De la taxe whatsapp à la démission de Hariri

Daher. "Au Liban, les classes populaires n’ont pas dit leur dernier mot"

Joseph Daher

Daher. "Au Liban, les classes populaires n’ont pas dit leur dernier mot"

Joseph Daher

Alors que le Liban vit des mobilisations populaires historiques remettant en cause non seulement les politiques néolibérales du gouvernement actuel mais tout un système, "Révolution Permanente" a interviewé Joseph Daher militant suisse-syrien anticapitaliste, universitaire spécialiste du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord.

La contestation sociale historique au Liban remet en cause tout un système par plusieurs aspects : économiques, politiques, juridiques, sur les questions d’égalité hommes-femmes, sur la situation de la classe ouvrière et des classes populaires, entre autres. Nous avons sollicité Joseph Daher qui a accepté de répondre à nos questions à propos de la situation très intéressante au Liban.

J. Daher est un militant suisse-syrien anticapitaliste et universitaire basé en Suisse et actif dans la solidarité internationale, particulièrement avec le Moyen Orient et notamment la Syrie. Il travaille actuellement sur la politique économique du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord, les mouvements de protestations socio-économiques et politiques dans la région et les mouvements islamiques fondamentalistes. Il est par ailleurs le fondateur du blog Syria Freedom Forever et auteur de Hezbollah : un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Syllepse, 2019) et de Syria after the uprisings : the political economy of state resilience (Pluto Press et Haymarket, 2019).

RPD : Le premier ministre Saad Hariri vient de présenter sa démission après 13 jours de mobilisation au Liban. Comment les manifestants ont-ils pris cette décision et quelle est la situation du mouvement ?

Il s’agit bien sûr d’une première victoire, qui a été ressentie comme telle. Les mobilisations se sont poursuivies car c’est le départ de toutes les personnalités du système confessionnel et bourgeois, et plus généralement un changement du système dans sa totalité, qui sont désirés.

Cette démission représente néanmoins des dangers également. À la suite de la démission de Hariri, il y a des petites manifestations, parfois s’invitant dans le mouvement de protestation, affiliées au public du Courant du Futur que préside Saad Hariri, à Beyrouth et dans certaines régions du Nord et de la Békaa, pour dénoncer les atteintes au poste de Premier ministre (traditionnellement réservé à la communauté sunnite) et refusant que Saad Hariri soit un bouc émissaire.

D’autres partis bourgeois et confessionnels tentent bien sûr également de ramener la question confessionnelle pour tenter de diviser le mouvement populaire. Les partisans du Hezbollah lors des attaques contre les manifestant.es au centre-ville de Beyrouth ont lancé des slogans confessionnels. En même temps, certains courants conservateurs chrétiens, notamment le patriarche maronite Béchara Raï, certains députés des Forces Libanaises et Le Courant Patriotique Libre, ont appelé à préserver le poste de président de la République en tant que premier poste maronite chrétien.

Heureusement la poursuite des mobilisations dans différentes régions du pays (et représentant différentes communautés) continue et les manifestant.es réitèrent leur slogan « Tous signifie Tous », ciblant tous les représentants des partis confessionnels et bourgeois.

La contestation au Liban a été déclenchée par l’adoption de mesures économiques antipopulaires mais elle a révélé un malaise social bien plus profond. Qui sont les manifestants libanais et qu’est-ce que cela exprime ?

La composition sociale du mouvement le distingue des mouvements de protestations précédents : il est beaucoup plus ancré au sein de la classe salariée et populaire que les manifestations de 2011 et 2015, dans lesquelles les classes moyennes avaient joué un rôle plus important.

Les énormes manifestations organisées dans la ville de Tripoli, dans le nord du pays, et dans ses environs, rendent compte de cette réalité. Les ménages du Nord ont quatre fois plus de risques d’être pauvres que ceux de Beyrouth. Le Nord, qui regroupe 20,7 % de la population libanaise, concentre 46 % de la population en situation d’extrême pauvreté et 38 % de la population pauvre. Les soins de santé sont inférieurs à la moyenne nationale, tandis que les taux d’abandon scolaire, le chômage et l’analphabétisme féminin comptent parmi les plus élevés du pays. Aucun projet de développement à grande échelle n’a eu lieu depuis les années 1990.

