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Interview

Enzo Traverso (partie II) : « Aujourd’hui les guerres sont presque exclusivement des guerres contre des civils »

Nous présentons ici la seconde partie de la version en langue française de l’interview réalisée par La Izquierda Diario à Enzo Traverso à l’occasion de la publication récente en castillan du livre d’Ernest Mandel La signification de la Seconde Guerre Mondiale (El significado de la segunda Guerra Mundial, Ediciones IPS-CEIP).

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LIRE LA PREMIERE PARTIE DE L’ENTRETIEN

En comparant le livre de Mandel et le vôtre, nous voulions vous demander si vous voyez des contradictions entre votre théorisation et celle de Mandel. Mandel analyse la Seconde Guerre Mondiale comme une combinaison de guerres (il définit cinq types de guerres) et il propose de l’analyser dans son ensemble. Mais il ne partage pas l’idée, comme c’est votre cas concernant l’Europe, selon laquelle cela peut être inscrit dans un processus plus long, de 1914 à 1945 en tant que guerre civile européenne ayant eu des expressions aussi en Asie. Mandel inscrit cet événement dans un concept plus global, celui de guerre inter-impérialiste. Dans ce cadre, considérez-vous le concept de guerre civile européenne présent dans votre livre comme contradictoire avec le concept de guerre inter-impérialiste qu’utilise Mandel ou considérez-vous que ces deux concepts sont complémentaires ?

Il n’y a aucune contradiction ou antagonisme entre ces deux concepts. Je pense que le concept de guerre inter-impérialiste s’applique très bien à tout ce laps de temps qui va entre la Première Guerre et la Seconde Guerre. Il s’agit d’une époque de guerre inter-impérialiste. C’est la toile de fond, la matrice de transformations d’une crise globale qui prend plusieurs dimensions. Pendant la Seconde Guerre Mondiale cette dimension va au-delà et Mandel lui-même considère qu’entre les pays de l’Axe, l’Allemagne nazi et la Russie soviétique, il ne s’agit plus d’une guerre inter-impérialiste. Il la définit correctement comme une guerre d’auto-défense, et ceci est le clivage fondamental de la Seconde Guerre Mondiale.

La guerre inter-impérialiste se ré-articule d’une façon très complexe. Jusqu’à la veille de la guerre il y a un front impérialiste contre l’URSS. Mais entre 1941 et 1945 l’interprétation d’une guerre inter-impérialiste doit être redéfinie et prendre en compte d’autres facteurs.

Je ne vois pas de contradiction entre mon approche et la sienne. Il s’agit de deux livres différents, écrits à des moments différents et avec des objectifs qui ne sont pas les mêmes. L’objectif de mon livre est beaucoup plus modeste : une interprétation globale de la guerre civile européenne, alors que le livre de Mandel c’est sur la Seconde Guerre en tant que phénomène mondial.

Je suis conscient qu’il n’est pas possible d’interpréter la crise européenne « d’entre guerre » en se limitant à un contexte européen, dans le cadre où il s’agit d’une guerre mondiale qui va au-delà de l’Europe. En même temps, je ne pense pas que Mandel serait en désaccord pour considérer que l’on parle d’une guerre mondiale dont les racines sont européennes. La matrice était européenne, et reconnaître cela est important car en 1914 l’Europe est le centre du monde et en 1945 elle ne l’est plus. Il y a toute une dimension géopolitique qui est implicite dans le livre de Mandel mais qui est fondamentale.

D’après vous, quelles modifications ont émergé de la Seconde Guerre Mondiale concernant la relation centre-périphérie ?

C’est une question fondamentale, et pas seulement pour interpréter les événements du passé. Il s’agit d’une guerre qui trouvait ses causes en Europe, dans les relations entre les grandes puissances et la rupture de l’équilibre qui avait été fixé après les guerres napoléoniennes dans la Congrès de Vienne. Mais il y a une autre dimension du problème : en 1914 le déclenchement du conflit est pensée et interprété avec des catégories qui élaborées en Europe. Dans la deuxième moitié du XXe siècle les choses changent beaucoup.

Si nous considérons le centre de la réflexion de Mandel, la relation entre guerre et révolution est une relation qui naît avec la Révolution russe, qui émerge de la Première Guerre. Dans la première moitié du XXe siècle, lorsque l’on pense à la révolution on pense à la révolution européenne, avec des catégories européennes, avec un sujet social et politique qui a un profil européen.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les révolutions ont lieu en Asie et en Amérique latine. Et dans le XXIe siècle l’Europe est la périphérie de tout projet révolutionnaire global. Cela signifie un changement d’époque. Le livre de Mandel est le livre d’un européen, dans le plus noble sens du mot car il est un juif polonais né en Allemagne formé intellectuellement et politiquement en Belgique. C’est un flamand qui écrit en français et parle parfaitement allemand. C’était un cosmopolite, une définition que j’aime beaucoup, bien qu’elle ait été forgée par Staline pour les dénigrer : les juifs cosmopolites sans racines. Cette définition s’applique à la perfection à Mandel. On lui a octroyé la nationalité belge dans les années 1950, uniquement parce qu’il avait participé de la résistance. Cela veut dire – si je ne me trompe pas – que jusqu’à ce moment-là il avait un passeport polonais, malgré le fait de n’avoir jamais vécu en Pologne. C’est un européen qui écrit depuis une perspective globale et qui se rend compte parfaitement qu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale la révolution se déplace vers l’Asie, la Chine. C’est quelqu’un qui est conscient de cette transformation.

