Tour de vis et tête à claques

Derrière le couvre-feu, la peur de perdre le contrôle social ?

Damien Bernard

Jean-Patrick Clech

Derrière le couvre-feu, la peur de perdre le contrôle social ?

Damien Bernard

Jean-Patrick Clech

« Métro, boulot, dodo ». Ou encore « bagnole, boulot, dodo », c’est selon. C’est à croire que Macron veut à tout prix rendre raison à Marx et nous faire comprendre, clairement, que nous sommes toutes et tous des pions destinés à assurer la production, la circulation et la reproduction du capital, un point c’est tout. Au-delà de ces tâches qui nous sont imparties, on a juste le droit de la fermer et de rentrer chez soi avant 21h, Covid et couvre-feu obligent. Et pas de bise à belle-maman, au cas où on l’aurait oublié. En attendant, le gouvernement continue à naviguer à vue, à renforcer son arsenal ultra-sécuritaire et liberticide de gestion (calamiteuse) de la crise alors que le plan de relance est maintenu à gros coups de milliards pour le grand patronat. Jusqu’à quand l’édifice macronien va-t-il tenir ?

Si l’on donne un peu de crédit aux propos de Macron selon qui nous étions « en guerre » contre le Covid, une chose est sûre : depuis mars, il a perdu bataille sur bataille, même s’il fait tout pour nous le faire oublier. Du côté de notre camp social, le choc a été et reste extrêmement rude, avec ses PSE et APC programmés, ces centaines de milliers de suppressions d’emploi d’ici à la fin de l’année et une progression en hausse des cas de contamination, d’hospitalisation et des décès, notamment chez les plus fragiles et nos aînés. Pour ce qui est du grand patronat, en revanche, quelle « aubaine », pour reprendre l’esprit de l’ordonnance du 20 mai dernier : on liquide, on ferme, on licencie, on restructure, le tout en pompant directement dans les comptes de l’Etat des milliards, avec une sorte de quasi corrélation entre le plan de relance annoncé, les réformes macroniennes du début du quinquennat et les 45% de richesses supplémentaires (un record mondial) engrangé par les riches et les très riches en France pour 2019-2020, selon le dernier rapport de la banque suisse UBS et du cabinet de conseil Price Waterhouse Cooper. Cependant, les pertes des entreprises françaises, depuis le début de la crise liée au Covid 19, sont largement supérieures à celles de leurs concurrents européens et ça, ça fait tiquer le patronat et son gouvernement.

Les raisons du couvre-feu

Comment, donc, continuer à faire tourner l’économie « essentielle » (essentielle à générer du profit capitaliste, on l’aura compris), tout en contrôlant (c’est en tout cas l’effet souhaité) l’expansion de l’épidémie qui est dans sa seconde vague ? L’exécutif a fini par trancher, en proposant un remake amendé, et en pire, des mesures adoptées au printemps. Plus de confinement, donc, mais, fondamentalement, un couvre-feu applicable à l’Île-de-France et à une dizaine de métropoles, tout en garantissant, à la différence des mois de mars à mai, le maintien de la quasi-totalité des activités, sous des formes diverses mais, la plupart du temps, en présentiel pour les salariés du privé comme du public. Notre santé, dans tout ça, alors que l’Europe et la France se retrouvent être l’un des épicentres de la pandémie ? Macron s’en fout. Son objectif, ce n’est pas tant de protéger les plus fragiles, mais bien de ne pas engorger les hôpitaux. Ce n’est pas de limiter au maximum le risque sanitaire, mais juste de contrôler le taux de contamination à un niveau acceptable et, surtout, compatible avec un maintien à flot de l’économie. Macron a donc essayé de faire du neuf avec du vieux, en modifiant la mise en scène de son adresse à la nation (non plus seul derrière son pupitre mais en dialogue avec des journalistes qui lui passaient les plats, mercredi soir), mais toujours avec la même logique cynique de faire passer et de garantir leurs profits avant notre santé et nos vies. Le couvre-feu, maître-mot de son allocution, et ce n’est sans doute pas un hasard, a été expérimenté tout d’abord sur un territoire colonial, la Guyane, avant d’être importé « en métropole ». Les chiffres sont là : l’épidémie n’a pas été jugulée, mais c’est uniquement le taux de contamination, permettant de ne pas faire exploser un système de santé déjà très mal en point, qui a baissé, avec un taux de reproduction du virus passant de 1,7 à 1,1. On sait donc à quoi s’attendre dans l’Hexagone.