Les manifestant.es se sont mobilisé.es dans les rues à travers le pays pour dénoncer les fondements même du système politique et économique. À leurs yeux, tous les partis confessionnels de la classe dirigeante sont responsables des détériorations de leurs conditions socio-économiques.

À la fin de la première décennie des années 2000, l’économie politique du Liban était marquée par les résultats très polarisés des réformes néolibérales. On estime que 28 % de la population vivait dans la pauvreté, ne percevant que 4 dollars, voire moins, par jour. Les revenus des ménages les plus pauvres avaient stagné ou baissé de 25 à 30 % entre 2010 et 2016. Le niveau du chômage était également élevé, seul le tiers de la population en âge de travailler disposant d’un emploi, les moins de 35 ans dépassant les plus de 35 %. Entre 40 et 50 % des résidents libanais n’avaient pas accès au Fonds de la Sécurité sociale nationale ou à toute autre aide sociale publique. Les travailleur.euses temporaires étranger.es, dont le nombre était estimé à un million, n’avaient aucune protection sociale. Selon une étude de l’Administration centrale de la statistique, la moitié des journalier.es et plus d’un tiers des agriculteurs.trices du pays étaient sous le seuil de pauvreté. 
Entre 2005 et 2014, les 10 % les plus riches avaient ainsi perçu, en moyenne, 56 % du revenu national généré au cours de la période. À eux seuls, les 1 % les plus aisés, soit un peu plus de 37 000 personnes, avaient capté 23 % des revenus, tandis que les 50 % les plus pauvres, soit plus d’un million et demi de personnes, se partageaient la moitié des revenus des 1 % les plus riches.

Cette situation politique et économique du Liban a déclenché de nombreuses manifestations ces dernières années : début 2011, au début des processus révolutionnaires dans la région, avec le mouvement pour le renversement du système confessionnel ; entre 2011 et 2014, de nombreuses manifestations et grèves en raison des conditions de travail, des salaires et autres éléments en relation avec la situation des salarié.es ; et à l’été 2015, le mouvement populaire « Vous puez », qui a débuté dans le cadre d’une crise de la gestion des ordures pour remettre en cause le système confessionnel et bourgeois dans son ensemble. 

Mais l’ampleur et la profondeur des manifestations populaires actuelles dépassent de loin les précédentes. Les manifestations ont explosé non seulement dans la capitale Beyrouth, mais également dans tout le pays : Tripoli, Nabatiyeh, Tyr, Baalbeck, Zouk, Saida et autres. Le dimanche 20 octobre, environ 1,2 million de personnes se sont rassemblées à Beyrouth, et un peu plus de 2 millions de personnes ont manifesté dans tout le pays – dans un pays de 6 millions d’habitant.es. 

De nouvelles manifestations massives ont eu lieu ce weekend à travers le pays, et un grand appel pour de nouvelles mobilisations pour faire pression sur le système confessionnel et bourgeois ont eu lieu pour le dimanche 3 novembre.

On parle d’une mobilisation qui va au-delà des appartenances confessionnelles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cet élément est important ? D’où vient cette division confessionnelle du pays et comment elle a servi les intérêts des classes dominantes et ceux de leurs « sponsors » internationaux ?

La représentation politique au Liban est organisée suivant des lignes confessionnelles [1] et cela en commençant aux plus hauts échelons de l’État. Le Président doit être maronite chrétien, le Premier ministre sunnite et le Président de la chambre des députés chiite. Le système confessionnel libanais (comme le confessionnalisme de manière générale) est l’un des principaux instruments utilisés par les partis dominants au pouvoir pour renforcer leur contrôle sur les classes populaires, afin de les maintenir subordonnées à leurs dirigeants confessionnels.

Le confessionnalisme doit être appréhendé comme un outil de la bourgeoisie libanaise pour intervenir idéologiquement dans la lutte de classes, renforcer son contrôle sur les classes populaires et les maintenir en position de subordination à leurs dirigeants confessionnels. Le confessionnalisme est un élément constitutif et actif des formes actuelles du pouvoir d’État et de classe. Dans cette perspective, il faut considérer le confessionnalisme comme un produit des temps modernes et non comme une tradition des temps immémoriaux.

