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L’AKP à 40%

Élections en Turquie. Erdogan, le sultan ébranlé

Nina Kirmizi Pour la première fois depuis 2002, les islamo-conservateurs de l'AKP arrivent en tête mais n'ont pas réussi à rafler la majorité au Parlement. Avec un score de 40,7% des voix, l'AKP ne pourra pas constituer un gouvernement à lui seul, et va devoir s'appuyer sur les partis d'opposition en vue d'une coalition. Bien loin des 60% des sièges nécessaires à la réforme constitutionnelle, voulue par R.T Erdogan afin de renforcer les pouvoirs de la fonction présidentielle qu'il occupe, le projet de présidentialisation du régime est, du moins pour le moment, avorté. Mais le fait majeur de ces élections se trouve à gauche : avec 12% des voix, le HDP, le parti progressiste, pro-kurde, réalise une percée électorale. Écho sur la scène politique des mobilisations de la jeunesse et du mécontentement populaire des secteurs affectés par la crise, il insuffle, malgré ses limites, un vent nouveau dans la politique turque marquée par plus de dix ans de domination d'Erdogan.

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Les résultats des élections législatives du 7 juin desquelles sortira le prochain gouvernement sonnent comme une défaite pour la Parti de la Justice et du Développement (AKP). Avec 40, 7% des voix contre 48% aux dernières élections de 2011, l’AKP enregistre un net recul, et la perte de la majorité au Parlement le contraignant à la formation d’un parti de coalition. Ce n’est pourtant pas le parti républicain, laïc, le CHP, opposant traditionnel, qui tire les marrons du feu : avec à peine plus de 25% des voix, les kémalistes du CHP obtiennent un score inférieur à 2011 et perdent quelques sièges, tandis que les nationalistes du MHP avancent de 3%, avec un score de 16,3%. Le HDP, parti pro-kurde, qui a su s’attirer les secteurs de gauche en relayant les revendications sociales et démocratiques du mouvement de Gezi Park, obtient quant à lui près de 13%, passant de 36 sièges sur 550 en 2011 sur la base des candidatures indépendantes à 82 sièges sur 500 pour 2015.

La défaite d’Erdogan

L’échec est particulièrement cuisant pour R.T Erdogan, figure de proue de l’AKP, ex-premier ministre et actuel président de la République, qui s’était investi intensément dans la campagne, animant des meetings, tenant des propos virulents et provocateurs contre l’opposition – notamment du HDP –. Car l’enjeu était de taille : permettre une réforme constitutionnelle pour transformer le régime parlementaire en régime présidentiel. Pour Erdogan, qui a polarisé la campagne de l’AKP autour de cet enjeu là, il s’agissait de renforcer ses propres pouvoirs de président et d’accroître l’emprise de sa personne sur le régime, la personnalisation du pouvoir passant par l’élection du président au suffrage universel direct.

Aboutissement de la dérive autoritaire d’Erdogan – répression à Gezi Park, interdiction des rassemblements du 1er mai -, la présidentialisation du régime aurait marqué un pas de plus dans la logique bonapartiste du chef de l’Etat et du régime. Pour l’instant, il n’en est rien. La montée du HDP au-delà des 10% des voix a permis l’entrée de députés pro-kurdes au Parlement, victoire qui a empêché, selon les modes de scrutin turcs, le report des voix du HDP en faveur de la formation politique majoritaire. Par delà les expectatives et les espoirs qu’ont pu placer l’électorat kurde et de gauche dans les candidatures HDP, le bon score du parti de Selahattin Demirtas sert également ceux qui, y compris sans être classables dans le camp des « progressistes », souhaitaient redimensionner les ambitions de Erdogan.

L’AKP réconcilié ?

L’orientation politique défendue par Erdogan tout comme l’excessive mise en scène d’Erdogan président dans une campagne législative n’a pas fait consensus au sein de l’AKP. Depuis les événements de Gezi de juin 2013, la dérive autoritaire d’Erdogan n’a pas fait que des émules parmi les rangs des islamo-conservateurs. La crainte de voir le projet politique de l’AKP (l’alliance de classe de la bourgeoisie turque et de la masse prolétaire par l’instrumentalisation des valeurs religieuses et conservatrices) mis en péril par la personnalité d’Erdogan a profondément divisé les rangs au sein du parti. Le point d’orgue de ces divisions a été la révélation d’écoutes orchestrée parle clan Gülen, puissant réseau investi dans les sphères du pouvoir et de l’Etat, dans le but de faire tomber Erdogan. Une véritable guerre interne entre les partisans d’Erdogan et les membres du clan Gülen s’en est suivie, à coup de procès et d’invectives médiatiques. Dans la bataille, Erdogan a pu compter sur son assise populaire et ses qualités charismatiques pour se maintenir au pouvoir : les élections présidentielles qu’il a remportées en 2014 ont joué en sa faveur. Cependant, cela s’est fait au prix d’un affaiblissement du parti, non seulement en interne, mais aussi par rapport à son électorat. En partie discrédité par les révélations sur la scène publique des enjeux de pouvoir qui traversent le parti, l’AKP a pu également pâtir d’un relatif éloignement des réseaux gülenistes à son égard, constituant jusque-là une formidable réserve de voix pour le parti.

