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International

Elections en Equateur et au Pérou : entre polarisation et instabilité régionale

Le 11 avril dernier a été une journée électorale important pour l'Amérique latine. Dans le contexte de la crise pandémique - sanitaire, sociale et politique - qui frappe durement le continent, en plus des élections régionales en Bolivie, le premier tour des élections présidentielles au Pérou et le second tour en Équateur ont eu lieu.

Claudia Cinatti

23 avril 2021

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Les réalités politiques de ces deux voisins andins sont très différentes. Toutefois, certains éléments communs forment un cocktail explosif : mortalité élevée due au coronavirus, systèmes de santé démantelés, peu de vaccinations contre le Covid 19 (et beaucoup de vaccinations VIP), crise économique, chômage élevé, discrédit de la caste politique en raison des scandales de corruption liés à l’affaire Odebrecht (entre 2001 et 2016 près de 788 millions de dollars de pots-de-vin auraient été versés par l’entreprise BTP brésilienne Odebrecht pour financer notamment des campagnes électorales dans dix pays latino-américains, dont le Pérou et l’Equateur, en échange de l’obtention de marchés publics) et soulèvements populaires en octobre 2019 pour l’Equateur et en novembre 2020 au Pérou.

Ces élections ont été suivies de près par les gouvernements latino-américains - tant ceux de la droite néolibérale que les "progressistes" autoproclamés - dès lors que leurs résultats pourraient faire basculer d’un côté ou de l’autre les équilibres régionaux.

Ainsi, la proclamation des résultats en Équateur a fait le bonheur de la droite régionale et le soulagement des États-Unis et du FMI. Le banquier conservateur Guillermo Lasso (CREO) a battu le socialiste et héritier de Rafael Correa, président de la République de 2007 à 2017, Andrés Araúz (UNES) par une marge de 5 points (52 à 47%). Mauricio Macri (ex-Président argentin), Álvaro Uribe (ex-Président de la Colombie), Sebastián Piñera (actuel président de la République du Chili), le putschiste Juan Guaidó et Horacio Rodríguez Larreta ont été parmi les premiers à le féliciter, même s’ils ne croient guère que le triomphe de Lasso suffise à projeter un nouveau cycle de gouvernements de droite.

Pour l’instant, la politique bourgeoise latino-américaine continue à osciller entre la droite néolibérale et certaines variantes post-néolibérales (autodéfinies comme "progressistes") qui, sur le terrain superstructurel, sont une expression déformée de la profonde polarisation sociale et politique encore aggravée par les ravages de la pandémie. En effet, depuis quelques années on observe une accélération de la lutte des classes en Amérique du Sud. Les vagues des mobilisations se sont multipliées tant avant la pandémie, avec entre autres le soulèvement populaire en Équateur en octobre 2019, la rébellion au Chili au même moment, la lutte contre le coup d’État en Bolivie, qu’après les confinements de 2020. Mais le rapport de forces entre les classes a beau avoir été modifié, il n’y a pas eu pour l’heure de véritable bouleversement à l’avantage des exploités.

Dernier exemple de cette conjoncture instable, après le triomphe de Luis Arce contre les putschistes en Bolivie à l’élection présidentielle, son organisation politique le MAS (Mouvement vers le socialisme) a connu une lourde défaite aux élections régionales. Dans un autre registre, la ruine de l’opération Lava Jato (opération anti-corruption de la police fédérale du Brésil suite aux scandales Petrobras et Odebrecht), la crise du gouvernement de Jair Bolsonaro et l’annulation de la procédure contre Lula au Brésil, le rend à nouveau disponible pour jouer un rôle préventif et de contention si la situation l’exige.

La dynamique régionale entrave la politique de l’impérialisme américain en Amérique latine. Le président Donald Trump avait ressuscité la "doctrine Monroe" et comptait sur des alliés inconditionnels comme le gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro au Brésil. Avec l’arrivée de Biden et des démocrates à la Maison Blanche, ces alliances sont davantage remises en question (aujourd’hui Biden n’a pas d’interlocuteurs directs pour diriger le continent), bien que, dans une large mesure, la politique impérialiste soit maintenue sans changement majeur. Et ce de façon évidente au Venezuela, où Biden poursuit la politique dure de son prédécesseur, reconnaît le chef du coup d’État Juan Guaidó et poursuit les sanctions criminelles dont le peuple vénézuélien paie en pleine crise sanitaire et économique paie fortement le prix, quand en parallèle il est soumis à l’autoritarisme du gouvernement Maduro.
Dans l’immédiat, la première crise d’ampleur à laquelle a été confrontée gouvernement Biden a été la crise migratoire impliquant le Mexique, le Salvador, le Honduras et le Guatemala.