Dans le passé, les élites dirigeantes libanaises ont été capables de mettre fin ou d’écraser des mouvements de contestation populaire par la répression ou en jouant sur les divisions confessionnelles.

Au niveau régional, le confessionnalisme a été un instrument des classes au pouvoir, monarchies ou pseudo-républiques, d’un côté, et des mouvements issus du fondamentalisme islamique, de l’autre, pour diviser les classes populaires et les éloigner des questions politiques et socio-économiques susceptibles de les unir. L’usage politique du confessionnalisme s’est particulièrement renforcé ces dernières décennies, avec en toile de fond la rivalité entre la République islamique d’Iran (RII) [chiite] et les monarchies du Golfe menées par l’Arabie Saoudite [sunnite].

Dès lors, le caractère non confessionnel du mouvement prend toute son importance dans ce cadre. Les appels et les messages de solidarité entre les régions et entre les différentes confessions religieuses se sont multipliés depuis le début des manifestations, par exemple entre les quartiers de Bab al-Tabbaneh à Tripoli (majorité alaouite) et Jabal Mohsen (à majorité sunnite), où des conflits armés ont été nombreux ces dernières années ; et entre Tripoli, en majorité par des populations sunnites, et les villes du Sud à majorité chiite telles que Nabathieh et Tyr. Les manifestant.es ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales et la corruption, mais tout le régime confessionnel et bourgeois. Comme le dit l’un des slogans du mouvement populaire : « Tout le monde signifie tout le monde ».

C’est pourquoi, les revendications du mouvement de protestation populaire en faveur de la justice sociale et de la redistribution économique ne peuvent être dissociées de leur opposition au système politique confessionnel, qui garantit les privilèges des riches et des puissants. Les partis confessionnels dominants et les différentes fractions de la bourgeoisie ont exploité les processus de privatisations, politiques néolibérales, et du contrôle des ministères pour construire et développer leurs réseaux de patronage, de népotisme et de corruption, tandis que la majorité de la population, libanaise et étrangère, souffrait de la pauvreté et de l’absence de dignité.

Vous avez publié le livre Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (éditions Syllepse 2019). Vous y mettez en avant, entre autres, le rôle contre-révolutionnaire du Hezbollah face à des visions qui pourraient le rapprocher de courants religieux de gauche, comme la « théologie de la libération » en Amérique latine. Au cours de ces mobilisations le Hezbollah, à travers son leader Hassan Nasrallah, a exprimé son hostilité à l’égard du mouvement ; ses partisans sont allés même jusqu’à attaquer des manifestants. Que révèle cela pour vous ? Peut-on dire que le Hezbollah est en train de montrer son visage de rempart du régime face à une contestation sociale qui exige le départ de l’ensemble de la « classe politique » ? Peut l’influence du Hezbollah reculer parmi les couches populaires ?

Cela révèle l’évolution du Hezbollah que j’ai décrite dans mon livre. Le Hezbollah a évolué de la rébellion radicale vers le compromis et la participation aux structures politiques existantes, en devenant son principal défenseur et pilier comme l’a démontré le discours de Hassan Nasrallah que vous mentionnez et le comportement politique du parti et ses partisans contre le mouvement de protestation populaire. Nasrallah a accusé le mouvement de plonger le pays dans le chaos et d’être le produit d’un complot de gouvernements étrangers. Il a également dénoncé les appels à la chute du gouvernement et du Président, appelant au dialogue avec les autorités.

Lors de son dernier discours le vendredi 1er novembre, Nasrallah a néanmoins adopté un ton plus modéré, estimant qu’il fallait écouter les revendications des manifestants. Il a appelé à la formation d’un nouveau gouvernement et d’un dialogue « avec l’ensemble des forces politiques et les manifestants sincères ». Le ton plus modéré du Hezbollah a néanmoins le même objectif : la préservation du système confessionnel et bourgeois.

De manière générale, les discours de Nasrallah et le comportement des membres du parti ont confirmé que le mouvement est devenu un soutien et défenseur essentiel du système confessionnel et bourgeois libanais.

