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Élections américaines

États-Unis. Élection et crise politique dans une Amérique fracturée

Alors que Biden est en ballotage favorable et que le camp de Trump crie à la fraude électorale, de nombreuses manifestations ont lieu pour exiger, selon les affiliations politiques, le dépouillement de toutes les voix ou l’arrêt du décompte. En proie à une polarisation qui s'accélère, les États-Unis sont plongés dans une crise politique profonde, quelque soit le nom du vainqueur de l'élection.

Inès Rossi

5 novembre 2020

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Crédits photo : MANDEL NGAN © 2019 AFP

Au moment où nous écrivons cet article, Joe Biden a déjà récolté 264 grands électeurs. Les votes ne sont pas encore comptabilisés dans tous les États, mais plus que 6 grands électeurs et il aura le nombre de voix nécessaires pour s’assurer la présidence des États-Unis. De son côté, Trump n’en a que 214. Biden est donc en ballotage favorable, avec des scrutins serrés en Géorgie, dans le Nevada et en Pennsylvanie, même si le déroulé général de l’élection ne donne pas à Biden une avance aussi large que ce qu’annonçaient les pronostics.

Trump, sentant venir la défaite, n’a eu de cesse, pendant sa campagne, d’agiter la menace d’une fraude électorale à grande échelle organisée par les Démocrates, grâce au fameux vote par correspondance, plus massif que jamais en ces temps de coronavirus. Préparant le terrain pour une contestation des résultats du scrutin, Trump semble déterminé à ne pas s’avouer vaincu. « Si on compte les votes légaux, je gagne facilement. Si on compte les votes illégaux, ils peuvent essayer de nous voler l’élection », explique Donald Trump lors de sa conférence de presse de jeudi soir, sans avancer l’ombre d’une preuve, même s’il annonce en avoir. Il déclare également entamer des poursuites pour fraude contre les Démocrates.

« LES DÉMOCRATES TENTENT DE TRUQUER LES ÉLECTIONS ! » annonce un mail envoyé par son équipe de campagne à de nombreux Américains. « La Gauche Radicale est prête à tout pour vous priver d’une VICTOIRE DU TICKET TRUMP/PENCE », enchaîne-t-il. « Ne laissez pas cette MAFIA gauchiste saboter nos Élections ». Galvanisés par cette campagne de fake news, des manifestants pro-Trump ont d’ailleurs pris la rue. À Detroit, dans le Michigan, les partisans du président sortant se sont rassemblés devant les bureaux de vote pour exiger l’arrêt du dépouillement, suspecté d’être l’objet de fraudes. A contrario, en Arizona, des manifestants pro-Trump se sont rassemblés, pour certains armé, devant un bureau de vote pour exiger la poursuite du dépouillement. En effet, Biden a été annoncé vainqueur dans cet État, alors que le scrutin est plus serré que ce que prévoyait les première projection.

Des partisans de Biden se sont eux aussi réunis avec le slogan inverse, exigeant que l’on compte tous les votes. Dès la nuit du 4 novembre, de nombreuses manifestations ont spontanément éclaté un peu partout aux États-Unis. À New York, ce sont plusieurs centaines de militants, plus radicaux, qui se sont à leur tour réunis, pour cette fois crier leur ras-le-bol du système électoral anti-démocratique des États-Unis, et leur rejet en bloc des deux partis capitalistes. Cette manifestation a été durement réprimée, et une vingtaine de personnes ont été interpellées.

Pro-dépouillement ou anti-dépouillement, pro-Trump, pro-Biden, ou ni l’un ni l’autre : les États-Unis sont aujourd’hui plongés dans un climat de polarisation politique aiguë qui ne date pas d’hier mais s’est nettement accru pendant le mandat de Trump. Dans l’attente des résultats du scrutin, ces tensions ne peuvent que s’aggraver et le scénario d’une élection de Biden est loin d’être panacée.

Le fait même que Biden n’ait pas une avance considérable sur Trump, même après la gestion catastrophique de la crise du covid par le président sortant, est une source de frustration importante pour toute une partie de sa base électorale la plus progressiste, ayant voté à contre-cœur pour l’ex-vice-président pour faire barrage à Trump. La victoire semblait pourtant facile.

Alors que ces derniers mois ont été marqués par un mouvement social historique contre le racisme et les violences policières, facteur de politisation accélérée pour tout un pan de la base sociale traditionnelle du Parti démocrate, notamment la jeunesse, et par l’émergence de mots d’ordres radicaux tels que l’abolition de la police, Joe Biden, réformiste et droitier, vieux briscard du Sénat dont il a été membre durant près d’un demi siècle, peine à convaincre.

Ce n’était d’ailleurs pas la stratégie du candidat démocrate. Poussé dans ses retranchements par Trump, qui n’a cessé de l’accuser d’avoir fait des concessions à la gauche radicale, incarnée selon lui par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, Joe Biden n’a eu de cesse de rappeler qu’il était un candidat capitalo-compatible, qu’il était contre le Green New Deal, l’abolition de la police, et pour les assurances de santé privées. Il s’est même vanté d’avoir maté l’aile gauche du Parti démocrate, faisant des appels du pied à l’électorat modéré de Donald Trump.