Stratégiquement, la priorité des Etats-Unis est d’enrôler leur arrière-cour dans la compétition avec la Chine, qui a d’ailleurs fait des avancées importantes dans la région. Cette préoccupation a été mise en évidence par la visite en Argentine et en Uruguay du chef du Commandement Sud, l’amiral Craig Faller, afin de garantir que la Chine n’aura pas de base militaire dans l’Atlantique Sud.

Pour en revenir aux élections, en première lecture, les résultats en Equateur et au Pérou ne pourraient être plus disparates.

Avec ses particularités, le deuxième tour en Équateur s’inscrit dans les règles générales de la polarisation politique du continent. Araúz avait gagné avec une marge importante au premier tour, mais son plafond était bas. Lasso a concentré le vote anti-Correiste et, comme dans d’autres cas, il a bénéficié du "consensus négatif" ; mais aussi de la "magie" de Durán Barba, son consultant politique et chargé de communication, qui a transformé ce représentant de la vieille politique oligarchique et militant ultra conservateur de l’Opus Dei, en un homme sympathique pour les jeunes via des campagnes TikTok et des clins d’œil au féminisme, au mouvement LGTBI et aux secteurs indigènes.

Dans cette élection, dans le clivage corréiste/anticorréiste, s’est glissé un troisième acteur de poids : le mouvement indigène organisé dans la Conaie (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur) et son bras politique, le parti Pachakutik, qui est avant tout anticorréiste. Lors des élections passées, des figures du mouvement avaient même appelé à voter pour le banquier néolibéral Lasso comme un moindre mal. Son candidat, Yaku Perez, est passé à 30 000 voix près d’accéder au second tour, et s’il a dans un premier temps dénoncé une fraude et tenté de faire rouvrir les urnes contestées, il a fini par accepter l’imposition du candidat de droite. Au second tour, Pachakutik et la Conaie ont appelé à un "vote nul idéologique" (le vote nul est passé d’un pourcentage historique de 10 % à 16 %).

Comme prévu, les marchés ont fêté l’événement avec une hausse des obligations de la dette équatorienne, et le FMI comme le gouvernement américain se sont satisfaits de la victoire de Lasso, qui avait promis de mettre en œuvre un programme néolibéral.
Toutefois, sa gouvernabilité n’est pas garantie. L’opposition correiste dispose du plus grand bloc à l’Assemblée nationale (48), suivie de Pachakutik (27) et de Izquierda Democratica (gauche démocratique) de Xavier Hervas (18). Alors que Lasso ne dispose que de 12 membres de l’assemblée à lui tout seul, en plus des 19 de ses alliés du parti social-chrétien.

L’Équateur était confronté à une profonde crise économique déjà bien avant la pandémie. Selon les prévisions du FMI, la croissance sera cette année d’environ 2,5 %, l’une des plus faibles d’Amérique du Sud. Le président sortant Lenin Moreno a ajouté 6,5 milliards de dollars à la dette extérieure déjà lourde de 17,4 milliards de dollars et, sous les auspices du FMI, a tenté d’imposer une politique d’austérité sévère, qui a fini par provoquer le soulèvement indigène, ouvrier et populaire d’octobre 2019.

Lasso n’a pas la légitimité suffisante pour réaliser la politique d’austérité promise - concessions aux investissements étrangers, accord avec le FMI, flexibilisation du travail, approfondissement du modèle extractiviste et poursuite de la dollarisation - dans un contexte explosif dû aux conséquences de la pandémie, qui recrée les conditions du conflit social et de la mobilisation.

Si la bourgeoisie équatorienne a célébré une victoire, la situation qui a émergé du premier tour des présidentielles au Pérou a laissé les classes dirigeantes dans un état de stupeur. Le prochain président sera issu d’un second tour incertain entre Pedro Castillo, un enseignant rural au profil syndicaliste de gauche, et Keiko Fujimori, contre laquelle est requise une peine de 30 ans de prison pour corruption et blanchiment d’argent. Ce qui, comme l’écrit le Washington Post dans un éditorial, revient à une « situation sans victoire possible ».

