Bassines et matraques

État versus luttes écolos radicales

Christa Wolfe

État versus luttes écolos radicales

Christa Wolfe

C’est à constituer tout aussi solidement les intérêts de la classe ouvrière internationale que la lutte écologiste doit conduire si elle veut être efficace.

Illust. Répression à Pogoff (Finistère), contre la construction de la centrale nucléaire, 1980. Crédits Gilles Simon / Comité de défense de Plogoff

On pourrait s’étonner du niveau de répression des manifestations de Sainte Soline, les 29 et 30 octobre derniers : une débauche de gendarmes mobiles, des hélicoptères, des grenades de désencerclement ont donné à la manifestation, selon les témoignages, l’allure d’une véritable zone de guerre. On pourrait s’étonner aussi de la fuite en avant rhétorique, initiée par le Ministre de l’intérieur puis relayée sur de nombreux médias bourgeois, qui a assimilé cette manifestation à de « l’écoterrorisme ». On peut être surpris de leurs suites juridiques, qui ont conduit les militant.e.s anti-bassines devant les tribunaux. Mais un tel acharnement est-il si surprenant ?

Des intérêts industriels depuis longtemps portés par l’Etat

À vrai dire, les conflits entre les militant.e.s écologistes et les institutions de l’État bourgeois remontent à loin : la lutte emblématique de Plogoff, au milieu des années 70, pourrait déjà en témoigner. À l’époque, la population de Plogoff, petite ville de Bretagne, partait en lutte contre l’installation d’une centrale nucléaire. Affrontant, pour l’occasion, une répression comparable à celle qui continue de s’abattre sur les luttes actuelles, elle fut cependant victorieuse. Exemplaire à plus d’un titre, pour le niveau de répression mais aussi pour la méthode employée par l’Etat, cette lutte semble inaugurer le déphasage entre les préoccupations sociales sur l’environnement et les intérêts de l’énergie portés par l’Etat français, qui faisait ainsi avancer les pions de l’entreprise nationale EDF.

C’est donc en recourant, après-guerre, à la planification et aux besoins d’aménagements du territoire que l’Etat s’est fait le compagnon de route du Capital, sous la forme d’entreprises d’abord nationalisées, comme la SNCF ou EDF. Mais dans sa phase néo-libérale, avec ces mêmes entreprises désormais ouvertes à la concurrence, son rôle n’a pas réellement changé : bourgeoisie industrielle et bourgeoisie institutionnelle se révèlent totalement intriquées dans la prise de décision.

On peut alors comprendre ce qui justifie, aux yeux de la classe dominante, une telle dépense répressive. Une authentique radicalité écologiste représente en effet une menace considérable, ce que ne manquent pas d’anticiper Darmanin et Cie en envisageant de l’épuiser sur le terrain exclusif de la répression et de la brutalité. Car si les manifestations de Sainte Soline ont eu l’effet escompté par leurs organisateurs - imposer les méga-bassines dans l’opinion - on a vu très peu d’arguments s’opposer à ceux des militants, mais beaucoup de raccourcis, d’amalgames, et d’anticipations fantasmagoriques sur « l’avenir de la violence écologiste ». Sur le sujet, en effet, la bourgeoisie ne peut que prévoir sa propre disparition, tant les intérêts des secteurs de l’énergie, de l’agro-alimentaire et des institutions sont en réalité intriqués. C’est ce qui explique le recours à la force plutôt qu’à l’argumentaire. Et la comète Macron, larguée en plein ciel le 31 décembre, peut ainsi dire sa surprise devant le dérèglement climatique que « personne n’aurait pu prévoir », alors même que les alertes n’ont cessé depuis les années 70 et que les entreprises elles-mêmes avaient parfaitement connaissance des effets de leurs activités

Une entreprise comme TotalEnergie montre bien quelles facilités offre l’Etat lorsqu’il soutient, accompagne et promeut les intérêts industriels : le mensonge de Macron, qui évacue le soutien diplomatique et militaire offert à Total en Afrique, ne trompe personne.

Ecologie politique et conscience de classe

En dépit de son institutionnalisation depuis les années 1980, les luttes écologistes continuent d’interroger les fondements mêmes de la société capitaliste, son productivisme et sa dépendance aux énergies fossiles. En face, un pouvoir tout ensemble industriel et étatique s’est construit, sur la longue période des années 70 jusqu’à nous - véritable bureaucratie « d’experts » - qui a permis de faire avancer les intérêts des industriels en passant outre tout débat démocratique. La lutte des habitants de Plogoff était déjà révélatrice de la brutalité avec laquelle les intérêts du nucléaire peuvent être portés par l’Etat français.

