internationale féministe

Mara Montanaro

Enseignante-chercheuse précaire en philosophie à l’Université de Paris 8, Mara Montanaro est en grève depuis le début du semestre. Elle co-organise avec des étudiant·es et des militant·es du collectif Du Pain et des Roses – Révolution Permanente un séminaire sur « L’histoire et les stratégies de la grève féministe ». Nous publions ici son intervention lors du meeting féministe du 6 mars à Nanterre.

Credit photo : [Kollektive -Frauen*streik – grève féministe (14.6.2019)]

6 mars 2020
Meeting féministe organisé à Nanterre dans le cadre de la deuxième coordination des facs et labos en lutte

Tout d’abord, merci aux organisatrices et organisateurs de m’avoir invitée. C’est dans le cadre de la deuxième coordination des facs et labos en lutte que je vais apporter mon témoignage en tant qu’enseignante et chercheuse précaire mobilisée à Paris 8. Nous allons également analyser ensemble comment, à partir des femmes en grève, des femmes en lutte, on peut construire une cartographie de la grève internationale féministe, qui s’inscrit dans un processus de bouleversement radical et qui ne se réduit pas à la seule journée du 8 mars,
Je suis Mara et je suis en grève. Cette année, j’ai été recrutée comme ATER au département de philosophie ; ATER signifie, comme vous le savez, « attachée temporaire d’enseignement et de recherche », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un contrat annuel. Il peut être renouvelé pour une autre année mais il faut candidater de nouveau et rien n’assure que le renouvellement sera accepté. Donc, après un an, ou si tu as vraiment beaucoup de chance, deux ans, tu es de nouveau dans la galère de la recherche d’un poste.
J’ai 34 ans, et depuis 7 ans, je suis précaire à l’université. J’avais 28 ans quand j’ai soutenu ma thèse et depuis, je suis dans une course effrénée, prise entre les vacations, qui signifient des cours à préparer, les devoirs à corriger pour lesquels tu es payé 6 mois après, les colloques, les journées d’études auxquelles il faut participer, les séminaires à organiser, les articles à écrire et, bien évidemment, la recherche incessante de financements et de bourses de recherche. Depuis 7 ans, comme mes collègues précaires, je me débrouille entre des contrats de vacataire, de chargée de cours dans plusieurs universités et un boulot alimentaire pour justifier les 900 heures de travail qu’il faut assurer pour pouvoir être vacataire, ce qui signifie travailler dans des conditions révoltantes : non accès aux congés payés, aux allocations chômage et à l’assurance maladie ; « contrats » - qui s’avèrent être de simples fiches de renseignements - souvent signés après l’effectuation des heures de cours, à quoi s’ajoutent l’absence de mensualisation des paiements et la non-prise en charge des frais de transports.

Le temps de travail est confondu avec le temps de la vie tout entière car il faut tout sacrifier pour espérer un jour – que tu vois comme messianique - être titularisée.
Le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif a transformé les universités en une nouvelle frontière de l’accumulation, de la production de capital humain. Les universités sont progressivement devenues des entreprises de marché gérées selon la gouvernance néolibérale, les attentes des investisseurs et la culture d’entreprise.
La transformation du travail universitaire en emploi précaire impose de travailler toujours plus, comme seule solution pouvant garantir l’accès à la titularisation. Dans ce contexte, l’auto-exploitation est définie comme une forme de comportement méritoire. L’enseignant-chercheur précaire est forcé de se constituer selon les priorités du marché et en même temps il ou elle est constamment blessé.e par un processus d’épuisement, d’auto-exploitation.
Nous, les précaires de l’enseignement et de la recherche, sommes toujours confrontés à une surcharge de travail, à des rémunérations insuffisantes et à une précarisation croissante. Mais après 7 ans de précarité, on ne peut pas reculer et comme le dit Rachel, femme gréviste à Ibis Batignolles : « on ne lâche rien ».
Et tout l’enjeu dans notre cas est le fait d’aimer notre travail. En ce sens, mes collègues précaires, dans la tribune sortie il y a quelques jours sur Mediapart, parlent de la vocation à la vacation.
Je rappelle que dans les années 70, Silvia Federici a fait valoir que l’un des principaux défis de la campagne pour les salaires du travail domestique était que l’exploitation des femmes était présentée comme un "acte d’amour", en tant qu’attribut naturel de la personnalité féminine. En d’autres termes, le travail domestique était une prédisposition féminine :