Le Pérou traine une crise organique depuis au moins 2016. Au cours des cinq dernières années, il a eu quatre présidents (Kuczinsky, Vizcarra, Merino et Sagasti) et deux congrès. Les anciens présidents Pedro Pablo Kuczinsky et Ollanta Humala sont en procès, Alejandro Toledo est un fugitif aux États-Unis et Alan García s’est suicidé en 2019 alors qu’il devait être arrêté pour corruption.

Si la situation en Equateur est une version légèrement modifiée du clivage "droite néolibérale/populisme bourgeois", au Pérou l’hyper-fragmentation du système politique a été exposée après la pulvérisation des partis traditionnels et leur remplacement par des partis et figures politiques éphémères. Lors de cette élection, il n’y avait pas moins de 18 candidats.

Ce processus, en cours depuis le coup d’état d’Alberto Fujimori en 1992 contre son propre gouvernement, est très bien défini par les politologues Steven Levitsky et Maxwell A. Cameron dans l’article Democracy Without Parties ? Political Parties and Regime Change in Fujimori’s Peru, publié en 2003. Carlos Meléndez, un autre politologue, a inventé la définition de "mini-candidats" pour faire référence à ce processus de fragmentation.

Les résultats des élections ont été une double surprise

La première surprise a été le triomphe de Pedro Castillo, qui a remporté le premier tour avec 19% des voix, alors que les sondages ont commencé à enregistrer une dynamique en sa faveur seulement une semaine avant les résultats du premier tour. Anecdote assez révélatrice de la surprise générée par ce résultat, la chaîne CNN en espagnol n’avait même pas une photo de lui pour illustrer le tableau des candidats.

Comment Castillo en est-il venu à candidater pour la présidence ?

Sa performance serait inexplicable si l’on ne partait pas du soulèvement populaire de novembre 2020, après que le congrès ait destitué Martín Vizcarra et tenté d’imposer Manuel Merino, un représentant de la droite la plus dure, comme président, avant que son gouvernement ne tombe suite à des mobilisations de masse, dans lesquelles la jeunesse a joué un grand rôle. Ainsi, après une journée sans gouvernement et par accord du congrès, un libéral Francisco Sagasti a pris la présidence grâce au soutien d’une partie de la gauche institutionnelle, notamment . L’objectif de ce pacte était de canaliser la situation explosive sur le terrain institutionnel.

Dans ce contexte, Castillo a en partie canalisé la lassitude de larges secteurs de la population vis-à-vis des élites politiques (une autre partie plus importante a opté pour l’abstention -30%- et le vote nul -17%-). Avec sa campagne "de la campagne à la ville", il a consolidé une large base électorale, notamment dans les zones rurales appauvries du Pérou et parmi les enseignants au niveau national.

Un autre élément qui a contribué à son émergence électorale est le recul de Verónika Mendoza, la candidate de Juntos por Perú (ensemble pour le Pérou) principale figure du centre-gauche. Après avoir collaboré avec le gouvernement Vuzcarra et démontré sa frilosité à soutenir les mouvements sociaux, Verónika Mendoza a perdu son fief électoral populaire dans le sud sans avoir pu conquérir l’électorat libéral-progressiste de la classe moyenne de Lima. Elle est ainsi passée d’une position aux portes du second tour en 2016, où elle avait créé la surprise avec près de trois millions de voix et était arrivée en troisième position (18,74% des votes valides), à la sixième place à laquelle elle a été reléguée dans cette élection, derrière des candidats de l’extrême droite.

La deuxième surprise est venue de Keiko et de son parti Fuerza Popular (Force Populaire), qui doit son ticket pour le second tour au même phénomène d’hyper-fragmentation du champ politique. Le Fujimorisme a reculé, perdant une grande partie de ses sièges lors des dernières élections. Son pourcentage est passé de 39,86 % lors de l’élection de 2016 à 13,3 % aujourd’hui. Un facteur qui explique cette forte baisse est la combinaison entre le rejet généralisé de l’héritage de Fujimori et l’émergence de nouvelles formations de droite et d’extrême droite qui se disputent l’espace : le secteur le plus conservateur avait la possibilité de voter pour Renovación Popular (rénovation populaire), le parti de l’homme d’affaires proto-fasciste Rafael López Aliaga, et les plus libéraux pour Avanza País de l’homme d’affaires Hernando De Soto. À eux trois, ils totalisent environ 37 %, un pourcentage similaire à celui de Keiko en 2016.