Le projet du Hezbollah ne représente pas une alternative au système capitaliste et confessionnel au Liban. Au contraire, il le soutient, quand, par exemple, il accepte les discriminations contre les femmes, les réfugié.es palestinien.nes et syrien.nes et d’autres segments de la population. Les élites du Hezbollah collaborent avec les importantes familles, tribus et clans bourgeois dans les différentes parties du pays et agissent comme des patrons le font avec des clients, tout en favorisant leurs propres réseaux. Par maints aspects, le Hezbollah renforce les dynamiques qui prévalent dans la société libanaise, celles d’un système social davantage basé sur les identités primordiales ou primaires (famille, confession, parti politique confessionnel) que sur les droits sociaux.

Le Hezbollah ne propose pas une vision de la modernité qui pourrait contester le capitalisme néolibéral ou le système politique confessionnel. Au contraire, à l’instar de tous les autres partis confessionnels, il considère ce système comme un moyen de servir ses propres intérêts.

Les critiques ont augmenté contre le Hezbollah au sein des couches populaires, à cause d’être une partie essentielle du régime confessionnel et bourgeois, et son soutien aux politiques néolibérales et sa participation à la guerre en Syrie aux côtés du régime despotique des Assad pour mater le soulèvement populaire. Ce mouvement de contestation populaire renforce l’insatisfaction au sein des couches populaires chiites contre le parti. Des manifestations ont eu lieu comme je l’ai mentionné dans toutes les régions du pays, y compris à majorité chiite, ciblant également le Hezbollah.

Donc, dans une région qui a été témoin de soulèvements populaires et de changements politiques rapides et intenses, la contradiction entre le soutien proclamé du Hezbollah aux opprimés et son orientation favorable au néolibéralisme libanais et à la classe de l’élite du pays est de plus en plus problématique pour la direction du mouvement islamique libanais. Les couches populaires chiites libanaises le voient de plus en plus.

Cependant, dans un climat régional instable et de montée des tensions confessionnelles, il est pour l’instant improbable de voir la base populaire du Hezbollah s’en détacher, en tout cas en masse, sans la construction d’une alternative politique de masse crédible et inclusive défendant les intérêts populaires. L‘espoir réside dans les nouvelles luttes à venir dans le pays et la région où les classes populaires n’ont pas dit leur dernier mot, où les aspirations à la démocratie et à un monde débarrassé de l’oppression et de l’exploitation restent profondes et vivaces.

Les partenaires des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite pourraient-ils bénéficier d’un recul du Hezbollah ? Ou peut-on dire que par le caractère de la mobilisation, un recul du Hezbollah pourrait également entraîner dans la chute le front anti-iranien au Liban ?

En l’occurrence, le Groupe international de soutien au Liban (France, Allemagne, Italie, Russie, Royaume-Uni, États-Unis, Chine, Union européenne, Nations Unies et Ligue arabe) a exprimé leur soutien aux réformes proposées initialement par Saad Hariri. Ces États et institutions ne veulent clairement pas qu’un autre gouvernement de la région soit contesté ou renversé par un mouvement de protestation massif.

À la suite de la démission de Hariri, les Etats-Unis et l’Union Européenne ont appelé à la mise en place rapidement d’un nouveau gouvernement et que des réformes structurelles (néolibérales) soient mises en œuvre.

Donc je pense que tous sont perdants face à ce mouvement de contestation populaire, en effet les puissances internationales et régionales préfèrent un retour vers une stabilité autoritaire.

Mais il est évident que les mouvements de protestations populaires en Iraq et au Liban constituent des problèmes dans la politique régionale de l’Iran et l’affaiblissent son influence. D’ailleurs c’est pourquoi le guide suprême iranien Ali Khamenei a accusé des manifestants en Irak et au Liban de succomber au "régime sioniste" et que le chaos est encouragé par les Etats-Unis et leurs alliés. Il a dit que les peuples irakien et libanais ont des revendications légitimes, mais qu’ils devraient savoir que ces revendications ne pourront être concrétisées que dans le cadre juridique de leur pays. Le président iranien Hassan Rouhani s’est fait l’écho de Khamenei, accusant ceux qui protestaient contre la corruption d’ingérence "étrangère".

Quelle est la situation du mouvement syndical au Liban et quelle est son attitude face à la mobilisation et de la classe ouvrière en général ?