« Le travail domestique, lui, est imposé aux femmes et présenté en plus comme un prolongement naturel de leurs caractéristiques physiques, une aspiration qui tiendrait, nous dit-on, à leur nature profonde. C’est précisément pour ne pas rémunérer le travail domestique qu’on l’a ainsi transformé en attribut naturel au lieu de le reconnaître comme un travail à part entière. Le capital devait nous convaincre qu’il s’agit là d’une activité naturelle, inéluctable, voire épanouissante pour nous amener à accepter de travailler gratuitement… mais là il s’agit de la manipulation la plus répandue et la violence la plus subtile jamais perpétrée par le capitalisme contre une partie de la classe ouvrière ». [1]

De même, le travail intellectuel est souvent présenté comme une nécessité intérieure, une aspiration inhérente à son caractère, bref « un acte d’amour ». Mais plus qu’un « acte d’amour », le travail académique précaire ressemble parfois à une relation toxique, un système d’exploitation caractérisé par de grandes attentes et des perspectives incertaines. L’université néolibérale utilise la promesse d’un emploi futur comme une monnaie d’échange émotionnelle pour le travail non rémunéré. Et en même temps, plus qu’un véritable projet d’avenir, cette promesse a la saveur d’un dispositif qui veut capter le désir et le transformer en levier d’exploitation.

Nous sommes, depuis une vingtaine d’années, en train de vivre précisément ce que je viens de résumer. Dans ce contexte, la LPPR aura pour effet de réduire encore la qualité des travaux de recherche en France ainsi que celle des enseignements dispensés aux étudiant·es. Le cocktail des réformes s’avère ainsi particulièrement brutal, teinté de mépris et deviendra sans aucun doute explosif si ces dernières aboutissent, car le projet de la LPPR vise à institutionnaliser la précarité.

Je vais vous citer un passage d’une tribune publiée le 30 janvier par mes collègues précaires :
« Les transformations à venir de l’Université vont renforcer des logiques de précarisation. Notamment, l’accès à un poste pérenne dans l’Université arrive en moyenne à l’âge de 34 ans, soit 10 ans environ après le début d’une thèse. Faut-il rappeler que les précaires de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche réalisent la même variété d’activités que leurs collègues titulaires, dans des conditions d’incertitude autrement plus difficiles ? L’enjeu de la titularisation colonise nos intimités : comment prendre du repos quand il faut publier sans cesse pour espérer être recruté.e ? Est-il acceptable de devoir attendre la quarantaine pour savoir si et où l’on va pouvoir s’installer ? Comment travailler sereinement quand les vacations — des charges administratives ou d’enseignement ponctuelles — sont payées avec des mois, voire une année de retard, et parfois assurées sans même qu’un contrat de travail n’ait été signé ? Comment survivre tandis que du travail gratuit nous est de plus en plus fréquemment extorqué, alors qu’entre corrections et préparations de cours, nous touchons en majorité moins qu’un SMIC horaire ? »

Nous disons « non » et nous sommes en grève. Dans cette séquence de lutte que nous vivons avec mes étudiant-e-s de philo et mes camarades de Révolution Permanente et Du Pain et des Roses, nous avons monté ce séminaire Histoire et stratégies de la grève féministe car nous ne pouvons pas séparer la lutte contre le système capitaliste de la lutte contre le patriarcat. Les deux doivent être pensées ensemble car nous nous battons contre le même ennemi : le capitalisme, qui se sert des oppressions racistes et patriarcales pour légitimer l’exploitation. Il s’agit alors pour nous de lutter aux côtés de toutes les femmes en grève. En tenant bien compte du fait que la révolution sera féministe ou ne sera pas, la grève internationale des femmes a pour objectif de construire un sujet féministe révolutionnaire qui soit anticapitaliste, antiraciste, anti-impérialiste et véritablement décolonial.
Nous avons donc commencé avec la grève victorieuse d’un secteur toujours invisibilisé, la grève des travailleuses et des travailleurs d’Onet, pour continuer avec une grève de résistance, en invitant les femmes grévistes du Ibis Batignolles (en grève depuis 7 mois). Nous avons poursuivi, pour nous préparer à la grève du 8, avec le meeting du 26 février qui a réuni Nadia, Laura, Fernande et Oumou d’Onet, Carla et moi-même. La séance du 4, enfin, a été consacrée au mouvement féministe chilien.

