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Point de vue

Contrôles au faciès, racisme d’Etat. Poursuivre et radicaliser l’accusation

C'est l'aboutissement d'un long cheminement juridique depuis 2011, date à laquelle les plaignants étaient contrôlés sans autre raison que leur couleur de peau, jugée en elle-même suspecte. Il aura fallu quatre jugements, dont deux en appel et un en cassation, pour que l'Etat soit finalement condamné pour trois contrôles d'identité reconnus discriminatoire, autrement dit racistes. La presse n'en a pas fait ses gros titres, malgré le caractère tout à fait inédit de l'événement. Alors, que nous apprend cette aventure juridique ? Qu'est-ce que la décision rendue par la Cour de cassation peut changer ? Sans oublier ce qu'elle ne peut pas transformer, et qui nécessitera une mise en accusation autrement plus radicale. Guillaume Vadot

10 novembre 2016

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Le combat farouche du gouvernement et de l’agent judiciaire de l’Etat contre la vérité

J’ai eu la chance, le 4 octobre dernier, d’assister à la séance publique qui a préparé ce jugement, dans la première chambre de la Cour de cassation. Dans ce déferlement de dorures, de lustres, et sous un grand écusson de la « République », j’ai été sidéré par l’obscurantisme tranquille de l’argumentation de l’agent judiciaire de l’Etat. Cette dame disait simplement : certes, le contrôle au faciès existe, et les rapports statistiques fournis par les plaignants le prouvent sur un plan sociologique. Mais nous sommes ici dans une arène du droit, qui ne peut juger que de cas d’espèces, sur la base de preuves circonstanciées. Votre vérité est donc irréfutable, mais elle est aussi irrecevable en droit. » Aucun pharisien, aucun obscurantiste au sens de ceux que la bourgeoisie émergente a combattu dans l’histoire, n’aurait renié cette « démonstration ».

Celle-ci, d’ailleurs, aurait bien pu s’imposer, elle s’impose en général, puisqu’aucun contrôle au faciès n’a jamais été puni avant ce mercredi 8 novembre. Il y a quelque chose de terrible, et d’incroyable, même au regard de membres de sociétés aussi brutalement racialisées que les Etats-Unis, dans le déni de cette racialisation, et des faits de racisme, en France. Je me souviens, au sujet de la scène que j’ai voulu filmer le jeudi 22 septembre, du nombre de fois où l’on m’a interpellé : mais pourquoi dites vous que tout cela impliquait du racisme ? Trente-cinq policiers blancs, brutalisant sans explication une femme noire, et défiant, avant de les charger, une trentaine d’habitants noirs et arabes interloqués. Rendre aveugle : voilà le coup de maître de notre France postcoloniale. Et il ne s’agit pas, on l’a vu, que d’idéologie : le droit, ainsi que l’action publique, sont tout entier bâtis pour faire des discriminations et des assignations fondées sur la racialisation des externalités non appréhensibles.

Tout le problème (pour cette architecture du racisme d’Etat) de l’affaire des contrôles au faciès est donc qu’elle tend, depuis le départ, à briser cette mise hors champ de la race sociale, cet aveuglement. C’est sans doute pour cela que le premier ministre Manuel Valls n’a pas craint de s’impliquer directement, en prenant sur lui de faire appel de la condamnation de l’Etat pour cinq des contrôles incriminés le 24 mars 2015. Une tentative de sauvetage in extremis, mais aussi un tombé de masque spectaculaire. Et heureusement, un échec.

Une évolution juridique certes majeure...

Comment donc la Cour de Cassation a-t-elle contré l’argument jésuitique de l’agent judiciaire de l’Etat, ce mercredi ? En faisant évoluer la logique qui s’impose au régime probatoire, c’est à dire au processus exigé pour administrer la preuve de la discrimination. Le droit français, particulièrement rétrograde d’ailleurs, en comparaison de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), exige en effet des victimes de racisme qu’elles apportent elles-mêmes les preuves de la discrimination qu’elles ont subies. Autant dire qu’il s’agit d’un piège grossier, alors que François Hollande n’a pas tenu sa promesse de mettre en place un récépissé obligatoire pour les contrôles d’identités, que les policiers et gendarmes ne sont pas équipés de caméras enregistrant leurs interventions, et qu’ils répriment sans gêne les tentatives de les filmer (je suis bien placé pour le savoir). À ce compte-là donc, impossible pour les victimes de se faire entendre.

La Cour a donc innové, en s’inspirant de la CEDH : désormais, il suffira aux plaignants d’apporter des éléments constituant une présomption de discrimination (comme le témoignage d’une personne présente, par exemple) pour que ce soit à l’Etat de démontrer que les pratiques visées ne sont pas contraire à l’égalité de traitement. C’est à dire que la charge de la preuve a été en bonne partie inversée, et c’est un événement important dans l’évolution du droit. La lutte contre le racisme d’Etat, ou plutôt contre la portion de ce dernier prise en charge quotidiennement par la police, serait-elle en passe d’être gagnée ? Il faudrait pour cela que le droit soit en mesure d’impacter certains ordonnancements structurels de notre société, que la loi dicte la vie ; c’est à dire l’inverse de ce qui se passe en réalité.

