HISTOIRE DE CLASSE

Contrôle ouvrier. De l’expérience des délégués mineurs à la crise du Covid-19

Camille Münzer

Contrôle ouvrier. De l’expérience des délégués mineurs à la crise du Covid-19

Camille Münzer

La pandémie du Coronavirus ne cesse de progresser : on décompte désormais 3 milliards de per-sonnes confinées dans le monde. En France, la barre des 2000 morts vient d’être franchie et la « vague » ne fait que commencer. Pourtant, de nombreuses entreprises non-essentielles conti-nuent de tourner et on compte de très nombreux témoignages de salariés forcés à travailler sans protection ni mesures d’hygiène satisfaisantes, dans des secteurs essentiels ou non. Dans ces conditions, la lutte de classes prend directement la forme d’une lutte pour la vie et c’est pourquoi le contrôle ouvrier sur la production, les conditions de travail et les mesures de sécurité est la seule solution.

En temps « normal » sous le capitalisme, l’ensemble de la production est pensée afin que les salariés n’aient pas leur mot à dire sur quoi produire, ni comment le produire. Le capitaliste est le seul « maître à bord », aidé par des ingénieurs, des managers et des contremaîtres. Son contrôle sur le procès de travail s’exerce à travers le bureau des méthodes qui analyse et décompose le travail en une multitude de tâches, les unes plus simples que les autres. C’est ce que l’on appelle l’organisation scientifique du travail, ou plutôt l’organisation scientifique du travail des autres. Plus une organisation du travail est « rationnelle », plus le travail est appauvri, parcellisé, déqualifié, et moins les salariés ont un contrôle sur la production. Quel que soit le poste occupé, que ce soit dans un bureau ou sur une ligne de montage, le management dicte aux salariés comment ils doivent accomplir leur travail.

La question du contrôle sur la production a pu devenir un des grands enjeux de la lutte de classes dans les entreprises. La revendication du contrôle ouvrier peut prendre une multitude de formes, de l’ouverture des livres de compte, en passant par le contrôle des cadences de travail mais traduit fondamentalement une remise en cause du fonctionnement « habituel » et de la légitimité du patron à prendre les décisions. Par exemple, à la fin du XIXe siècle et pendant le XXe dans certaines branches, les luttes sur le contrôle de la production ont opposé les ouvriers de métier et les patrons qui ont cherché à pouvoir se passer de la qualification des ouvriers. Le « métier » des ouvriers, souvent acquis sur le tas, était un obstacle à l’accumulation du capital. De même, pendant les crises économiques, le contrôle peut prendre la forme de la gestion ouvrière des entreprises qui ont fait faillite. Ici, le contrôle est une question de survie économique pour les ouvriers. Il arrive que cette revendication surgisse lorsque l’organisation du travail représente un danger pour la santé des salariés.

En France, les accidents du travail entrent dans la loi seulement en 1898, tandis que les maladies professionnelles ne sont définies qu’en 1919. Ensuite, tout est fait par les employeurs pour ne pas reconnaître un accident du travail ou une maladie professionnelle parce que cela fait augmenter ses contributions aux assurances maladies. Faire reconnaître une maladie professionnelle est un parcours du combattant, comme l’a montré le cas de l’amiante, où les patrons essaient de se dé-fausser en attendant la mort des victimes. Aujourd’hui encore, il y a des dizaines de milliers de salariés qui vivent avec des maladies professionnelles (plus de 70 000 d’après certaines estimations, dont 85 % correspondent à des troubles musculo-squelettiques) et on estime que chaque année 1 700 cancers professionnels sont reconnus. Enfin, censée favoriser la reconnaissance des maladies professionnelles et des accidents du travail, la médecine du travail a longtemps joué un rôle ambigu vis-à-vis de la santé des travailleurs. Soit les médecins sont de mèche avec le patron, soit les procédures pour faire reconnaître une maladie sont trop longues, trop complexes et trop bureaucratiques pour qu’elles soient favorables aux salariés. On voit donc que la santé est quelque chose de trop important pour être laissée entre les mains du patron.