L’Etat keynésien a été, à l’époque, le principal promoteur des intérêts industriels, au nom d’une prétendue expertise de l’intérêt commun tel que le dessinaient les besoins des entreprises. L’Etat néo-libéral actuel s’inscrit dans cet héritage, par exemple dans le cas des méga-bassines : en maintenant sa prétention à l’expertise et en recourant, de manière systématique, à l’usage de la force.

Le scandale du Chlordécone aux Antilles, sur lequel le Parquet de Paris a récemment obtenu un non-lieu fait apparaître les mêmes collusions d’intérêts : à la suite d’un ouragan, en 1979, qui a favorisé la prolifération de charançons, sous la pression des patrons de l’industrie bananière, l’Etat a autorisé l’utilisation du Chlordécone, insecticide puissant et déjà connu aux Etats-Unis pour sa dangerosité. Aujourd’hui, c’est 90% de la population de ces territoires qui connaissent une intoxication à cette molécule cancérogène. Dans cette affaire, l’Etat a donc couvert les planteurs au détriment de la santé des ouvriers et des populations, accordant par exemple des dérogations à la loi qui interdisait l’utilisation de l’insecticide, votée en 1990. Et en réalité, c’est jusqu’aux années 2000 que le Chlordécone a été utilisé, bénéficiant à chaque fois de passe-droits ministériels. Et c’est face à cette catastrophe sanitaire et environnementale, qui démontre le mépris colonial des institutions envers les ouvriers agricoles des Antilles, que les magistrats viennent de rendre un non-lieu.

Tous ces exemples le montrent : une lutte politique au nom de l’écologie se voit nécessairement conduite à affronter à la fois les intérêts de l’industrie agricole et des énergies tout en s’opposant à la décision institutionnelle. Car c’est la même bourgeoisie, qui s’est distribuée sur ces deux fronts mais qui est restée unie par ses intérêts de classe, qui fait face aux militant.e.s écologistes. Une bourgeoisie qui n’entend pas renoncer aux profits colossaux des industries agricole ou d’extraction et compte bien continuer à bénéficier de sa protection par les institutions.

Récemment encore, la COP 27 l’a démontré avec la présence en nombre des représentants des industries fossiles, les intérêts pressants et constitués des entreprises les plus polluantes pèsent très lourd sur l’horizon auquel la classe dominante envisagerait de réduire les effets du dérèglement climatique. Ce qui signifie rien d’autre que le fait que « l’inaction », que dénoncent tous les collectifs militants, correspond en réalité au temps que la bourgeoisie oppose à l’urgence climatique pour reconfigurer l’extraction de ses profits.

C’est donc cet adversaire, bien constitué et puissamment accompagné par les institutions bourgeoises, qu’affrontent les militant.e.s écologistes. Avec cette alliance entre les hauts fonctionnaires de l’Etat, les relais institutionnels et la bourgeoisie industrielle - et les diverses dépenses d’hypocrisie et de faux-semblants médiatiques qui en préservent le secret - la classe dominante entend garder la main sur le problème écologique, c’est-à-dire préserver d’abord ses intérêts.

Malheureusement, elle est, pour l’instant, aidée en cela par la dispersion des associations et collectifs qui prennent en charge, de manière sectorielle et/ou locale, les revendications. Ainsi que par les modalités d’action, qui consistent pour l’essentiel à essayer de faire pression sur les institutions. La pratique de la « désobéissance civile », revendiquée par de nombreux collectifs, tel XR, montre ici ses limites : en refusant de poser frontalement la question des intérêts portés par les lois et les institutions, il s’agit d’interpeller, en tant que citoyen.ne, un gouvernement. Or, non seulement le tournant autoritaire actuel conduit toute action pacifiste à être violemment réprimée, mais le dispositif légal est lui aussi devenu une arme visant soit à criminaliser les mobilisations, soit à les épuiser dans des procédures juridiques. La loi séparatisme, de 2021, offre en effet, du côté de la répression, la possibilité de poursuivre des collectifs militants qui revendiquent la désobéissance, comme en Corrèze ces dernières semaines, ou dans la Vienne en septembre dernier. Du côté des procédures, le traitement, sous l’angle du « préjudice écologique », des pollutions engendrées par les industries s’avère tellement dérisoire que les bénéfices colossaux des industriels n’ont pas grand chose à craindre. De la même manière, les propositions d’enquête publique et d’interventions citoyennes, comme sur les projets de bassines, qui sont destinées à laisser croire que la démocratie peut encore fonctionner face aux intérêts massifs des industries, se révèlent surtout une voie de dérivation pour la colère qui s’exprime face à une dépossession réelle.