...mais « l’égalité devant la loi n’est pas encore l’égalité dans la vie » (surtout en ce moment) !

Toutes celles et tous ceux qui cherchent sincèrement à savoir ce que fait la police dans les quartiers populaires devraient se poser la question : pourquoi Adama Traoré, Zyed, Bouna, et tant d’autres sont-ils partis en courant devant les gendarmes ou la police alors qu’ils n’avaient rien à se reprocher ? La réponse est simple : parce que, quand on est noir ou arabe, la police réprime pour ce que l’on est, et non pour ce que l’on fait. C’est à dire, certes, que tous ces jeunes hommes (en majorité) pourraient en théorie désormais l’attaquer pour les dix ou quinze contrôles par mois, les violences, les insultes. Mais encore faut-il tenir compte du fait que cette évolution de la jurisprudence ne change rien à l’obstruction quasi systématique des dépôts de plainte contre des policiers dans les commissariats même. Ni aux pressions subies par les jeunes qui sont vus dans les quartiers comme des fortes têtes parce qu’ils se rebiffent. Après mon agression, j’ai lancé un appel à témoignages, qui s’est avéré fructueux. Mais, chaque fois, quand il s’agissait de concrétiser, de se rendre à l’IGPN, la même réalité, évidemment indiscutable : pour ces personnes en contact quotidien avec la police, en tant que vendeurs à la sauvette notamment, impossible de prendre ainsi le risque de « perdre sa place » dans les arrangements de vente qui permettent de survivre aux abords de la gare de Saint-Denis. Sans compter le problème des papiers, discrimination s’il en est puisque la quasi-totalité des droits leurs sont liés, et que leur absence vous expose à un risque permanent de déportation. Première conclusion donc : le droit peut, certes, avoir évolué, et se présenter comme une ressource, il n’en reste pas moins un outil en règle générale inutilisable pour ceux et celles-là même qui subissent l’oppression raciste.

Et cela sans compter encore que l’innovation juridique de la Cour de cassation arrive au moment où, depuis trois semaines, des milliers de policiers, notamment membres de ces « brigades anti-criminalité » qui opèrent dans les quartiers populaires, manifestent régulièrement de nuit, au coude à coude avec des militants d’extrême droite, pour réclamer une impunité intégrale, et qu’ils ont obtenu l’oreille attentive du gouvernement. Ni, surtout, que la police n’est pas tout, qu’il y aussi l’ordre dont elle est la force. Ainsi donc, comme disait Lénine au deuxième anniversaire de la révolution de février au sujet de l’émancipation des femmes : « l’égalité devant le loi [acquise à ce moment là intégralement] n’est pas encore l’égalité dans la vie ».

Lutte contre le racisme, lutte révolutionnaire ?

Il n’y a en effet pas que les contrôles d’identité qui, en France, se font au faciès. Sur le marché de l’emploi, embauches, avancement, accès aux contrats stables sont aussi « racisés », même si la bienséance néocoloniale veut, là aussi, qu’on s’aveugle notamment en interdisant les statistiques dites « ethniques ». Des mécanismes similaires sont connus dans le système d’éducation et d’orientation. Et dans l’accès au reste des services publics essentiels. C’est ce qui fait que le racisme n’est définitivement pas un problème moral et individuel, de d’« ouverture » ou de « tolérance », ce dernier terme étant un bon exemple de ce qu’un certain antiracisme du type « touche pas à mon pote » contient de mépris culturel et de dévalorisation.

C’est probablement avec tout cela en tête que Assa Traoré, la grande sœur d’Adama, rappelle fréquemment dans ses prises de parole publiques la nécessité, pour en finir avec les violences policières, d’une révolution. C’est à cette conclusion que mène en effet, en dernière instance, l’expérience pratique de millions de personnes racisées, qui par ailleurs vivent pour leur immense majorité de bas salaires, de boulots précaires, quand ils et elles ont la chance d’avoir un emploi. L’expérience Obama, aussi, est passée par là, sans rien changer au racisme structurel outre-Atlantique malgré l’immense espoir en 2008. Ne l’oublions jamais : cette conclusion sur la nécessité de la révolution, d’autres, et notamment la masse des salariés, chômeurs, précaires non racisés qui servent aussi de pourvoyeurs de richesses pour une minorité, ou encore les victimes d’autres oppressions que le racisme, pourraient bien y arriver aussi à partir de leurs expériences propres, la rendant possible du même coup, par une articulation de forces sociales largement majoritaires.

Le racisme français a par ailleurs une spécificité vis à vis de son homologue états-uniens : il s’ancre dans cent cinquante années d’histoire coloniale, précédées de plusieurs siècles d’esclavage, et, loin de n’être qu’un héritage du passé, exprime aujourd’hui la nécessité de préserver le système de pillages, de guerres d’influences, les régimes amis du pré-carré sur le continent africain. Que fait la police avec ces contrôles au faciès, et les violences ciblant les noirs et les arabes, les membres des diasporas ? Elle poursuit, ici, la répression nécessaire là-bas à l’entretien de cette mainmise néocoloniale. C’est à ce niveau de profondeur, et à cet échelle, que doit donc être pensé le combat contre le racisme d’Etat.


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