Il a ainsi aliéné une partie de sa base sociale la plus à gauche. Et malgré tous ces efforts, sa victoire éventuelle ne sera pas éclatante et sera sans aucun doute contestée par le camp de Trump. Énorme désillusion parmi son électorat le plus à gauche, qui risque d’encore plus s’éloigner du Parti démocrate et de la politique « électorale » dans son ensemble. Si les Démocrates ont réussi à partiellement la mobiliser pour se débarrasser de Trump, cette avant-garde, qui s’est renforcée pendant le mouvement Black Lives Matter et qui se compose de jeunes et de travailleurs, pourrait être rapidement déçu par la politique d’un Biden président, voire être en rupture avec le parti démocrate. L’idée que des réformes puissent être obtenues en votant pour des candidats progressistes - illusions que l’aile gauche du parti démocrate continue de promouvoir - déjà mise à mal, pourrait donc voler en éclats. L’émergence de cette avant-garde pourrait être le prologue d’un profond processus de recomposition politique important, dans le pays du bipartisme par excellence et un contexte de crise déjà historique concernant la relation du parti avec le mouvement de masse.

La polarisation politique n’est pas en reste à droite, et Trump a bien réussi, lui, à en tirer avantage. De nombreuses personnes appauvries et défavorisées par le néolibéralisme dans les banlieues et les petites villes des États-Unis, ainsi que les membres de la classe ouvrière qui ont vu leurs conditions de vie se détériorer à l’époque d’Obama, ont adopté la variante Trump du populisme de droite, prenant de court l’establishment du Parti républicain. Aujourd’hui, le parti traditionnel du conservatisme américain manque de leadership et de vision stratégique. Il se trouve à la croisée des chemins : se soumettre à son aile la plus à droite ou se recentrer pour "coller un peu plus" aux exigences de l’establishment nord-américain.

Le président sortant a, durant son mandat et sa campagne, tout fait pour radicaliser sa base sociale et s’assurer de son soutien, relayant des théories du complot, refusant de condamner les milices et groupes d’extrême-droite qui revendiquaient sa politique, fustigeant la gauche radicale et les militants antiracistes, etc. Mais si le programme conservateur a un poids important dans le pays, comme le montrent les manifestations contre le confinement qui ont donné à Trump le soutien social nécessaire pour rouvrir l’économie prématurément, une grande partie de la bourgeoisie américaine s’inquiète de cette polarisation qui rend la situation politique instable.

Biden, avec ses appels au calme, son programme libéral, sa capacité à apparaître comme une alternative du "moins pire" jusqu’à des secteur de l’aile plus modérée du Parti républicain et les secteurs les plus progressistes désireux de mettre un terme à la présidence Trump, est apparu comme un pari plus raisonnable pour de larges pans des classes dominantes.

La stratégie de Biden consiste à créer un nouveau centre politique, un nouveau consensus bourgeois qui permettra aux États-Unis de surmonter leur crise externe et interne, mais il semble très peu probable qu’il réussisse, compte tenu des conditions actuelles de crise économique, sociale et sanitaire, tant sur le plan national qu’international .

La crise politique profonde qui frappe les États-Unis n’est pas près de s’arrêter. Du côté de la droite, l’élection de Biden ne mettra pas un terme au trumpisme en tant que phénomène politique ayant irrémédiablement modifié la matrice du Parti républicain. C’est évidemment un des enseignements du scrutin présidentiel, présenté comme un véritable référendum anti-Trump et qui dévoile une Amérique coupée en deux.

Du côté des militants et des électeurs de gauche, que leurs dirigeants plus ou moins radicaux poussent systématiquement dans les bras du Parti démocrate (le fossoyeur des mobilisations), une présidence Biden pourrait accélérer les tendances à la rupture avec ce parti. Biden incarnant déjà une frange de droite parmi les démocrates, risque de se tourner encore plus vers la droite, ayant déjà affirmé vouloir tendre la main aux Républicains. Ainsi, si sur la forme la politique change en interne comme sur la scène internationale, les tendances de fond à la polarisation en interne et à la perte d’hégémonie américaine sur le terrain mondial pourraient bien pousser les démocrates, sur le fond, à faire... du Trump ! Les tendances actuelles aux États-Unis ouvrent un espace pour les révolutionnaires pour la construction d’une organisation des travailleurs, indépendante des deux piliers démocrate et républicain de l’impérialisme américain. Une organisation construite avec l’avant-garde antiraciste, l’avant-garde des travailleurs qui ont fait face à la pandémie, et de nouveaux secteurs qui se radicalisent dans le feu de la crise. S’il émerge des épisodes de lutte des classes sous forme de lutte contre de probables plans d’austérité, ou d’un nouveau réveil du mouvement antiraciste, il revient aux révolutionnaires de déployer un programme à la hauteur de l’enjeu et de proposer une alternative politique, sous la forme d’un parti indépendant, pour et par les travailleurs et tous les opprimés.


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