Un semi-confinement critiqué par Les Echos

Même les analystes macrono-compatibles ont fini par en perdre leur latin. Ainsi, Jean-Francis Pécresse s’est-il permis, dans les colonnes des Echos, de tirer à boulets rouges sur le mauvais scénario de la saison II que souhaite nous imposer l’Elysée. Au printemps, à défaut d’empathie, l’Italie, en proie avec le Covid, était traitée avec condescendance, avant que certaines régions françaises ne se rapprochent dangereusement de ce qui avait lieu en Lombardie. Aujourd’hui, en comparaison avec l’absence complète de planification et d’anticipation de Paris, Rome est presque devenu un exemple. Ainsi, d’après Pécresse, « ce semi-confinement (…) est certes moins lourd mais plus grave que le vrai du printemps. Car s’il est pardonnable d’avoir été pris par surprise une fois par un virus dont l’on ignorait à peu près tout, il l’est beaucoup moins d’être pris de vitesse sept mois après par ce même virus, dont on a mesuré les effets. [Nous] avons fait confiance aux généraux qui nous disaient poursuivre le combat avec une stratégie à toute épreuve : "tester, tracer, isoler". Nous en avons vu les résultats. Ou plutôt, nous les avons attendus, ces résultats, des jours et des jours, après avoir patienté aux petits matins à la porte des laboratoires. La désorganisation de la campagne de dépistage a été à l’image de celle de l’ensemble du système de santé. Si nos services de réanimation sont à nouveau en passe d’être submergés, c’est bien que les leçons de la première crise n’ont pas été tirées. Elles l’ont pourtant été en Italie ». On ne saurait être plus lucide.

Pas sa faute à lui, notre faute à nous

Fidèle à son habitude, Macron se dédouane de toute responsabilité, espère nous faire porter le chapeau et a le culot d’en appeler, derrière, à l’unité nationale. A nouveau, il s’est caché, mercredi soir, derrière le caractère imprédictible du virus et la façon dont il avait frappé la planète entière. Mais c’est à nous toutes et tous qu’il a imputé la faute de l’extension de la pandémie. Des clusters dans les entreprises, sur les lieux d’études ? Une circulation accrue du virus dans les transports surchargés ? Absolument pas, puisque, selon Macron, ce sont « les contacts privés [qui sont] les plus dangereux ». Néanmoins, comme le souligne l’épidémiologiste Mircea Sofonea, « le virus peut se transmettre dans la sphère familiale, ça a été montré, bien sûr, mais la transmission a quand même lieu à la faveur d’événements dans les entreprises, dans les établissements médico-sociaux, dans les écoles ».

Une solidarité à deux vitesses

Mais pour l’exécutif, c’est en nous amputant de ce qui nous reste de notre vie sociale que l’on réussira à vaincre la propagation du Covid dont nous serions, en dernière instance, responsables. Et derrière cette mise en accusation de chacun et de chacune, Macron a refait appel aux soi-disant « unité » et « solidarité » nationales qui cachent mal, y compris dans son discours, la fracture de classe qu’elles sont censées recouvrir. Ainsi, les milliards du plan de relance continueront à couler à flots et le grand patronat pourra bénéficier de la bienveillance des caisses de l’Etat pour financer le chômage partiel et les restructurations. Pendant ce temps, pour les petits patrons ou les entreprises (souvent TPE) qui viennent d’être créées, ce sera juste un prêt remboursable. Pour le monde du travail, celles et ceux qui étaient « en première ligne », à peine plus qu’une aumône, avec 450 euros pour les directeurs et directrices d’école ou une « prime » pour les soignants qui ne prendront pas de congé à la Toussaint. Et pour les autres, celles et ceux qui sont en première, en seconde et en troisième ligne ? Avec le caractère mesquin qu’on lui connaît, Macron a même réussi à exclure les personnes sans enfants bénéficiant des APL d’une bonification de 150 euros pourtant promise mercredi soir. Sa solidarité, on l’avait déjà compris, marche à deux vitesses.