C’est un moment très important. C’est un moment révolutionnaire, et comme le dit le philosophe Srecko Horvat dans The Radicality of Love : « Un moment révolutionnaire est comme l’amour : c’est le moment où l’air devient dense et où pourtant respirer n’a jamais été aussi facile. Ce n’est pas l’aventure d’une nuit, la révolution, c’est le bouleversement radical de tout l’existant ».
C’est un moment où le mouvement féministe, dans toute sa diversité, rencontre les luttes ouvrières, les mouvements sociaux qui, depuis les années 80, se sont développés en réponse à l’ajustement structurel, à la politique extractive, au néolibéralisme. Je parle de rencontre car le divorce entre féminisme et lutte des classes a été un enjeu stratégique des ravages capitalistes. Cette réunion aujourd’hui est née d’une situation concrète très forte, à savoir que toutes ces politiques ont eu un impact en priorité sur les femmes et sur la reproduction sociale, et que les femmes ne sont pas seulement des victimes mais surtout des combattantes, protagonistes de luttes offensives.

Ce féminisme est très puissant parce qu’il a une vision anticapitaliste qui reconnaît tout une histoire d’oppression et d’exploitation. C’est un mouvement qui embrasse, touche tous les aspects de la vie. Et ce n’est pas seulement une opposition, un mouvement de résistance, c’est un mouvement qui se construit. Sa grande force est de bâtir des stratégies d’action collective, ce qui lui a permis de se développer ces dernières années alors que nous avons assisté à la montée des nationalismes, de l’extrême droite, etc.

