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Chronique d’une journée de merde pour un précaire

A 23 piges, Réunionnais et étudiant, je n’ai pas d'autre choix pour vivre en France que de taper des petits boulots par ci par là. Contrats de 6h, contrats par journées, le gros de mon revenu pour moi, comme pour beaucoup d'étudiants en France aujourd'hui, c'est l'extra en restauration. Mais pas n'importe quel type d'extra : l'extra dans un hôtel réputé 5 étoiles de ma ville, où passe toute la crème de la région. Chronique d'une journée de merde pour un précaire. Today was not a good day.

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10h. LE RÉVEIL

“Votre premier jet de bourse arrivera le mois prochain monsieur, désolé”. Ça commençait bien, de quoi avoir envie de péter un câble à peine levé alors que je passais chez le CROUS pour vérifier les dates de versement de mes bourses, qui constituent 70% de mes revenus. La faute à qui ? À l’autre étudiante précaire qui bosse 7h par semaine au CROUS et qui doit se faire engueuler par douze mille autres galériens comme elle et moi par jour ? En tout cas, la dépendance est là, et l’État n’en a pas trop grand-chose à carrer : sous-effectif dans ce genre de services, bordel administratif de vérification constante au cas où tu essaierais d’entourlouper 20 euros de plus par mois, baisse budgétaire constante, bref. La fac n’est plus faite pour tous (l’a-t-elle été un jour ?), maintenant il y a les facs poubelles et les facs d’élite, et ce sont tes revenus qui décident de ton camp. En attendant, c’est le genre de journée de merde qui va ordonner le reste de ton mois et sûrement le mois prochain. “Comment je vais payer le loyer ? La Caf est encore en retard, trop de monde, on les oblige à refuser tout dossier incomplet, sauf que personne pour te prévenir que le tien fait partie de ces cas-là. Bon, calculons, si je travaille 8h la semaine prochaine, j’ai moyen d’être seulement à 130 de découvert”. Tu connais la chanson, pas vrai ?

15h, LE COURS

C’était déjà une journée de merde donc, et c’est là que la fac arrive. Après tout, c’est pour ça que je suis en France pas vrai ? C’est censé être ce à quoi je me dédie. Mon premier cours, Droit International, ou comment légitimer juridiquement l’impunité impérialiste de la France. On veut même nous faire croire que le droit international finira par résoudre la crise écologique. Le problème selon ma prof ? “Les acteurs privés, difficiles à contrôler.” Sans déc. Cours suivant, Politique Économique, et là c’est le comble. “Oasis a apporté plus de conscience de classe aux ouvriers que Marx ne l’a jamais fait.” Mon cours ressemble plus à une formation “Appliquer l’austérité” pour fonctionnaire qu’à un cours académique. Entre écouter ce genre de conneries, très concrètes, et me mettre à chercher du travail sur internet, sans déconner, la raison a vite décidé.

18h30, LE TAF, ou comment faire des grasses mat la nuit

À 17h30, le responsable de restauration d’un hôtel dans lequel j’ai bossé cinq jours ce mois-ci (un contrat chaque jour, eh oui) me propose un nouveau contrat de 5h. 18h30-23h30, la joie. Ça devrait payer les clopes et une bière avec des potes. Tu le sais, c’est là que je t’explique comment une mauvaise journée devient une journée de merde. Un nouveau collègue, déjà crevé des 7h qu’il a faites la même journée sans compter les heures sup non payées, me raconte un peu la journée. Le respon nous fout la pression, il n’y a absolument rien à faire. “Ah ouais ? Ben lavez-moi les bords des fenêtres ! On est dans un 5 étoiles ici”. Pourquoi m’appeler à 18h30 si c’est pour que les clients arrivent à 20h ? Et tu penses comme moi : “au moins, j’suis payé”.
Les clients arrivent. Première table, un couple aux airs supérieurs se pose à une table. Ils font des photos des tableaux que je n’avais jamais remarqués dans la salle. “Vous nous apportez les prix des tableaux s’il-vous-plait ?” “Parce qu’ils sont à vendre ?”