Le pari du maintien de l’ordre dans le désordre de la pandémie et un consensus mal en point

Dans ce cadre, le pari de Macron peut s’avérer plus compliqué à tenir que lui-même ne le pense. D’un côté, les ordres et contre-ordres, consignes contradictoires et messages discordants, déclarations à l’emporte-pièce et trémolos dans la voix ont fini par avoir raison du consensus sans lequel aucune des mesures de contrôle que l’exécutif souhaite mettre en place n’est tenable, à terme. Au profit de la crise, ce n’est pas à une (re)sacralisation de la parole présidentielle à laquelle nous assistons, mais à une accélération de l’effritement de la parole d’autorité, qui va de pair avec l’affaiblissement du fameux bloc social minoritaire auquel s’accroche Macron. Alors que 72% de Français sondés se disaient favorables au couvre-feu mercredi, le chiffre est retombé à 62% le lendemain, alors qu’une majorité (52%) jugeait Macron « peu convainquant », alors-même que les communicants de l’Elysée avaient concocté un discours censé allier lieux-communs et discours de bon sens. Manifestement, ça ne convainc pas.

D’autre part, l’inconnue fondamentale a trait à la capacité des forces de répression à faire respecter le couvre-feu. D’un côté, ce sont elles qui sont sorties gagnantes des annonces et des rallonges budgétaires promises ces derniers jours de la part d’un exécutif qui n’a renoncé à rien pour « rétablir la confiance » tant son pouvoir repose, plus que jamais, sur sa capacité de coercition sociale. De l’autre, il n’est écrit nulle part qu’un couvre-feu, et quand bien même il ne serait pas criblé de dizaines de dérogations en tout genre, soit facile à faire respecter. C’est un des aspects du pari macronien qui laisse sceptiques de nombreux analystes y compris à l’étranger. Comme le souligne Richard Werly dans Le Temps de Lausanne, « toutes les villes concernées, à commencer par Paris et sa banlieue, sont celles où le confinement a laissé derrière lui le plus de blessures sociales. C’est aussi dans ces métropoles que la vie culturelle est, logiquement, le plus épanouie, et que se concentre la jeunesse étudiante déjà déboussolée par les bouleversements des cours et des examens. Le sevrage annoncé de six semaines, doublé de mesures de sécurité sanitaire renforcée dans les lieux publics, y prendra donc l’allure d’un douloureux carcan. (…) Reste donc maintenant à savoir comment les Français vont réagir, même si l’hiver est plus propice au couvre-feu nocturne que l’été. Un mouvement d’exode des urbains qui peuvent se le permettre (professionnellement, familialement et financièrement) ne va-t-il pas réapparaître ? Les populations en difficulté des quartiers chauds vont-elles accepter sans réagir le quadrillage policier qui va en résulter ? Une recrudescence des attaques contre les forces de police – plusieurs exemples ont scandé l’actualité de ces derniers jours – est-elle à craindre ? (…) Si le gouvernement ne fait pas preuve de discernement dans la mise en œuvre de ce couvre-feu dans cette France urbaine rongée par l’angoisse sanitaire et professionnelle, le scénario d’une rébellion sociale, ou d’une multiplication d’incidents isolés, ne peut malheureusement pas être écarté ».

L’exception qui devient la règle

Enfin, la naturalisation croissante des mesures d’exception et liberticides, préoccupantes tout autant que le renforcement du rôle des forces de répression dans la gestion politique de la crise, n’est pas sans faire grincer quelques dents, y compris au sein de la bourgeoisie. Nous ne faisons pas allusion, ici, au projet, sans doute irréalisable, consistant à déplacer les élections départementales et régionales du printemps sous prétexte de pandémie mais, fondamentalement, afin d’éviter une nouvelle dérouillée pour la majorité présidentielle à un peu plus d’un an de la présidentielle. A très court terme, c’est surtout « la société surprotégée et hyper-administrée » dans un pays « privé de ses libertés élémentaires » qui préoccupe les éditorialistes du Figaro. Ce qui inquiète, dans ce cadre dont les mesures autoritaires ne sont que l’expression la plus visible (et apparaissant comme d’autant plus autoritaires qu’elles sont décorrélées d’un véritable plan d’ensemble et efficace de lutte contre la pandémie), c’est aussi et surtout le fait que « les Français, dans leur grande majorité, sont bons soldats. Ils acceptent. Les sondages le disent. Mais combien de temps encore ? ». On ne saurait être plus clair.

Un exécutif qui doit craindre « l’après » ?