Vous diriez que Mandel était un juif non-juif comme dit Isaac Deustcher ?

Oui. Il appartient à cette catégorie. C’est un juif cosmopolite avec une façon de penser universaliste qui va au-delà du judaïsme qui pour lui, comme pour Trotsky et Rosa Luxembourg, est une forme d’obscurantisme, comme tous les héritages religieux. Il n’avait aucun mal à accepter l’écrit du jeune Marx dans lequel il affirme que l’émancipation de l’humanité c’est l’émancipation de l’aliénation religieuse. C’est une position des partisans radicaux des Lumières, et le marxisme est l’héritier de cela.

Les européens ont été en permanence confrontés à la guerre. Comment vous définiriez la relation actuelle entre l’Europe et la guerre ?

La question est très complexe car il y a des changements importants. Certes, il y a certains changements qui se sont produits depuis la Première Guerre Mondiale dans la manière de concevoir et d’agir dans la guerre qui ont été des changements irréversibles, ce qui peut se voir dans les guerres de ce début de XXIe siècle.

En Irak, en Afghanistan et en Syrie on peut voir une manière générale de faire les guerres, qui sont conçues comme des guerres contre les populations civiles, comme des guerres de destruction de l’ennemi. Cela n’a rien à voir avec une conception de la guerre liée à l’idée du droit public européen formalisé au XIXe siècle comme une guerre du « monde civilisé » entre « des adversaires légitimes », comme conflit militaire qui ne touche pas la société civile et les civiles. La guerre comme conflit dans lequel on respecte des règles.

Tout cela a disparu au cours de la Première Guerre Mondiale et toutes les guerres qui ont eu lieu depuis ont répété ces caractéristiques. Cet élément est un élément de continuité mais il y a aussi des éléments de discontinuité et de radicalisation de certains éléments. Maintenant les tueries de civiles ne sont plus un dommage collatéral, les guerres sont presque exclusivement des guerres contre des civils. Les guerres sont conçues comme des moyens de destruction modernes, conçues pour tuer l’ennemi mais tout en préservant la vie des militaires, sans faire aucune distinction entre combattants et civils.

De ce point de vue c’est une radicalisation de ce paradigme de la guerre né dans la Première Guerre et un retour au XIXe siècle car dans ce siècle on pense la guerre moderne comme une « guerre civilisée » pour les pays « civilisés » et dans le monde extra-européen, c’est-à-dire dans les colonies, cette conception de la guerre n’a aucune validité. Aujourd’hui au XXIe siècle on est à nouveau sur ces positions. Ce qui caractérise les guerres du XXIe siècle et qui n’était pas une caractéristique des guerres de la seconde moitié du XXe siècle, c’est le retour aux guerres coloniales ou néocoloniales. Des guerres impériales dans un monde où il n’y a plus d’empires comme au XIXe siècle.

Mais en même temps nous sommes très peu prêts à faire face à ces nouveaux événements car nos vieilles catégories ne sont plus pertinentes, il faut les repenser. Le cas de Mandel est en même temps intéressant et symptomatique. Le marxisme classique, mais aussi le marxisme hérétique, ont un trait eurocentrique. Qui sont les marxistes qui se sont posés des questions et ont essayé de comprendre l’histoire de l’islam ? Très peu, Maxime Rodinson et quelques autres. La révolution iranienne a fait l’objet d’incompréhensions et de malentendus. Ce qui arrive aujourd’hui et les nouvelles formes de guerre posent des questions aussi d’ordre intellectuel et épistémologique, non seulement d’analyse. Elles posent des questions sur notre tradition théorique.

Cela est lié aussi au passage de l’antisémitisme à l’islamophobie. Je pense que dans le monde occidental les juifs ne sont plus une minorité exclue, persécutée et faisant l’objet de mépris. Au contraire, ils sont valorisés car il est plus facile d’assumer comme paradigme d’opprimé et persécuté une catégorie qui est complètement intégrée. Je ne dis pas que l’antisémitisme n’existe plus, il y a des formes de préjugés et dans certains pays des formes d’exclusion et de persécution.

Organiser des commémorations de l’Holocauste est très arrangeant car cela permet, sans aucun coût politique, à des pays qui adoptent des politiques xénophobes, qui persécutent les migrants, de dire « nous sommes la démocratie et la liberté », et cela c’est évidemment parce que nous « commémorons le crime le plus grand de l’histoire de l’humanité qu’est l’Holocauste ».

Aujourd’hui l’antisémitisme, qui a été l’un des piliers historiques de la culture européenne, qui était présent dans tous les nationalismes en Europe, qui a eu des expressions culturelles dans ses formes les plus développées (il n’y a pas d’écrivain jusqu’au début du XXe siècle qui ne présente des juifs sans reproduire des formes d’antisémitisme). Aujourd’hui cela n’existe plus.

Aujourd’hui l’objet de préjugé et d’exclusion, d’oppression et de persécution, dans certains cas avec des lois islamophobes qui sont promulgués dans plusieurs pays démocratiques, sont les musulmans. Je pense que l’islamophobie a remplacé l’antisémitisme. Mais elle a ses particularités, on ne peut pas faire une comparaison mécanique et les conséquences de l’islamophobie ne sont pas les mêmes que les conséquences de l’antisémitisme.


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