L’exemple historique des délégués mineurs

Dans l’histoire, la revendication d’un contrôle ouvrier sur la sécurité au travail s’est posée à propos de la sécurité dans les mines en France à la fin du XIXe siècle. L’expérience de ce qu’on appelait alors les « délégués mineurs » est jusqu’à aujourd’hui mal connue, peu de sources existent et peu d’études ont été faites à leur sujet, mais elle semble particulièrement inspirante pour lutter pour la santé et la sécurité des salariés dans le cadre de la lutte contre le coronavirus.

Réputé pour être particulièrement dangereux, le travail dans les mines a donné lieu à de nombreux accidents meurtriers. Non seulement les accidents sont fréquents mais rien dans la loi ne les protège. Dans ces conditions les mineurs ont mis en place des « délégués mineurs » dont le rôle était de contrôler la sécurité de manière préventive pour limiter les accidents mais également pour déterminer les causes et les responsabilités, après les accidents. Ces délégués étaient élus directement par les ouvriers, parmi les ouvriers et ils agissaient comme un véritable contre-pouvoir dans les mines, puisqu’ils contestaient l’autorité du patron sur l’organisation et la sécurité sur le lieu de travail. Peu à peu, ce fonctionnement s’est étendu au reste de la corporation.

Rapidement, l’un des enjeux a été la reconnaissance de ces délégués. Dans un congrès ouvrier socialiste de l’Est du 6 juin 1881, Michel Rondet, ancien militant mineur, réclame la reconnaissance par la loi de délégués ouvriers à la sécurité dans les mines. Les délégués mineurs exigent alors de pouvoir accompagner les gardes mines sur les lieux d’accidents et de dresser des procès-verbaux en commun. Jusqu’alors ces procès verbaux étaient largement en faveur des compagnies, soit parce que la direction trouvait un moyen de corruption, soit par manque de connaissances pratiques des inspecteurs des mines. En 1882, la chambre syndicale des mineurs de Saint-Étienne fait sienne cette idée qui est soumise sous la forme d’une loi à l’Assemblée nationale, soutenue par Jean Jaurès. Elle est ensuite reprise par la Fédération nationale des Mineurs en 1883.

La loi du 8 juillet 1890 votée avec le soutien des socialistes reconnaît enfin le rôle des délégués mineurs à la sécurité. Ces derniers ont alors pour fonction officielle de dresser des procès-verbaux de leurs visites dans les souterrains, à la suite d’accidents ou lorsqu’ils accompagnent des inspecteurs des mines. Cependant, leur travail est émaillé d’incidents et d’obstacles : le patron fait tout pour réduire les heures des délégués, la fréquence de leurs visites au souterrain, ou leur empêche de s’intéresser à d’autres questions que la sécurité. Par ailleurs sous l’effet de leur institutionnalisation les délégués perdent en marge de manœuvre. Ils ont désormais exclusivement pour mission d’« examiner les conditions de sécurité pour le personnel qui y est occupé, et, d’autre part, en cas d’accident, les conditions dans lesquelles l’accident se serait produit ». L’article 11 de la loi prévoit même l’annulation de toute élection dans laquelle un candidat s’intéresserait à une autre question que la sécurité. Enfin, se pose le problème des conditions réunies pour être élu délégué. La loi fixe qu’il faut être de nationalité française, avoir plus de 25 ans et savoir lire et écrire, ce qui exclut à peu près deux tiers des mineurs... En revanche elle stipule qu’aucun membre de l’encadrement ne peut être élu délégué et que les mineurs peuvent aussi élire quelqu’un qui a quitté l’exploitation depuis moins de trois ans. Ceci permet d’élire des mineurs qui ont été licenciés pour faits de syndicalisme et de choisir quelqu’un qui ne sera pas soumis à l’autorité patronale, par exemple.