Derrière son assurance feinte, c’est donc « l’après » qui suscite des doutes chez Macron et sa garde rapprochée de journalistes et d’analystes. Le temps des comptes, en effet, pourrait arriver plus vite que prévu. Hors de question, pour le monde du travail et la jeunesse, d’attendre dix-huit mois pour l’exprimer dans les urnes. Cela a déjà été tenté sous Sarkozy, avec les résultats que l’on sait avec le quinquennat Hollande qui a ouvert la voie à la macronie. C’est, en dernière instance, ce que propose la gauche réformiste, en proposant comme horizon soit les régionales et départementales du printemps prochain, soit les présidentielles de 2022. Hors de question, également, de se tromper de cible et de se concentrer, exclusivement, sur Macron et son gouvernement. C’est l’ensemble des décideurs qui sont coupables et responsables des plus de trente-trois mille morts et des centaines de milliers de chômeurs à venir, si rien n’est fait, et à qui l’on devra faire passer la facture, non pas dans les urnes, mais dans les entreprises et dans la rue, le plus tôt possible. C’est aussi pour cela que l’atonie, voire le silence, des directions syndicales majoritaires est aussi criminelle.

Les représentants du patronat, eux, ne s’y trompent pas, et tirent la sonnette d’alarme. Si l’on en croit Frédéric Guzy, directeur général du réseau d’entreprises dans les domaines des RH et du social Entreprise&Personnel, « la situation sociale en ce moment est très compliquée. Elle n’a jamais été aussi brouillée dans l’histoire récente, post-Seconde Guerre mondiale. Mais la crise sanitaire a été un amplificateur de ce phénomène plutôt que créatrice d’une nouvelle situation. Le dialogue social en entreprise est en crise. Ce n’est pas parce qu’on en parle à toute berzingue, qu’on assiste réellement à un regain et un repositionnement des organisations syndicales. Les syndicats et le dialogue social sont en quelque sorte otages des questions institutionnelles et d’emploi. Je parle des entreprises de 500 employés et plus, que je connais bien et dans lesquelles les CSE sont de plus en plus éloignés du terrain. On y parle emploi, activité partielle, qui sont des sujets importants, mais il y a une vraie déconnexion des problématiques quotidiennes du travail des salariés. La crise sanitaire a aggravé cette déconnexion. On parle tout le temps de dialogue social, mais c’est l’arbre qui cache la forêt ». Et Guzy de conclure, toujours dans les colonnes de Challenge : Plus personne n’est en connexion avec le terrain, donc on ne sait pas ce qu’il y a dans la tête des salariés. Pendant le confinement, les gens ont fait preuve de beaucoup de résilience, c’est le grand mot à la mode. Mais on ne perçoit pas l’inquiétude dans laquelle sont les travailleurs. Il y a aussi plein de populations qui ne sont pas dans les entreprises et qui sont tout simplement oubliées du dialogue social, même si on distribue 1.000 euros par-ci par-là. Je pense aux indépendants et autoentrepreneurs, des plateformes notamment. Les jeunes aussi. Beaucoup de situations sociales sont passées sous silence, à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises. C’est très difficile de traiter à la fois des questions sanitaires et sociales. Mais ces difficultés affaiblissent encore davantage les organisations syndicales, qui ont déjà des difficultés à être au contact des travailleurs, et à s’implanter dans ce monde de l’ubérisation. Il n’y a plus de courroie de transmission, de corps intermédiaire pour faire tampon. On risque de le payer cash, quand les gens en auront assez ou quand la situation sanitaire leur permettra de se libérer un peu plus. On va se rendre compte que beaucoup de gens sont blessés. Nous sommes sur une cocotte-minute qui risque d’exploser ».

La question, donc, consisterait à savoir « quand » et, surtout, « comment », la cocotte-minute pourrait exploser. On pourra nous rétorquer que, souvent, la bourgeoisie se plaît à se faire peur, à écouter ses « experts en relations sociales » qui noircissent le tableau et rougissent le risque pour mieux conjurer le péril, en le surdimensionnant, pour alerter quant à une situation qui serait, en réalité, moins grave. Il y a fort à parier que, cette fois-ci encore, il n’en soit rien, et que le patronat et le gouvernement aient de bonnes raisons de craindre que la « patience » et la « résilience » aient atteint leurs limites. L’assassinat, barbare, d’un enseignant, à Conflans, vendredi 16 octobre, est en ce moment même instrumentalisé par le gouvernement pour reproposer un climat d’unité national, certes. Mais ce qui est sûr, structurellement et globalement, le tour de vis macronien de ce mercredi 14 octobre aura contribué, très certainement, à endommager les derniers joints de sécurité toujours en place, en faisant le pari d’un tout-répressif qui pourrait se retourner contre lui. A condition, bien entendu, qu’à travers les brèches qui sont laissées ouvertes ou qui s’ouvriront davantage encore, le monde du travail, la jeunesse et les classes populaires soient capables de s’y engouffrer.

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