La faiblesse des institutions de la classe ouvrière est un problème de longue date. Les partis confessionnels ont activement contribué à affaiblir le mouvement syndical depuis les années 1990, en formant des fédérations et des syndicats distincts dans un certain nombre de secteurs afin d’obtenir un pouvoir significatif au sein de la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL). En conséquence, la CGTL n’a pas été en mesure de mobiliser les travailleur.ses malgré l’intensification des politiques néolibérales. Ils sont complètement absents du mouvement de protestation actuel.

Le Comité de coordination syndicale (CCS), principal acteur des manifestations syndicales entre 2011 à 2014, a été mis en échec par des méthodes similaires. Lors de l’élection du CCS en janvier 2015, les partis confessionnels et bourgeois se sont unis contre la syndicaliste combative Hanna Gharib, qui n’a réussi à obtenir que le soutien des indépendant.es et du Parti communiste libanais. Depuis l’élection, le CCS a perdu de son influence et de son activité syndicale.

Ce dont les travailleur.ses ont besoin, c’est d’un mouvement syndical démocratique et indépendant, autonome par rapport aux partis politiques confessionnels et incorporant également les travailleur.ses étranger.es. Des structures alternatives de représentation et d’organisation sont absolument essentielles pour défier la domination des partis confessionnels et bourgeois au pouvoir.

Les appels par les manifestant.es à des grèves générales se sont néanmoins multipliés depuis le début de la contestation populaire. Cela a été suivi dans certains secteurs où les salarié.es se sont mis.es en grève. Les manifestant.es ont également bloqué certaines routes pour empêcher toute activité économique, tandis que certaines administrations publiques et privées sont restées closes, notamment des écoles, universités, compagnies et banques.

Le jeudi 24 octobre, des représentant.es de syndicats professionnels de médecins, d’ingénieurs et d’avocats à Tripoli ont publié une déclaration commune dans laquelle ils ont déclaré appuyer le mouvement de protestation populaire dans la ville.

Il y a des tentatives dans ce sens également à Beyrouth. Un « rassemblement des professionnels » s’est notamment constitué regroupant des travailleur.ses de différentes professions (médecine, pharmacie, médecine dentaire, ingénierie, droit, action sociale, professeurs d’université, journalisme, économie et cinéma) et jouant un rôle toujours plus grand dans les manifestations. Certain.es de leurs membres ont déclaré dans la presse vouloir reconstruire un syndicalisme indépendant des partis bourgeois et confessionnels, de même préserver le mouvement populaire des tentatives d’attiser des conflits confessionnels et mettant en exergue la dimension « la lutte de classe » contre la classe dirigeante dans leurs mobilisations. Une « association de professeurs d’université indépendants » a également été annoncée, composée de près de 700 universitaires de 10 universités différentes.

Il faut également souligner la participation des organisations féministes et étudiantes qui ont pris part aux manifestations et sont intervenues de manière coordonnée à travers le pays.

Les femmes sont en train de jouer un rôle très important dans la mobilisation, non seulement au Liban mais aussi dans d’autres pays encore plus répressifs concernant les droits des femmes comme l’Irak. Que pouvez-vous nous dire sur la place des femmes dans la société libanaise, dans les mobilisations sociales, dans la classe ouvrière. Pensez-vous que ce mouvement peut être un levier pour par exemple mettre fin au système de la Kafala [2] qui réduit pratiquement en esclavage les travailleurs étrangers, dont beaucoup de femmes de ménage étrangères ?

Comme mentionné juste avant, les organisations féministes ont joué un rôle important dans les mobilisations. Les femmes ont participé massivement aux mobilisations, avec les féministes faisant pression pour promouvoir les droits des femmes et l’égalité au sein du mouvement.

Le système confessionnel et bourgeois et les textes de loi qui l’accompagnent contiennent de nombreuses dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. La plupart des organisations de lutte pour les droits de la femme et féministes luttent notamment pour l’adoption d’une loi unifiée sur le statut personnel, qui permettrait aux femmes de bénéficier des mêmes dispositions que les hommes en matière de statut personnel. Aujourd’hui, les questions de statut personnel sont régies par les lois communautaires, qui sont patriarcales et conservatrices, et ce qui engendre des discriminations entre hommes et femmes et entre femmes en matière d’âge du mariage, d’héritage, de divorce ou de garde des enfants. Sur ce dernier point, par exemple, les 18 confessions accordent prioritairement cette garde au père ou à la famille du père.