Ce féminisme peut devenir un sujet politique révolutionnaire car il se concentre sur ce qui est le plus fondamental, soit comme objectif, soit comme condition de la lutte : changer la reproduction de la vie quotidienne et des rapports sociaux de reproduction partout. Parce que la reproduction signifie le travail domestique, la sexualité, l’affectivité, elle signifie aussi l’environnement, la nature, la campagne, l’agriculture, la culture, l’éducation.
Le travail reproductif des femmes si longtemps nié comme travail, est devenu aujourd’hui le barycentre. Ce travail est loin d’être extérieur à l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire à l’extraction de survaleur. La reproduction sociale qui a été historiquement la condition de possibilité de la « production » se confond aujourd’hui avec la production elle-même et se trouve au cœur du nouvel extractivisme du capital, de sa spoliation systématique de survaleur. Analyser le travail des femmes au prisme de l’exploitation capitaliste révèle comment la race est genrée et le genre racisé, et nous permet également de dépasser la politique en termes de droit qui présuppose la permanence de l’ordre social existant.
Ce féminisme n’est pas une rébellion momentanée mais un mouvement qui exprime une révolte très profonde, qui vise un processus révolutionnaire car, comme le dit Benjamin : « c’est la conscience de faire éclater la continuité de l’histoire qui est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action . »
Aujourd’hui, le capitalisme se sent menacé. Ce féminisme est, comme le dit Silvia Federici, le fer de lance d’une insurrection internationale qui fait suite à des années et des années d’insurrections incessantes auxquelles la seule réponse a été une répression de plus en plus cruelle. Toute cette violence qui s’exerce aujourd’hui contre les mouvements de contestation est une réponse qui n’est pas une nouveauté, mais la réponse habituelle du capitalisme qui se sent en crise, qui sent que ses fondements sont en danger et qui fait face à des mouvements internationaux qui, sans être coordonnés, ont les mêmes objectifs. Car du Brésil au Chili, en passant par l’Argentine, l’Équateur, le Liban, l’Algérie et Haïti, il y a une résistance à la paupérisation, à la misère, à la violence policière et étatique. Ce n’est pas par hasard si la performance artistique, baptisée un violeur sur ton chemin par le collectif chilien Las Tesis, est devenue immédiatement virale. Cette internationalisation et cette circulation immédiate des questions, des objectifs, des slogans, des formes d’organisation, nous dit qu’il y a une insurrection à un niveau général.
Parler en terme de grève féministe signifie dès lors considérer la grève elle-même comme un processus d’invention, de rupture de la temporalité homogène et patriarcale, car c’est notre temps qu’il faut réinventer en faisant grève contre l’exploitation, la privatisation, la précarisation, ici et maintenant. Le plus important est toujours le processus de construction et non la date. Le 8 mars est un moment symbolique très important, mais le plus important est ce que nous sommes en train de construire, comme c’est le cas aujourd’hui.
Nous ne savons pas ce que nous pouvons tant que nous n’avons pas fait l’expérience du déplacement des limites qui nous ont été imposées pour contrôler et contraindre notre puissance d’agir.
Voici une citation de la militante féministe argentine, Veronica Gago, qui dans son dernier ouvrage intitulé la potencia feminista, dit à peu près : « La puissance, de Spinoza à Marx, n’est jamais et n’existe jamais détachée du corps qui la contient. C’est pourquoi la puissance féministe est la puissance du corps en tant que corps toujours individuel et collectif. De plus, la puissance féministe étend, amplifie le corps grâce à la façon dont elle est réinventée par les luttes des femmes, par les luttes féministes qui, encore et toujours, actualisent le concept de puissance. La puissance n’existe pas dans l’abstrait. La puissance féministe, c’est la capacité de désirer ».
Cette capacité de désirer existe car un autre monde est possible et que la grève internationale féministe est un processus à travers lequel nous pouvons construire un diagnostic de la précarité néolibérale et fasciste, élaborer des stratégies pour résister, politiser notre souffrance et surtout agir.
La grève féministe peut redéfinir la notion même de classe car le mouvement féministe n’est pas extérieur à la question de la classe, même s’il est souvent présenté comme tel. Elle ne peut pas non plus être séparée de la question de la race. Il n’est pas possible « d’isoler » le féminisme de ces tissus où s’inscrit le combat contre les formes renouvelées d’exploitation, d’extraction de survaleur, d’oppression et de domination. Le féminisme, en tant que mouvement, montre le caractère historique de la classe tout comme l’exclusion systématique de tous.tes celles et ceux qui sont des travailleurs et travailleuses racisé.es. Par conséquent, il ne peut y avoir de classe qui ne comprenne la racialisation. De cette façon, il devient clair à quel point les formes narratives et organisationnelles sont des modes de subordination systématique du travail féminisé et migrant et, en tant que tels, les pierres angulaires de la division sexuelle et raciale du travail.

La grève est un corps vivant. Comme le dit Veronica Gago : « la grève, c’est une action qui nous place en tant que sujets politiques contre la tentative systématique de réduire notre douleur à la position de victime à réparer (généralement par l’État). Être une victime exige, comme nous le savons, la foi dans l’État et exige des rédempteurs. Ce que nous refusons. La grève nous met dans une situation de lutte. Elle n’oublie pas le deuil, mais elle nous sort de « l’état de deuil. »
Cette « géographie aquatique » de la grève (comme l’appelait Rosa Luxemburg), devient une composition de rythmes, de flux, de vitesses et de courants. Commençons avec la grève, qui est un processus, et finissons avec la révolution. La révolution quant à elle, comme l’affirmait Daniel Bensaid, philosophe et théoricien trotskiste, n’est pas soluble dans l’hégémonie ou dans le processus. La notion de révolution permanente permet de réaliser ce lien entre l’événement et la durée, entre la rupture et la continuité, de nouer le but et les moyens. Alors que la révolution soit permanente et féministe !

[Lire aussi : Meeting féministe réussi à Paris 8 : « Une victoire de notre classe serait une victoire pour la lutte ! »

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[1« Un salaire pour le travail ménager », S. Federici, Point zéro : propagation de la révolution, p. 29.
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