Selon les sondages, Keiko est la candidate qui suscite le plus le rejet - entre 70 et 40% de l’électorat. Ce très haut niveau de rejet explique pourquoi, contrairement à 2016 où elle a tenté d’attirer d’autres électorats en se séparant de certains aspects de l’héritage de son père, elle s’est concentrée cette année sur une campagne de niche pour consolider le noyau dur du fujimorisme, qui existe évidemment. En plus de revendiquer la décennie fujimoriste (son père a gouverné le pays entre 1990 et 2000, avec un auto-coup d’État en 1992) et de déclarer qu’elle gracierait Alberto Fujimori (qui purge une peine de 25 ans de prison pour violations des droits de l’homme et corruption), elle a également agité la "demodura", un néologisme entre "démocratie" (democracia) et "main dure" (mano dura) pour "combattre la délinquance".

Pour le second tour, sa stratégie consiste à se présenter comme la garante de la propriété privée, du capitalisme et de l’ordre contre la "menace communiste" de Castillo et de Perú Libre, qui se définit comme "marxiste-léniniste".

Le premier sondage IPSOS sur le second tour donne Castillo vainqueur avec 42% contre 31% pour Keiko.

Des secteurs de la bourgeoisie et même des représentants politiques de la droite "républicaine", comme l’écrivain Mario Vargas Llosa se sont déjà prononcés en faveur du vote pour Keiko. Il ne serait pas surprenant que de plus en plus de politiciens et d’hommes d’affaires bourgeois rejoignent le camp de Fujimori. Il est clair que face à Pedro Castillo, la restauration d’une "demodura" néolibérale telle que proposée par Keiko est un moindre mal pour les classes dirigeantes.

Castillo est avant tout "anti-néolibéral". Il a été membre du parti de l’ancien président Alejandro Toledo pendant plusieurs années et n’a rejoint que récemment "Perú Libre" (Pérou Libre). Il a un programme qui combine l’interventionnisme de l’État avec certaines nationalisations, défini comme une "Économie populaire avec un marché" ou "État entrepreneur", c’est-à-dire qui augmente son rôle dans l’économie et concurrence l’entreprise privée dans certains domaines, et procède à la nationalisation des ressources stratégiques, à la limitation des prérogatives des multinationales, à la renégociation et au paiement de la dette extérieure avec le FMI. Castillo propose une Assemblée constituante qui confirmerait ce rôle régulateur de l’État et remplacerait éventuellement la constitution néolibérale de Fujimori de 1993. Mais en même temps, il a des positions ouvertement réactionnaires : il est contre le droit à l’avortement, contre le mariage pour tous, contre "l’idéologie du genre" et se définit comme "pro-famille".

Mais ce qui alarme le plus la bourgeoisie et l’impérialisme, c’est que la dynamique même du second tour finira par faire que des millions de personnes exploitées perçoivent Castillo comme une alternative à la restauration du Fujimorisme. C’est-à-dire que l’anti-fujimorisme acquiert des profils de classe. Castillo ne met pas en avant un programme anticapitaliste, ni d’indépendance de classe, mais il est une figure syndicale reconnue des enseignants, qui a été le protagoniste de la grève des enseignants de 2017, un conflit très dur et radicalisé, qui a duré trois mois et a été mené contre la direction syndicale bureaucratique.

Entre Keiko et Castillo, la grande bourgeoisie regroupée au sein de Confiep (qui avait parié sur la candidature d’Heraldo De Soto) imagine un scénario ingouvernable. Certains analystes spéculent déjà sur le fait que, quel que soit le vainqueur, une "vacance" pourrait être utilisée pour organiser un coup d’État du palais et éventuellement forcer de nouvelles élections.

Ce sont précisément ces crises par en haut qui avaient permis l’émergence de la lutte des classes en 2020. Combinée à l’aggravation de la crise sociale due aux conséquences de la pandémie, la tendance à l’irruption des masses est inscrite comme une possibilité dans la prochaine période et préfigure une situation convulsive dans l’ensemble du continent.

Claudia Cinatti traduit de l’espagnol par Tifenn Marin


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Claudia Cinatti

Dirigeante du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, membre du comité de rédaction de la revue Estrategia internacional, écrit également pour les rubriques internationales de La Izquierda Diario et Ideas de Izquierda.

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