Finalement, c’est la possibilité de subvertir l’Etat bourgeois pour le plier aux nécessités réelles de la société qui ressemble à un pari perdu d’avance. Un peu d’histoire suffit à rendre indiscernables les intérêts de l’industrie et ceux des institutions : preuve que c’est désormais une logique de classe qu’il faut construire. C’est donc à constituer une force d’opposition à la marche en avant des intérêts bourgeois et des institutions qui les protègent qu’il faut s’atteler. Et à construire les conditions d’une démocratie authentique face aux apparences de la démocratie bourgeoise, qui, elle, ne fait que suivre la courbe de ses intérêts de classe sans plus se cacher.

La lutte de Grand-Puits, à l’hiver 2021, montre de quelle manière les salariés peuvent s’emparer des questions écologiques et s’opposer aux mensonges et à l’hypocrisie des patrons. Cette lutte a montré non seulement ce que devient l’écologie lorsqu’elle est laissée à la classe dominante - une supercherie qui consiste à délocaliser les nuisances sociales et environnementales - mais également la manière dont les salariés peuvent opposer d’autres plans et d’autres perspectives, réellement soucieuses des intérêts de notre classe, c’est-à-dire pour les salariés, les populations et l’environnement. Face aux méthodes patronales qui, cyniquement, opposent les questions sociales et les problèmes écologiques, il s’agit de militer pour l’institution d’une décision ouvrière à l’intérieur des entreprises, pour tirer le bilan scandaleux de la domination capitaliste et que des solutions nouvelles soient débattues et formulées.

Tous ces faits conduisent donc à réviser urgemment le programme et les revendications d’une écologie politique : le rôle de puissant gardien que jouent en réalité les institutions auxquelles les collectifs essaient parfois de s’adresser, mais aussi le caractère internationaliste des luttes, avec les effets de grandes disparités Nord / Sud - que vient d’évoquer, avec une mauvaise foi évidente, la COP27, en mettant en débat un fonds d’aide pour financer les dégâts de la crise climatique dans les pays pauvres - et enfin, la question agricole qui, de luttes locales en lutte globale, révèle un horizon mortifère si elle était laissée à la seule classe dominante.

Une lutte internationaliste

Par son caractère intrinsèquement global, les luttes écologistes portent en effet en germe les conditions d’un internationalisme renouvelé. Au niveau de l’écosystème, il n’y a objectivement pas de frontières nationales qui valent. Alors que les multinationales ont acheté du temps dans les pays du Nord global, essentiellement en déléguant leurs externalités négatives aux pays les plus pauvres, les conséquences climatiques sont finalement en train d’éroder les sociétés occidentales à leur tour. L’année 2022 aura marqué un saut dans l’aggravation de la crise, avec les inondations au Pakistan, les méga-feux en Europe ou la vague de froid aux Etats-Unis.

Cette dimension globale, cette interdépendances des phénomènes, montre que l’écologie doit aussi se faire lutte consciente contre l’hypocrisie des rapports Nord / Sud c’est-à-dire une lutte sociale et anti-coloniale contre l’extraction du profit par l’exploitation du travail et de la nature. Une lutte qui implique donc un parti internationaliste et qui revendique la démocratie ouvrière comme la fin de toutes les formes d’exploitation et d’oppression.

Les grandes inégalités à l’échelle de la planète sont en effet révélatrices des structures de prédation capitaliste et elles sont la suite évidente des structures de l’impérialisme. Non seulement les pays les plus pauvres, la plupart anciennes colonies, sont ceux sur qui s’est fait le développement des sociétés du Nord, mais ce sont ces mêmes pays du Sud qui ont payé et paient encore le coût des profit des pays développés, sous l’espèce des événements climatiques extrêmes ou de la pollution à grande échelle. C’est toute la longue histoire du capitalisme qui se découvre dans le dérèglement climatique, une histoire que la bourgeoisie n’a raconté qu’à sa manière et qu’elle a réussi à tenir éloignée des consciences européennes mais qui ressurgit de plus en plus explicitement - écosystème aidant, pour ainsi dire.

Prédation, exploitation, épuisement : les terres agricoles et le Capital

Revenons aux méga-bassines : sous couvert d’aménagement du territoire, une prérogative de l’Etat, il s’agit d’imposer aux territoires agricoles et aux populations une aberration écologique. En effet, non seulement les bassines impliquent la privatisation, au bénéfice des seuls grands exploitants, de la ressource en eau, mais, en plus, le dispositif lui-même ne peut avoir pour conséquence évidente et certaine, que la dégradation de la qualité de l’eau prétendument préservée. Ce qui signifie que la lutte combine à la fois la revendication du caractère social de l’eau et sa protection comme ressource nécessaire aux besoins contre la bêtise crasse où veut la piéger l’agriculture industrielle. Lutte locale, dans les départements de Nouvelle-Aquitaine, mais lutte déjà engagée dans d’autres régions du monde, notamment en Amérique latine et qui montre à nouveau le caractère internationaliste des luttes écologistes.