Pourtant, les désaccords manifestés avant l’ouverture de la campagne, notamment sur la question de la transformation de régime, se sont rapidement tus. Erdogan est parvenu à convaincre, jusqu’au plus réticent : Ahmet Davutoglu, premier ministre, et leader du parti majoritaire, candidat à sa réélection, largement éclipsé par l’omniprésence d’Erdogan durant la campagne, a fini par devenir partisan de la réforme, étrange situation dans laquelle il s’est vu défendre la disparition de sa propre fonction... C’est l’option de la stabilité, y compris à l’avantage d’une réaffirmation de la figure d’Erdogan, qui a été privilégiée par la bourgeoisie turque de l’AKP. Tandis que la « fin du miracle économique turc » pointe son nez et que la contestation ne fait que monter depuis l’occupation de Gezi Park en juin 2013, les rangs de l’AKP se sont resserrés, en validant y compris le projet d’Erdogan pourtant controversé au sein du parti. Mais ce projet d’hyper-présidence d’Erdogan a été mis en échec par la débâcle électorale de l’AKP.

Le temps de l’instabilité

Au lendemain des élections, aucun parti n’a une majorité suffisante pour gouverner seul. Et les tractations en vue d’une coalition s’annoncent difficiles : « Personne ne veut de l’AKP comme partenaire de la coalition » estime le grand quotidien proche du CHP Cumhuriyet (Le Républicain). Du côté de l’opposition, une alliance entre le CHP-MHP-HDP paraît difficile étant donné les positions nationalistes et pro-kurdes respectives des deux dernières formations citées. Si aucun accord ne parvient à se mettre en place, s’ouvre la possibilité d’élections anticipées. Dans ce climat de turbulences politiques, après plus de dix ans d’une incroyable stabilité, les marchés ont immédiatement réagi. A peine les résultats divulgués, les cours de la bourse stambouliote se sont effondrés, la livre turque a perdu 3% de sa valeur, arrivant à son plus bas niveau historique face au dollar. A l’incertitude qui marque le contexte économique depuis 2012, la montée de la contestation sociale des derniers mois, s’ajoute la possibilité d’une instabilité du pouvoir en place, ouvrant l’éventail des possibles historiques à ce jour en Turquie.

La fin du « miracle économique »... et d’un cycle politique ?

La catastrophe de la mine de Soma qui a causé la mort de centaines d’ouvriers et mis en lumière les conditions d’exploitation de la classe ouvrière turque ; la grève de 15 000 ouvriers du secteur automobile fin mai, partie de l’usine Renault de Bursa pour s’étendre aux équipementiers occidentaux et à leurs sous-traitants de toute la région, grève portant sur les augmentations des salaires de misère et visant à dégager les organisations syndicales pro-patronales ; l’inflation galopante fruit d’une dévaluation de la lire destinée à booster les exportations sur le dos des travailleurs turcs,... ont porté un coup à l’idéologie de l’AKP énoncée depuis plus de 10 ans et ont mis à nue l’hypocrisie de son discours.

Le développement économique s’est arrêté à l’enrichissement rapide de cette frange de la bourgeoisie conservatrice, qui n’a plus rien à envier à la vieille bourgeoisie kémaliste : loin d’être mise à l’écart, cette dernière a largement profité de la politique libérale d’Erdogan, et le conflit entre laïcs du CHP et religieux de l’AKP ne vaut guère que pour l’arène politique et la contention des masses prolétaires venues des provinces de l’Anatolie plus conservatrices. Le respect des libertés individuelles, promues contre l’autoritarisme et la laïcisation forcée des kémalistes, n’a pas supporté l’épreuve des révoltes de la jeunesse, tout autant urbaines – l’exemple de Gezi Park – que populaires – comme le prouve l’origine social de Berkin Elvan mort dans les mobilisations - et a donné lieu à une répression féroce. Enfin, le progrès pour l’AKP consiste à rouler dans des voitures de luxe et déambuler dans des centres commerciaux aux dimensions sultanesques pour les franges les plus privilégiées et de s’en remettre aux conditions de travail moyenâgeuses pour les masses populaires.

Face à ces contradictions, l’emprise d’un discours en faveur des valeurs islamiques, fondement d’une forme de dialogue social qu’a su développer l’AKP comme vecteur de contention d’un vote de classe, s’estompe peu à peu. Pour ces élections, alors que la crise économique s’empare de la Turquie comme des pays émergents qui ont su profiter d’un boom économique, tiré par les exportations dans les années 2000, avec le retournement de la conjoncture, ce sont les préoccupations d’ordre socio-économiques qui arrivent en tête dans les sondages : le chômage à son plus haut niveau depuis 5 ans, l’inflation et la question des salaires tendent à reconfigurer l’électorat turc et à le polariser ( l’atteste la montée à gauche du HDP comme à droite du MHP). C’est aussi la remontée des luttes ouvrières et populaires qui caractérise la fin d’une période de domination quasi incontestée de l’AKP et porte les promesses à venir quant à l’organisation de classe et à la contestation du régime en place.

09/06/15.


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