Les tableaux ? Tous des tags qu’on croirait tout droit sortis de la façade d’un train. L’un d’entre eux me fait penser à Tom Morello à Los Angeles version light, un homme en capuche qui balance sur des flics des... fleurs. En train de chigner sur les prix d’œuvres qui sont clairement la preuve d’une récupération de la culture populaire que s’amuse constamment à organiser le capitalisme et ces acteurs du marché de l’art, j’écoute mes clients.

Oui, on les écoute, on sait ce qu’ils racontent, on se fout de leurs gueules en retournant en cuisine, ça fait décompresser. Parfois certains crachent dans leurs verres. “Le problème du marché de l’art dernièrement, c’est vraiment qu’on doit tout déclarer, ils sont insupportables.” Ils pensent à acheter un bébé avec une couronne graffé sur des tags. Derrière, je m’en rends compte, le son qui passe, c’est le cover des Brigittes sur la chanson de NTM et Lord Kossity. Ça fait mal pour un amateur de hip-hop plutôt du genre puriste que de voir comment ils nous volent même notre essence. Le comble ? “Depuis que je suis au CA de cette [grande entreprise du CAC40, oui] je me rends compte d’un gros problème tu sais. Aujourd’hui, c’est impossible de créer des emplois. La loi est constamment derrière nous, on est obligés de tourner au CDD, un turn over de malade”.

“Du vin, Madame ?” avec ta chemise blanche qui vaut la moitié du salaire de la journée achetée rapidement chez H&M et pas à ta taille, et ton sourire niais qui cache ta haine.
“Oui, je vais reprendre de votre Auvergne”
“Bien entendu Madame”
“Donc tu te rends bien compte, c’est notre principale marge de manœuvre pour conserver le profit”
“Un verre, Monsieur ?”

La haine s’accumule, je déteste mes clients, je déteste ce boulot, je déteste cette société de merde, où on sourit à ceux qui nous la mettent sur plusieurs générations. On leur fait à manger, on leur nettoie la table, on les installe confortablement, on leur met quasiment la cuillère à la bouche, puis on nettoie, rémunérés à 10.03€ en brut de l’heure. Mon collègue apprenti, rémunéré à 5€ de l’heure : “T’imagines, qu’est ce qu’ils feraient sans nous ?” Je lui pose la question inverse : “imagine tout ce qu’on pourrait faire sans eux.” Les cuistos rigolent, on reprend le boulot. La note, et le Graal du serveur, son pourboire : 300 euros de notes, 5 euros de pourboire.

01h, Le Retour

On finit le boulot, on n’est plus que deux dans la salle. Je vole une bière du frigo. Ce soir, j’ai vraiment tout donné. Quand t’es précaire, tu sais que t’es obligé de bien bosser, au moins en espérant qu’ils te rappelleront. La nouvelle parfaite pour me chier définitivement la journée comme le reste du mois : “j’ai oublié de te prévenir, dit mon respo, j’ai oublié de prévenir les comptables que tu bossais aujourd’hui, et ils faisaient comme dernière limite les fiches de paye ce soir. Tu risques de pas recevoir cette journée avant le mois prochain. Désolé, on galère tous, mais j’y peux rien.”

À pied vers chez moi, je bouillonne, mais j’en resterai pas là. Marre des discours mélodramatiques sur la jeunesse qui souffre du capitalisme. Marre des solutions individuelles et soi disant dissidentes préparées à trois dans un potager. Marre de me dire que mon île est tellement exploitée par l’impérialisme que de toute façon, si je rentrais, ça serait pire encore parce qu’il y a 60% de chômage chez les jeunes. J’en ai marre qu’on se fasse écraser la gueule. Qu’ils se la coulent douce pendant qu’on trime. Qu’on nous précarise notre présent en nous parlant de la prochaine réforme des retraites.


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