Dans une lettre de Trotsky de 1931 au sujet du contrôle ouvrier, celui-ci rappelle que le contrôle de la production par les salariés aboutit à une forme de double pouvoir dans l’entreprise et donc à une situation contradictoire et conflictuelle. Cela n’a rien à voir avec la « participation » ou la « cogestion », pour reprendre des termes plus contemporains, c’est à dire avec la collaboration de classe. Dans le cas des délégués mineurs à la sécurité, la lutte pour leur reconnaissance a donné lieu à leur progressive institutionnalisation. Au fil des années, ils sont devenus les délégués du personnel, élus sur une liste syndicale, tels qu’on les connaît aujourd’hui. Leur potentiel subversif de contrôle de la sécurité et de contestation des prérogatives patronales leur a été ôté, au profit d’une gestion quotidienne des conditions de travail.

Le Covid-19 et la lutte pour le contrôle des mesures sanitaires

L’exemple des délégués mineurs, malgré ses limites, montre qu’il est possible d’exercer un contrôle sur les conditions de travail afin de garantir la sécurité des travailleurs. Aujourd’hui, on pourrait dire que la lutte pour la fermeture des entreprises non-essentielles et celle pour contrôler et garantir des conditions de sécurités satisfaisantes pour les secteurs essentiels à la gestion de la crise sont deux manières de poser la perspective du contrôle ouvrier.

Les exemples de l’aéronautique dans la région toulousaine ou des transports publics en région parisienne montrent qu’il est possible de lutter concrètement pour cette perspective. Dans les Ateliers de la Haute-Garonne, sous-traitant d’Airbus, la CGT demande la mise en place d’un comité de contrôle des mesures sanitaires en cas de reprise du travail, en toute indépendance vis-à-vis de la direction. Ce comité doit pouvoir réunir élus du personnel et tout salarié qui se porterait volontaire. Dans le cas des transports publics en région parisienne, ce comité pourrait réunir aussi des usagers, exposés eux aussi à l’absence de mesures d’hygiène de la part de la RATP ou de la SNCF. Comme dans les mines au XIXe siècle, on ne peut pas faire confiance au patronat pour la mise en place de mesures d’hygiène et de sécurité dans les entreprises.

Pour le moment, les directions syndicales se sont montrées en deçà d’une telle orientation. Les plus traîtres appellent ouvertement à une union sacrée avec le Medef et le gouvernement, les mêmes qui viennent de faire passer des ordonnances pour rendre possible l’augmentation du temps de travail jusqu’à 60 heures par semaine ou qui font reprendre le travail à marche forcée pour soutenir l’économie. S’il se positionne plus à gauche Philippe Martinez a pour sa part demandé au gouvernement qu’il établisse une liste des activités « indispensables à la santé et à la vie des citoyens ».

Pourtant il est impossible de faire confiance au gouvernement d’Emmanuel Macron pour établir une telle liste, comme le montrent sur le terrain les syndicalistes et équipes combatives qui s’opposent à la reprise du travail. Et c’est pourquoi la CGT devrait rompre une fois pour toutes les discussions avec ce gouvernement qui entend déjà nous faire porter les effets de la crise économique à venir quand il fait dans le même temps des cadeaux au patronat. L’exemple de l’Italie montre que les promesses des gouvernements européens de fermer les entreprises non-essentielles n’engagent que ceux qui y croient. Alors que le gouvernement de Giuseppe Conte avait promis de fermer les activités non-essentielles, la Cofindustria, le Medef italien, a fait pression pour que les secteurs « d’importance stratégique pour l’économie » fasse partie du périmètre. Ainsi, les usines d’armement, de l’aéronautique, le textile, etc., ont continué de fonctionner… avant qu’une grève largement suivie ait lieu mercredi 25 mars, relayée par des centaines d’infirmièr.e.s et de personnels soignant.e.s qui déclaraient : « Il est temps de faire grève. La santé et la sécurité avant tout ! Bien que notre [participation] à la grève ne soit que symbolique – une minute de rotation entre le personnel de garde entre 13h30 et 14h30 – nous vous demandons de faire grève. [Faites] grève pour nous aussi ».

Plutôt qu’un accord « à l’italienne », qui n’est qu’une variante de l’union sacrée exigée par Macron, le contrôle ouvrier sur la sécurité et sur la production est notre seule issue face à la crise sanitaire.

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