Mais en réalité, c’est tout le système agro-industriel qui est une aberration. Liebig, un chimiste allemand que Marx a lu et travaillé, le formulait ainsi au 19è siècle : « Il n’est pas un pays qui puisse échapper à l’appauvrissement causé par la continuelle exportation de céréales, ainsi que par le gâchis inutile des produits accumulés de la transformation de la matière par les populations urbaines » [1]. Le concept de « rupture du métabolisme » entre les sociétés capitalistes et leur environnement permet de nommer l’ensemble du cycle irrationnel de l’agriculture capitaliste : spoliation de terres, dans une géographie qui répète souvent la géographie coloniale, agriculture intensive et épuisement des sols, recours aux intrants, aggravation de l’épuisement des sols, pollution et risques sanitaires.
Ce vol de la terre, cette marchandisation des territoires et le cycle irrationnel de leur épuisement, ouvrent toute droite la route vers des situations de pénuries alimentaires de plus en plus globales. En plus d’être encore une fois l’héritage de structures essentiellement coloniales, les entreprises des pays développés ayant largement profité de la faiblesse des pays du Sud pour spolier les terres arables, la question agricole, parce qu’elle est un élément politique potentiellement explosif, est déjà prise en charge par les grands patrons, à l’exemple de Xavier Niel qui ouvre un campus pour « former les agriculteurs de demain ». Qu’un ponte du numérique envisage une reconversion vers l’agriculture révèle le caractère crucial que peut prendre la question des ressources alimentaires, tout comme cela dénote le « style » que la bourgeoisie compte donner à l’agriculture de demain, toujours plus productiviste et sous la dépendance de moyens technologiques intrusifs et ... toujours plus polluants.

Et là encore, les transformations de l’après-guerre montrent que c’est bien une volonté institutionnelle qui a oeuvré à la disparition des paysans et à la transformation des territoires agricoles vers une agriculture productiviste dont le modèle est l’industrie. Entre le Commissariat au Plan à partir de 1945 et la Politique Agricole Commune, c’est bien la bourgeoisie institutionnelle qui a joué son rôle de puissance transformatrice, laminant au passage les petits paysans et favorisant la formation des grandes exploitations auxquelles elle compte désormais servir la bassine. Face à cette déferlante, la Confédération paysanne, présente dans la lutte contre les méga-bassines, s’est constituée dès 1987 pour opposer une autre agriculture à l’agro-business.

La question agricole montre à nouveau le mariage qui s’est fait entre la bourgeoisie économique et la bourgeoisie institutionnelle, avec les moyens juridiques qui lui sont propres, que ce soit sous le prétexte de l’aménagement du territoire dans le cas des méga-bassines, ou sous couvert d’une « déclaration d’intérêt public », comme c’était déjà le cas à Notre-Dame-des-Landes (2012) ou à Sivens (2014). L’occupation de ces territoires, sous la forme des ZAD, pointe l’enjeu de la propriété des terres mais aussi, plus largement, de l’ensemble des cadres juridiques qui confèrent à l’Etat-propriétaire le monopole des droits qui découlent de cette propriété.

Finalement, dans une situation de plus en plus instable pour sa domination, peut-être l’écologie n’est-elle qu’une des manières possibles - il en est beaucoup - de dénoncer la prédation, l’exploitation et l’oppression que fait subir la classe dominante à toute la société. Mais l’écosystème et la rupture métabolique engendrée par l’exploitation irrationnelle permettent de faire le portrait d’ensemble de plusieurs siècles d’aberrations liées à la course au profit. Et cela montre que face aux militants et militantes écologistes, c’est un camp dûment constitué d’intérêts économiques et de moyens étatiques qui se dessine. Un camp qui montre aujourd’hui qu’il ne lésinera pas sur le recours aux forces de destruction, puisque c’est même l’essentiel de son fonctionnement.

C’est à constituer tout aussi solidement les intérêts de la classe ouvrière internationale que la lutte écologiste doit conduire si elle veut être efficace.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1cité par J.B.Foster, Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011
MOTS-CLÉS

[Violences policières]   /   [Violence d’État]   /   [Répression policière]   /   [Violence]   /   [Répression]