Les Libanaises ne peuvent pas donner leur nationalité à leurs enfants et maris étrangers. Ce droit est jusqu’à présent nié aux femmes libanaises, notamment pour des raisons politiques et confessionnelles, le principal prétexte étant la crainte d’un déséquilibre démographique et confessionnel en raison de la présence de réfugiés palestiniens et syriens.

Du point de vue administratif d’abord, l’homme reste considéré comme le chef de la famille et premier tuteur légal des enfants mineurs, ce qui crée des déséquilibres entre les prérogatives du père et de la mère vis-à-vis de leurs enfants. Cette règle générale empêche par exemple les femmes de pouvoir ouvrir un compte en banque au nom de leurs enfants. Si certaines banques font des exceptions, la possibilité pour le père des enfants d’intenter un recours contre cette procédure empêche la généralisation d’une telle procédure.

Cette qualification du père comme premier tuteur légal a également des implications au niveau administratif, sa femme et ses enfants étant automatiquement inscrits sur son registre civil. En cas de divorce, les femmes sont à nouveau rattachées au registre civil de leur père, tandis que les enfants restent mentionnés sur le registre du mari. En 2018, une mesure a toutefois été prise par le ministère de l’Intérieur afin de permettre aux femmes divorcées d’inscrire leurs enfants sur le registre sur lequel elles sont inscrites après leur divorce. Cela, notamment, afin de ne plus avoir à demander l’autorisation de leur mari pour obtenir un extrait d’état civil des enfants.

Du point de vue du Code du Travail et de la législation relative à la Sécurité sociale, les textes font également une différence entre hommes et femmes. Par exemple, l’homme peut enregistrer sa famille à la Sécurité sociale et percevoir des allocations financières si son épouse ne travaille pas, la femme n’est autorisée à bénéficier de telles allocations que si son mari est décédé ou en incapacité de travail "totale ou de 50% ou plus".

Il doit être également mentionné que le mouvement syndical a largement échoué dans l’organisation des travailleuses, qui souffrent davantage du chômage, des bas salaires et qui sont particulièrement présentes dans l’économie informelle. Les femmes représentent la moitié de population du pays, mais seules 21 % d’entre elles sont économiquement actives (contre 73 % pour les hommes). Elles sont dans la majorité des cas absentes des comités exécutifs des syndicats et des fédérations.

Des voix au sein du mouvement de protestation populaire se sont élevées pour mettre fin au système de la kafala, de même pour dénoncer les discriminations contre les travailleur.ses syriens et palestiniens.
En décembre 2014, six travailleu.ses ont demandé au ministère du travail de former un syndicat pour les domestiques. Environ trois cent cinquante travailleur.ses domestiques de diverses nationalités se sont rassemblées le 25 janvier 2015 pour un congrès de fondation du syndicat. Le Ministère du travail a refusé de reconnaître ce syndicat. Il existe environ 250 000 travailleur.ses domestiques au Liban. Tous les travailleurs domestiques migrants sont exclus du Code du travail libanais et sont régis par le système de la kafala, qui lie la résidence légale du travailleur à la relation contractuelle avec l’employeur.

Le système de la kafala doit bien sûr disparaître, et cela passera par le développement et approfondissement des luttes et mobilisations sociales, et comme mentionné de syndicats indépendants et démocratiques acceptant tous les travailleur.ses sans distinction de nationalité.

C’est d’ailleurs une question qui ne se cantonne pas au Liban, mais est régionale. Il est à souligner que dans toutes les monarchies du Golfe, les travailleurs migrants représentent plus de la moitié de la totalité des travailleurs ou de la force de travail, tandis que dans 4 pays (Kuwait, Qatar, Oman et les Emirats Arabes Unis) cette proportion dépasse les 80%. Les travailleurs migrants sont dans leur grande majorité des hommes, entre 70% et 75%, concentrés principalement dans les domaines de la construction et des services, tandis que les femmes sont surtout dans le domaine de la santé et travaux domestiques. Les logiques d’accumulation dans les monarchies du Golfe sont fortement liées à ce système d’exploitation et d’esclavage moderne de ces travailleurs migrants.

La construction de réseaux de solidarité avec les travailleurs migrants temporaires du Golfe, particulièrement au sein des mouvements ouvriers et progressistes de la région et au niveau international est absolument fondamentale. Des alliances et autres formes de collaborations doivent être également développées avec les organisations ouvrières des pays d’origines des migrants.

La lutte pour l’abolition de cet esclavage moderne doit être développée et renforcée, tandis que la construction de mouvements sociaux forts dans ces pays par une collaboration de tous les travailleurs, quel que soit leur nationalité, et notre solidarité avec ces derniers font partie intégrante de la lutte contre le centre de la contre-révolution, représenté par le CCG (Conseil de Coopération du Golfe), en y amenant la révolution en son cœur.

Quelles sont les perspectives pour le mouvement ?

Tout en continuant à se développer et prendre en intensité, le mouvement de protestation populaire libanais fait face à des défis organisationnels considérables s’il souhaite réaliser des objectifs démocratiques et progressistes, tandis que les classes dirigeantes augmentent leurs attaques contre le mouvement populaire de manière rhétorique, mais aussi en augmentant les politiques répressives. De même les dites réformes annoncées par le premier ministre Saad Hariri avant sa démission en faveur des manifestant.es ne le sont pas du tout, bien au contraire. Il avait annoncé son plan budgétaire pour 2020 : pas de nouvelle taxe, la réduction symbolique de moitié des salaires des ministres et des législateurs, des mesures de réduction des coûts telles que la fusion ou la suppression de certaines institutions publiques et la privatisation du secteur de l’électricité.
Ces mesures, appuyées par tous les principaux partis confessionnels et bourgeois, n’amélioreront pas la vie des classes populaires. Il s’agit en grande partie de la satisfaction des exigences de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et de l’accord du CEDRE (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises), que le Liban a signé à Paris en avril 2018. En échange de 11 milliards de dollars de prêts, le gouvernement libanais a accepté de nouer des partenariats public-privé, de réduire le niveau de la dette et de promulguer des mesures d’austérité.

Pour revenir à la question, le principal est le manque d’institutions populaires capables d’exprimer les revendications, d’organiser les manifestant.es à travers les différences géographiques et confessionnelles, et de gagner face aux éléments plus conservateurs, qui appellent déjà à un gouvernement technocratique ou à un régime militaire. Cela passe également par les éléments mentionnés à propos de syndicats indépendants et démocratiques.

Est également nécessaire la question d’une recomposition d’un instrument politique de gauche qui permet d’encourager la mobilisation par en bas et l’auto-organisation des classes populaires et travailleur.ses luttant contre toutes les formes d’exploitation et d’oppressions.

Un des aspects les plus importants des cycles révolutionnaires qui se sont ouverts en 2010 et qui se poursuivent aujourd’hui encore dans la région comme nous le voyons au Liban, Iraq, Soudan et Algérie, c’est la faiblesse des forces progressistes et de gauche organisées. Il y a de multiples raisons, dont la répression des régimes autoritaires, mais pas seulement. D’ailleurs c’est un défi international pour les forces de gauches et progressistes. La question de l’organisation reste importante et primordiale afin de pouvoir vaincre les classes dirigeantes organisées.

Propos recueillis par Philippe Alcoy.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Le confessionnalisme est un système de gouvernement qui distribue de jure le pouvoir politique d’une façon proportionnelle entre différentes communautés religieuses. Les postes du gouvernement, ainsi que les sièges des institutions législatives, sont distribués d’une façon assez proportionnelle, par rapport au poids démographique de chaque confession dans la population totale. Aujourd’hui, ce système prédomine au Liban (ainsi qu’en Irak depuis 2004), avec qui il est d’ailleurs la plupart du temps associé.

[2Le système de la kafala est un système utilisé pour surveiller les travailleurs migrants, travaillant principalement dans les secteurs de la construction et domestique dans les États membres du Conseil de Coopération du Golfe et quelques pays voisins, à savoir Bahreïn, la Jordanie, le Koweït, le Liban, le Qatar, Oman, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis (EAU). Le système exige que tous les travailleurs non qualifiés aient un sponsor dans le pays, généralement leur employeur, qui est responsable de leur visa et de leur statut juridique. Les organisations de défense des droits de l’homme ont reproché à cette pratique de créer des opportunités faciles d’exploitation des travailleurs, de nombreux employeurs retirant leurs passeports et abusant de leurs travailleurs avec peu de chance de répercussions juridiques
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